4. Décrire la guerre
aux XIXe et XXe siècles

L'esthétique réaliste traverse le récit de guerre, qu'il s'agisse de décrire les mouvements de troupes, les lieux dévastés sous l'effet des bombes et des canons, ou encore d'évoquer les tensions qui peuvent exister au moment des combats, les choix difficiles, les sentiments parfois complexes des hommes de troupe, l'individu partagé entre souvenir du temps passé et dureté des confrontations armées. Que le conflit apparaisse au centre d'une œuvre ou à son arrière-plan, que le récit se donne pour fonction d'en établir la chronique ou de convaincre de son inhumanité, le recours au réalisme est fréquent au moment de représenter la guerre. À travers la brève anthologie qui suit, qui conduira le lecteur des guerres de conquête napoléoniennes aux deux guerres mondiales du XXe siècle, on mesurera la diversité des tonalités et des approches dans la manière dont les écrivains, de Stendhal à Aragon, ont mis en scène la guerre.

La Chartreuse de Parme de Stendhal :
être un héros, une tâche ardue

Dans La Chartreuse de Parme (1839), que Zola lui-même considérait « pour le moins autant comme un roman d'aventures que comme une œuvre d'analyse1 », Stendhal met en scène un jeune homme, Fabrice Del Dongo, élevé par sa tante dans le culte de Napoléon Ier. Lorsqu'il apprend que l'Empereur est de retour de l'île d'Elbe, Fabrice rejoint le champ de bataille de Waterloo (1815). Animé d'un désir brûlant de combattre et de rencontrer les grands généraux de l'Empire, il se trouve alors brusquement confronté à la réalité de la guerre. Dans cet extrait, Stendhal rend compte de la réalité d'une bataille, comme en témoignent l'emploi du vocabulaire militaire, la profusion des indications sonores et visuelles et l'apparition de personnages historiques comme le maréchal Ney. Mais il dépeint avec ironie les difficultés de son personnage aux prises avec cette réalité qui lui échappe. L'écart est net entre la référence à cette bataille historique et la perception de Fabrice : la naïveté du personnage, que le narrateur surnomme « notre héros » par antithèse et qui se montre ici particulièrement incompétent face aux événements, est bien souvent comique.

En arrivant sur l'autre rive, Fabrice y avait trouvé les généraux tout seuls ; le bruit du canon lui sembla redoubler ; ce fut à peine s'il entendit le général, par lui si bien mouillé, qui criait à son oreille :

– Où as-tu pris ce cheval ?

Fabrice était tellement troublé qu'il répondit en italien :

– L'ho comprato poco fa. (Je viens de l'acheter à l'instant.)

– Que dis-tu ? lui cria le général.

Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put lui répondre. Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois, la peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop ; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.

– Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l'escorte, et d'abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin, il remarqua qu'en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur ; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore ; ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.

– Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :

– Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?

– Pardi, c'est le maréchal !

– Quel maréchal ?

– Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu'ici ?

Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l'injure ; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskowa, le brave des braves.

Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d'une façon singulière. Le fond des sillons était plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui ; c'étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu'il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.

Ah ! m'y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J'ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. À ce moment, l'escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c'étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d'où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n'y comprenait rien du tout1.

Les Misérables de Victor Hugo :
du tableau à la vision

Dans Les Misérables (1862), Victor Hugo consacre le début de la partie intitulée « Cosette » à l'évocation de la bataille de Waterloo. Tout en proposant une description précise et en inscrivant son récit dans l'histoire de l'Empire, il donne à ce tableau une dimension plus ample, qui touche au mythe. Si les données concrètes relatives au nombre de soldats et à leur armement, décrit avec une grande précision lexicale, relèvent d'une forme de réalisme, le texte apparaît aussi comme une lente montée vers la découverte du sens profond de la bataille : en témoignent la multiplication des hyperboles et le choix des adjectifs à la fin de l'extrait (« redoutable », « épouvantable », « colossal »…). L'auteur opère un véritable travail sur l'image : passant de la réalité de la colonne à l'image de la couleuvre, du monstre, du polype, il transfigure la réalité. En artisan de « la formule lyrique et idéaliste2 », pour reprendre une expression de Zola, Hugo fait de cette peinture une véritable vision.

Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d'un quart de lieue. C'étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons, et ils avaient derrière eux, pour les appuyer, la division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d'élite, les chasseurs de la Garde, onze cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les lanciers de la Garde, huit cent quatre-vingts lances. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets d'arçon dans les fontes et le long sabre-épée. Le matin toute l'armée les avait admirés quand, à neuf heures, les clairons sonnant, toutes les musiques chantant Veillons au salut de l'Empire, ils étaient venus, colonne épaisse, une de leurs batteries à leur flanc, l'autre à leur centre se déployer sur deux rangs entre la chaussée de Genappe et Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante deuxième ligne si savamment composée par Napoléon, laquelle ayant à son extrémité de droite les cuirassiers de Milhaud, avait pour ainsi dire deux ailes de fer.

L'aide de camp Bernard leur porta l'ordre de l'Empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons énormes s'ébranlèrent.

Alors on vit un spectacle formidable.

Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonne par division, descendit, d'un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d'un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s'enfonça dans le fond redoutable où tant d'hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l'autre côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l'épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie et de l'artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux colonnes ; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin s'allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d'acier. Cela traversa la bataille comme un prodige.

Rien de semblable ne s'était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse cavalerie ; Murat y manquait, mais Ney s'y retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue monstre et n'eût qu'une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et terrible ; là-dessus les cuirasses, comme les écailles sur l'hydre1.

« Le Porte-drapeau » d'Alphonse Daudet : le chant du sacrifice

Dès la fin de la guerre de 1870, Alphonse Daudet a rapidement ressenti le besoin de souligner combien avait été forte, chez les soldats français, la résistance à l'ennemi. Mû par le désir de redonner espoir tout en soulignant le caractère parfois dérisoire des situations désespérées, il rappelle dans ses Contes du lundi les valeurs importantes qui fondent le patriotisme2. En témoigne cet extrait du conte intitulé « Le Porte-drapeau » (1873). Au beau milieu des combats de 1870, le sergent Hornus s'est engagé à préserver le drapeau français coûte que coûte. La ville de Metz est tombée. Il faut rendre les drapeaux à l'ennemi afin de reconnaître sa propre défaite. Dans ce passage qui marque la fin du conte, Daudet laisse s'exprimer tout le lyrisme patriotique qu'ont vertement critiqué les six de Médan. Au lyrisme succède le pathétique au moment où s'achève le destin de son personnage.

Les portes de l'Arsenal étaient toutes grandes ouvertes pour laisser passer les fourgons prussiens qui attendaient rangés dans la cour. Hornus en entrant eut un frisson. Tous les autres porte-drapeaux étaient là, cinquante ou soixante officiers, navrés, silencieux ; et ces voitures sombres sous la pluie, ces hommes groupés derrière, la tête nue : on aurait dit un enterrement.

Dans un coin tous les drapeaux de l'armée de Bazaine s'entassaient, confondus sur le pavé boueux. Rien n'était plus triste que ces lambeaux de soie voyante, ces débris de franges d'or et de hampes ouvragées, tout cet attirail glorieux jeté par terre, souillé de pluie et de boue. Un officier d'administration les prenait un par un, et à l'appel de son régiment, chaque porte-enseigne s'avançait pour chercher un reçu. Raides, impassibles, deux officiers prussiens surveillaient le chargement.

Et vous vous en alliez ainsi, ô saintes loques glorieuses, déployant vos déchirures, balayant le pavé tristement comme des oiseaux aux ailes cassées ! Vous vous en alliez avec la honte des belles choses souillées, et chacune de vous emportait un peu de la France. Le soleil des longues marches restait entre vos plis passés. Dans les marques des balles vous gardiez le souvenir des morts inconnus, tombés au hasard sous l'étendard visé…

« Hornus, c'est à toi… On t'appelle… va chercher ton reçu… »

Il s'agissait bien de reçu !

Le drapeau était là, devant lui. C'était bien le sien, le plus beau, le plus mutilé de tous… Et en le revoyant il croyait être encore là-haut sur le talus. Il entendait chanter les balles, les gamelles fracassées et la voix du colonel : « Au drapeau, mes enfants !... » Puis ses vingt-deux camarades par terre, et lui vingt-troisième se précipitant à son tour pour relever, soutenir le pauvre drapeau qui chancelait faute de bras. Ah ! ce jour-là il avait juré de le défendre, de le garder jusqu'à la mort. Et maintenant…

De penser à cela, tout le sang de son cœur lui sauta à la tête. Ivre, éperdu, il s'élança sur l'officier prussien, lui arracha son enseigne bien-aimée qu'il saisit à pleines mains ; puis il essaya de l'élever encore, bien haut, bien droit en criant : « Au dra… » mais sa voix s'arrêta au fond de sa gorge. Il sentit la hampe trembler, glisser entre ses mains. Dans cet air las, cet air de mort qui pèse si lourdement sur les villes rendues, les drapeaux ne pouvaient plus flotter, rien de fier ne pouvait plus vivre… Et le vieil Hornus tomba foudroyé1.

Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline : le sens de l'apocalypse

Dans ce roman qui fit grand bruit lors de sa parution en 1932, Louis-Ferdinand Céline dépeint un personnage, Ferdinand Bardamu, qui, en 1914, décide par excès d'héroïsme de s'engager dans la guerre contre les Allemands, avant de découvrir la réalité du front et l'horreur de la guerre. Le monstre, chez Céline, c'est l'homme, l'officier sans l'once d'une humanité. Le récit à la première personne frappe par sa violence verbale et par la puissance de ses formules. La désarticulation de la phrase, calque fidèle de la pensée désorientée, souligne l'errance et l'égarement du personnage. Sur le ton du sarcasme et de la diatribe, Céline engage le lecteur dans une vision tragique de la Première Guerre mondiale. Au tout début de Voyage au bout de la nuit, Bardamu rejoint son corps d'armée. Les premiers combats ont lieu : tandis que son colonel brave le danger, il reste pétrifié.

Le colonel, c'était donc un monstre ! À présent, j'en étais assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas ! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment… Pourquoi s'arrêteraient-ils ? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.

Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.

On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d'entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? À présent, j'étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c'était arrivé1.