§ 26. Analytique du « je peux ». Le pouvoir-se-mouvoir comme condition du pouvoir-toucher et de tout pouvoir attribué au corps. Condillac et Maine de Biran.

Il s’agit maintenant d’apercevoir tout ce que cette phénoménologie de la chair comme pièce essentielle d’une phénoménologie de la Vie permet encore de comprendre concernant la chair elle-même d’une part, son rapport au corps d’autre part. Il se trouve précisément que ce rapport de la chair au corps n’est intelligible qu’à partir de la chair et non à partir du corps. C’est ici que la seconde voie – l’interprétation de la chair à partir de l’apparaître de la Vie – affirme son primat sur la première, qui s’en tient à l’apparaître du monde. Que ce primat soit décisif ne résulte pas seulement de l’impossibilité de comprendre la chair à partir du corps mondain. Ce qui est établi à l’encontre des interprétations traditionnelles, y compris celle de la phénoménologie contemporaine, c’est que le corps mondain n’est possible qu’une fois présupposée une chair d’ores et déjà révélée à soi-même comme chair vivante dans l’auto-révélation pathétique de la vie. C’est donc bien un autre mode de donation que celui du monde dont la pensée est ici exigée, si quelque chose comme une chair, comme notre chair, ne peut demeurer à l’état de présupposition infondée.

Posons de nouveau le regard sur le corps transcendantal qui nous ouvre au monde, qui sent le corps senti en se rapportant intentionnellement à lui de manière à pouvoir le voir, l’entendre, le toucher… – le sentir en général étant identifié à ce rapport intentionnel, aux sens ek-statiques en tant que « sens du lointain ». Examinons avec plus d’attention le chiasme touchant/touché sur lequel on croit pouvoir lire la structure de notre chair originelle. Au lieu de poser cette structure comme une totalité auto-suffisante, interrogeons plus avant chacun des termes qu’elle met en jeu. Nous savons que la possibilité du touchant ne s’épuise nullement dans son rapport intentionnel au touché. C’est précisément de la possibilité phénoménologique radicale de l’intentionnalité qu’il s’agit – cette possibilité dont l’intentionnalité elle-même ne rend jamais compte parce qu’elle réside dans une essence foncièrement étrangère à la sienne : son auto-affection pathétique dans la vie. C’est cette possibilité originaire et fondamentale qui est escamotée quand le touchant n’est plus considéré que dans son rapport à ce qu’il touche, quand le chiasme est élevé à l’absolu.

Il y a plus. Se comporter à la manière d’un « touchant », « toucher » au sens d’un acte qui touche, n’a rien à voir précisément avec un « comportement », une facticité quelconque, fût-elle active au lieu d’être passive. Toucher au sens d’une action effective relève nécessairement d’un pouvoir, un pouvoir-toucher dont le « touchant », le fait de toucher, n’est que la mise en œuvre, une actualisation. Mais ce pouvoir-toucher n’est pas à son tour une simple facticité, la qualité en quelque sorte d’un être pourvu d’une telle propriété. Pouvoir-toucher signifie se trouver en possession d’un tel pouvoir, être préalablement placé en lui, coïncider avec lui, s’identifier à lui et, de cette façon et de cette façon seulement, pouvoir ce qu’il peut. Tout pouvoir relève d’une immanence essentielle, c’est dans cette immanence qu’il déploie sa force, qu’il est un pouvoir effectif, non le simple concept d’un pouvoir.

Où, comment s’accomplit cette immanence à soi de tout pouvoir ? Dans la Vie, de la façon dont la Vie vient pathétiquement en soi. La possibilité de tout pouvoir est sa venue en soi-même sous la forme d’une chair. Si la corporéité est l’ensemble de nos pouvoirs, c’est dans la chair, comme chair, que cette corporéité est possible. La chair ne résulte pas du chiasme touchant/touché et ne peut être décrite correctement par lui. La chair vient avant le chiasme comme la condition du pouvoir-toucher et ainsi du touchant en tant que tel. Elle vient avant le pouvoir-toucher lui-même comme ce qui installe ce pouvoir en soi-même, faisant de lui un pouvoir effectif. Mais, nous l’avons vu et nous y reviendrons, la chair ne vient en soi que dans la venue en soi de la Vie absolue, dans l’Archi-Chair d’un Archi-Pouvoir.

L’immanence de la Vie en tout pouvoir, faisant de la corporéité originaire en laquelle ces pouvoirs sont rassemblés une corporéité charnelle, ressort avec plus d’évidence si, parmi tous ces pouvoirs, on en retient un auquel il n’a été fait qu’une brève allusion. Car le toucher ne porte pas seulement en lui un pouvoir-toucher dont la possibilité phénoménologique réside en sa chair, un autre pouvoir l’habite qui doit être analysé en son propre. Il s’agit du pouvoir de se mouvoir en lequel le pouvoir-toucher se meut lui-même de façon à pouvoir toucher tout ce qu’il est en mesure de toucher. Aussi longtemps que le pouvoir-toucher n’est considéré que dans sa relation à ce qu’il permet de toucher, l’immanence charnelle qui le met préalablement en possession de soi est facilement occultée. Cet escamotage de la condition charnelle de tout pouvoir n’est plus possible si le pouvoir-se-mouvoir ne se rapporte originairement et en soi à aucun corrélat intentionnel, s’il demeure intérieur au pouvoir-toucher, appartenant comme lui à l’immanence charnelle en laquelle il puise sa force. Séparée de ce pouvoir originaire de se mouvoir soi-même au sens de ce qui meut et de ce qui est mû indissolublement, incapable donc de se mouvoir, le pouvoir-toucher ne toucherait quasiment plus rien – tels ces hauts personnages invités à quelque chasse officielle et qui, installés sur leur fauteuil, ne tirent qu’un gibier poussé devant eux par des rabatteurs diligents.

La mise en évidence du pouvoir-se-mouvoir immanent au pouvoir-toucher et sans lequel celui-ci serait démis de tout pouvoir, tel fut l’acquis vite oublié d’une séquence aussi brève que décisive de la pensée moderne. Il s’agit de la critique adressée par Maine de Biran à Condillac. L’un des premiers, celui-ci posa explicitement la question de la connaissance du corps propre. Pour la résoudre, il procéda à une série de réductions phénoménologiques des plus remarquables. Il réduisit d’abord notre subjectivité à elle-même et à ses impressions pures. Cette subjectivité impressionnelle réduite, Condillac l’appelle une statue. Les impressions qu’elle éprouve nous viennent de ses sens, du monde, mais – c’est la première réduction – elle n’en sait rien, se bornant à les éprouver telles qu’elle les éprouve et n’étant rien d’autre. « Si nous lui présentons une rose, elle sera par rapport à nous une statue qui sent une rose : mais par rapport à elle, elle ne sera que l’odeur même de cette fleur. Elle sera donc odeur de rose, d’œillet, de jasmin, de violette […]. En un mot, les odeurs ne sont à son égard que ses propres modifications ou manières d’être ; et elle ne saurait se croire autre chose, puisque ce sont les seules sensations dont elle est susceptible8. »

À la subjectivité impressionnelle pure réduite à ses impressions olfactives, on a laissé toutefois – mais elle n’en sait rien – le sens de l’odorat. Condillac procède alors à une nouvelle série de réductions phénoménologiques entrecroisées qui envisagent tour à tour la statue « bornée » aux impressions correspondant à chacun des sens considéré isolément, puis aux associations de plusieurs sens, selon les diverses combinaisons concevables (goût joint à l’ouïe, à l’odorat, vue jointe à l’odorat…). En toutes ces situations phénoménologiques librement imaginées par la mise en œuvre d’une véritable « analyse éidétique », la subjectivité impressionnelle réduite à ses impressions pures ne peut, en dépit de la diversité de celles-ci, se faire la moindre idée d’un corps extérieur. D’où la question de Condillac : comment passons-nous de nos sensations à la connaissance des corps – qu’il s’agisse d’un corps extérieur quelconque ou du nôtre ?

En homme du XVIIIe siècle, Condillac confie à la « nature », qui n’est ici qu’un autre nom de la vie9, le soin de résoudre le problème. Les impressions n’étant pas indifférentes – les unes de plaisir, les autres désagréables –, des mouvements se font spontanément dans la statue, par lesquels elle se livre à la sensation dont elle jouit et refuse celle qui la blesse. Au cours de ces mouvements plus ou moins désordonnés et « mécaniques » (toujours au sens du XVIIIe siècle, de mouvements accomplis spontanément en l’absence de toute pensée réfléchie), il advient que la statue porte la main sur son propre corps : elle éprouve alors une sensation de solidité. À la différence des autres sensations que la statue aperçoit comme ses propres modifications et où « elle ne trouve qu’elle », la sensation de solidité lui donne l’idée de l’impénétrabilité du corps qu’elle touche, elle le perçoit alors comme un corps différent. Ainsi s’opère une première distinction entre la subjectivité pure de la statue et la réalité des corps qui lui sont extérieurs.

Or, tandis que se déroule l’expérience par le toucher d’un corps situé au delà de la sensation pure, un second clivage décisif va se produire selon que le corps touché appartient ou non à la statue. Lorsque la main de la statue rencontre son propre corps, touche par exemple sa poitrine, la sensation de solidité que main et poitrine « se renvoient mutuellement […] les met nécessairement l’une hors de l’autre ». Au moment même cependant où la statue distingue la poitrine de sa main, elle « retrouvera son moi dans l’une et dans l’autre, parce qu’elle se sent également en toutes deux ». Semblable rapport, en lequel la main de la statue se distingue de sa poitrine tout en se retrouvant en elle, vaut évidemment pour chacune des parties du corps propre sur laquelle elle se porte.

Supposons maintenant que la main rencontre un corps étranger, le moi qui habite la main et se sent modifié dans la sensation de solidité qu’elle éprouve au contact d’un tel corps ne s’éprouve pas et ne se retrouve pas en ce dernier, il « ne se sent pas modifié en lui ». Ou, comme dit encore Condillac, « le moi qui se répondait, cesse de se répondre ». Ainsi s’opère la seconde différenciation dont nous parlons, la séparation décisive entre le corps propre et le corps étranger. Condillac l’exprime dans un texte d’une rare densité : « Quand plusieurs sensations distinctes et co-existantes sont circonscrites par le toucher dans des bornes où le moi se répond à lui-même, elle [la statue] prend connaissance de son corps ; quand plusieurs sensations distinctes et co-existantes sont circonscrites par le toucher dans des bornes où le moi ne se répond pas, elle a l’idée d’un corps différent du sien. Dans le premier cas, ses sensations continuent d’être des qualités à elle ; dans le second, elles deviennent les qualités d’un objet tout différent. »

Si remarquable que soit ici la problématique condillacienne du Traité, elle présente, du point de vue phénoménologique, un certain nombre d’incertitudes qu’il convient de relever. N’est-il pas étrange d’appeler la subjectivité pure une statue, l’identifiant ainsi à un corps objectif étranger dont il s’agit précisément de fonder la connaissance ? C’est sans doute pour signifier l’absence de tout rapport à une extériorité quelconque que l’image de la statue a été choisie. « Nous supposâmes […] que l’extérieur tout de marbre ne lui permettrait l’usage d’aucun de ses sens » (Traité, respectivement p. 104, 105, 106, 11). La statue isolée du monde est une figure de la réduction phénoménologique, elle délimite une sphère d’immanence absolue où l’on s’en tient aux impressions telles qu’elles s’éprouvent elles-mêmes, indépendamment de toute idée ou de toute interprétation venue d’ailleurs. Toutefois une première et grave difficulté se lève : lorsque le plaisir ou le désagrément des sensations éprouvées suscitent les mouvements spontanés destinés à produire la venue des premières et le rejet des secondes, où réside la possibilité d’accomplir de tels mouvements ? Dans les impressions elles-mêmes ? Il faudrait le montrer, ce qui ne semble guère possible aussi longtemps que les sensations sont considérées comme des données psychologiques, des modalités passives de notre âme dans la venue desquelles celle-ci n’est pour rien.

Or l’ébranlement de la sphère passive des impressions subjectives par le surgissement en elle des mouvements spontanés se révèle décisif. D’une part, ces mouvements assurent l’équilibre intérieur et toute l’économie affective de la statue, garantissant son plaisir, lui épargnant le poids de douleurs intolérables. Mais ce sont eux, d’autre part, qui doivent expliquer le passage des sensations subjectives à la connaissance des corps extérieurs – résoudre le problème de la connaissance dans la problématique du Traité. Comment alors ne pas apercevoir en celle-ci ses apories ou ses lacunes béantes ?

La statue n’était qu’une figure de la subjectivité pure. Mais voici qu’elle agit. Ses mouvements sont devenus ceux de sa main, d’un organe objectif se portant sur d’autres corps objectifs extérieurs, les touchant, éprouvant dans ce contact une série de sensations. Le mouvement qui prenait naissance dans la sphère des sensations, produit par celles-ci en quelque sorte, c’est lui maintenant qui les produit, qui les éveille au fur et à mesure que, mue par lui, la main touche les corps qu’elle rencontre et en parcourt les formes. Apparu dans la sphère de la subjectivité pure réduite, le mouvement devrait être subjectif comme elle, en un sens radical. Devenu le mouvement d’un organe objectif, la main, il devrait être objectif comme elle. C’est de cette façon-là seulement d’ailleurs qu’il pourrait remplir le rôle que Condillac lui confie : mettre en contact la main avec les corps extérieurs, susciter dans ce contact des sensations de solidité – ces sensations dont il attend qu’elles donnent à la statue l’idée d’un corps impénétrable, extérieur à elle. La sensation de solidité qui doit produire l’idée de l’extériorité repose sur celle-ci, sur l’extériorité préalable d’une main objective en contact objectif avec des corps objectifs.

Comment le mouvement subjectif né dans la subjectivité impressionnelle réduite se rapporte-t-il au déplacement objectif de la main ? Comment sommes-nous en mesure de les mettre en œuvre l’un et l’autre ? Et d’abord le premier, le mouvement subjectif, puisque c’est lui qui meut la main de la statue, qui la déplace ? La présupposition impensée de toute l’analyse de Condillac se découvre à nous. Le déplacement de la main sur les différentes parties du corps nous révèle à travers la sensation de solidité la réalité de ce corps et de ses formes. Mais notre corporéité originaire n’est pas ce corps dont les parties sont circonscrites par le déplacement sur elles de notre main, c’est cette main elle-même en tant qu’elle se déplace sur notre propre corps pour le toucher et en délimiter les contours. D’où les deux questions abyssales sur lesquelles est venue se briser la problématique de Condillac. La main est l’instrument de notre connaissance du corps « mais, demande Maine de Biran, cet instrument, comment est-il connu d’abord ? » De façon à pouvoir être mû et dirigé comme il convient : « Comment un organe mobile quelconque a-t-il été constamment dirigé sans être connu10 ? »

Élucidation radicale de cette double présupposition, la phénoménologie de la Vie nous permet de présenter une critique systématique qui, au delà de la pensée de Condillac, concerne toutes les théories mondaines du corps. Les remarques qui suivent ont donc une portée générale.

Considérée comme un organe objectif, partie du corps mondain, la main est incapable de toucher et de sentir quoi que ce soit, pas plus l’« autre main » qu’une autre partie du corps ou qu’un corps quelconque. Toucher et sentir, seul le peut le pouvoir subjectif de toucher. D’une part, celui-ci se rapporte intentionnellement à ce qu’il touche. D’autre part, ce rapport intentionnel n’est possible que donné à lui-même dans l’auto-donation pathétique de la Vie. C’est seulement de la sorte, mis préalablement en lui-même et ainsi en possession de lui-même, qu’il est capable, dans la Vie et en tant que pouvoir vivant, de se déployer et d’agir, de toucher ce qui n’est jamais touché que par lui, par un pouvoir tel que lui.

Mais, disions-nous, dans ce rapport intentionnel à ce qu’il touche, le pouvoir-toucher n’est pour ainsi dire jamais aperçu dans ce qui fait de lui un pouvoir, dans cette immanence pathétique à soi hors de laquelle aucun pouvoir n’est possible. Dans cette immanence radicale de la Vie, mis par elle en possession du soi, le pouvoir-toucher ne puise pas seulement la possibilité de son propre pouvoir, c’est en elle aussi et d’abord que réside le pouvoir de se mouvoir indépendamment duquel, incapable de se mouvoir, le pouvoir-toucher serait impuissant. Parce qu’il se tient dans la Vie, le « se mouvoir » du pouvoir-toucher est un mouvement immanent – il est le mouvement qui demeure en soi dans son mouvement même et s’emporte soi-même avec soi, qui se meut lui-même en lui-même –, l’auto-mouvement qui ne se sépare pas de soi et ne se quitte pas lui-même, ne laissant aucune parcelle de lui-même se détacher de lui, se perdre hors de lui, dans une extériorité quelconque, dans l’extériorité du monde. C’est ainsi que, dans le dépassement intentionnel du toucher vers ce qu’il touche, l’intentionnalité de ce dépassement ne se tient jamais ailleurs que là où elle est donnée à soi dans l’auto-donation de la vie.

Affirmons-le sur un plan très général. Ce que la philosophie appelle un procès d’objectivation, et qui joue un si grand rôle dans nombre de ses développements, n’est jamais possible au sens où elle l’entend. Qu’il s’agisse de l’« Esprit », de la « Raison », de la subjectivité, de la conscience ou de toute autre instance fondatrice, ce procès d’objectivation est interprété comme si le pouvoir qui opère l’objectivation s’objectivait lui-même en celle-ci, se posant lui-même devant lui, devenant ainsi lui-même l’autre, l’extérieur, le différent – l’« en-face » ou l’« ob-jet ». Que rien de tel n’advienne jamais, que jamais l’objectivation ne soit une auto-objectivation, c’est ce que l’analyse de l’activité corporelle la plus simple et la plus concrète suffit à établir. L’« objectivation » qui s’effectue en chacun de nos sens tandis que la vue se porte au loin, que le toucher touche un objet, que l’odorat respire le parfum d’une fleur, que l’audition perçoit un son qui résonne dans le monde, cette objectivation signifie chaque fois la venue au dehors d’un dehors, le dépassement d’une intentionnalité se levant vers ses horizons de transcendance. Mais ce mouvement de dépassement demeure en soi et se meut en soi-même, il est l’auto-mouvement de la Vie qui s’emporte avec soi dans l’auto-affection pathétique de sa chair indéchirable.

Ici se présente à nous une connexion décisive entre Affectivité et Pouvoir. S’il n’y a de pouvoir que donné à soi dans l’auto-donation pathétique de la Vie, alors tout pouvoir est affectif non par l’effet de circonstances qui seraient étrangères à sa propre essence mais parce que celle-ci réside dans cette auto-affection pathétique qui, l’installant en lui-même, lui donne la possibilité de s’exercer – d’être ce pouvoir qu’il est. Ainsi règne en tout pouvoir de notre corps le pouvoir préalable d’une Affectivité transcendantale, ce pouvoir de l’Affectivité de se donner à soi et ainsi de donner à soi tout ce qui ne se donne à soi qu’en elle – en elle qui est l’essence de la Vie. Renvoyant au pouvoir de l’Affectivité qui place toute prestation corporelle en elle-même, celle-ci n’est donc possible qu’appuyée sur ce fondement ; toute force est en elle-même pathétique, et c’est ce qu’exprime au fond, sans le savoir, le concept de pulsion.

Or, dans l’immanence pathétique de tout pouvoir, il y a ceci qu’il n’est pas seulement donné à soi et comme tel susceptible d’agir. Parce qu’en une telle immanence rien ne s’en va hors de soi ni ne diffère de soi, le pouvoir situé en elle n’est pas seulement donné à lui-même, mais constamment donné, sans discontinuité aucune. Bien plus : il n’est pas seulement continûment donné, mais il ne se peut faire qu’il ne le soit pas ou qu’il ne le soit plus. De là résulte un des traits les plus remarquables de notre corporéité originelle, en laquelle se rassemblent et s’unissent l’ensemble des pouvoirs qui la composent. Auto-donation pathétique de chacun d’entre eux, elle est proprement leur chair à chacun. Et c’est ainsi que, située en lui comme sa possibilité la plus intérieure, elle peut le mettre en œuvre quand elle le veut. Or cette possibilité n’est pas abstraite. Parce qu’elle est une chair, et ainsi toujours déterminée pathétiquement, c’est cette détermination pathétique intérieure à chacun de nos pouvoirs qui le met en jeu. Ici se reconnaît aisément et devient intelligible la présupposition infondée de toute l’analyse condillacienne : l’origine de tous les mouvements de la statue dans sa subjectivité impressionnelle pure selon le jeu de ses impressions.

Du même coup, c’est la seconde présupposition infondée de l’analyse condillacienne qui devient elle aussi transparente. Maine de Biran demandait à Condillac comment un organe mobile peut être constamment dirigé sans être connu. Seule la présupposition phénoménologique initialement assumée par Condillac, mais vite perdue – la réduction à une subjectivité impressionnelle radicalement immanente –, permet de poser le problème de façon à écarter l’aporie. L’« organe mobile » qui doit être constamment dirigé et connu n’est précisément pas la main en tant que partie objective de notre corps objectif – pas plus que son mouvement n’est un déplacement objectif dans l’espace. Décrite en sa subjectivité pure et réduite à celle-ci, la « main » n’est autre que le pouvoir subjectif de toucher et de prendre, ce pouvoir donné à lui-même et mis en possession de lui-même dans l’auto-donation pathétique de la Vie – dans la chair de notre corporéité originelle. L’être-en-possession-de-soi d’un tel pouvoir n’est donc pas différent de son être-connu, de cette auto-donation pathétique dont nous parlons. La chair enferme en elle à la fois la possibilité d’agir de chacun de nos pouvoirs et sa révélation, en elle s’accomplit conjointement l’effectuation phénoménologique de l’une comme de l’autre. De même en est-il pour le mouvement de cet « organe mobile » qu’est la « main » de la « statue » : le « se mouvoir » de ce pouvoir subjectif de préhension est le mouvement se mouvant en soi-même et demeurant en possession de soi dans l’immanence de notre corporéité originaire – l’auto-mouvement de la Vie en son auto-révélation charnelle.

« Je peux » ne signifie pas que maintenant je suis en mesure de faire tel mouvement. La réalité d’un mouvement ne s’épuise pas dans son effectuation phénoménologique singulière : elle réside dans le pouvoir de l’accomplir. Ce pouvoir à son tour ne se réduit pas à la somme de ses actualisations potentielles. C’est une possibilité principielle et apriorique qui domine toutes ses « actualisations », qui domine passé, présent et futur et qui ne peut m’être ôtée, celle de déployer tous les pouvoirs de mon corps. Tous ces pouvoirs sont indéfiniment répétables. Tous, parce qu’il n’en est aucun qui ne demeure en possession de lui-même dans l’auto-donation de la Vie. Aucun qui ne m’appartienne parce que, dans l’auto-donation qui le donne à lui-même, l’ipséité de ce Soi singulier que je suis s’est déjà édifiée en sorte qu’il n’est donné qu’en moi, comme un pouvoir qui est le mien. En sorte que tous ces pouvoirs sont en moi comme un seul corps, c’est-à-dire une seule chair – en moi qui ai le pouvoir de les exercer tous pour autant que c’est en moi, révélé à soi dans ma propre chair, que chacun d’eux se trouve disposé à agir. C’est ainsi que je les connais avant toute pensée et indépendamment d’elle, avant tout monde concevable, là où j’adviens à moi-même et de la façon dont j’adviens à moi-même. C’est ainsi que j’agis : dans l’immanence pathétique de ma chair.

§ 27. La chair, mémoire immémoriale du monde.

Cette immanence en ma chair de tous ses pouvoirs fait de celle-ci le lieu d’une mémoire originelle. Que l’homme soit mémoire veut dire dans la pensée classique que la mémoire est une pensée, la capacité de la conscience de se représenter des événements ou des sentiments disparus. C’est donc la représentation, une intentionnalité qui nous les donne en leur conférant cette signification d’être passés. Si j’ai placé autrefois sur ma table de travail une statuette offerte en cadeau et s’il m’arrive, pour en éprouver à nouveau la beauté, de la prendre entre mes mains, je puis me représenter chacun de ces actes, certains d’entre eux du moins s’ils se détachent sur le cours uniforme du temps. Cette mémoire, avec sa clarté et ses lacunes, en cache une autre, plus profonde. C’est la mémoire d’un corps qui se souvient chaque fois de la manière de prendre la statuette, de se mouvoir vers elle pour s’en saisir. Ce mouvement n’est pas le déplacement d’un organe objectif, il n’est donné à aucun « souvenir » à proprement parler, à aucune représentation, à aucune pensée : c’est l’auto-mouvement d’un pouvoir de préhension révélé à soi dans l’auto-donation pathétique de ma corporéité originaire. Ainsi le porte-t-elle et le garde-t-elle dans sa chair à titre de possibilité principielle dont elle n’est jamais séparée, dont elle ne perd jamais la mémoire, n’étant autre que celle-ci.

Ce déplacement de la mémoire du domaine de la pensée à celui de la chair, cette mémoire corporelle dont Maine de Biran eut l’intuition inouïe, se dédouble selon qu’on la considère à l’œuvre dans les prestations de nos sens ou dans son immanence, avant toute intervention de l’intentionnalité. Dans le premier cas, celui du toucher par exemple, chaque mouvement qui m’a joint à un corps particulier, qui en a suivi les contours et épousé les formes, me procurant ainsi, dans son mouvement et par lui uniquement, l’occasion de le connaître, ce même mouvement en se répétant, en s’appliquant au même solide, à ses formes et à ses diverses qualités, me permettra de le reconnaître, sans que cette reconnaissance ait d’autre condition que ce mouvement lui-même, lequel en sera désormais « le signe ». « Il y aura donc une véritable mémoire des formes tangibles11. »

De cette mémoire inscrite dans ma corporéité originaire comme la possibilité principielle de déployer chacun de ses pouvoirs découle un trait décisif du monde des choses auxquelles ceux-ci nous conduisent. Parce que, constamment donné à soi dans ma chair, chacun de ces pouvoirs est indéfiniment reproductible, l’accès au monde sensible qu’il ménage est un a priori. Les choses du monde ne sont jamais présentes à notre corps dans une expérience qui porterait en elle ce caractère de devoir être unique, toujours elles s’offrent à nous comme ce qu’on verra deux fois, comme ce solide dont toujours de nouveau on pourra parcourir les formes, qu’on retrouvera telles qu’elles sont, dont on gardera la mémoire – cette mémoire qui n’est autre que la possibilité consubstantielle à ma chair de se mouvoir jusqu’à elles. Si le monde ne cède nulle part, si la trame du sensible est continue, sans défaut ni lacune et ne se déchire en aucun point, si chaque fibre ou chaque grain qui la compose est indéfiniment évocable, c’est parce que chacun des pouvoirs qui me portent jusqu’à eux est celui d’une chair que rien ne sépare de soi, toujours présente à soi dans sa mémoire sans écart, sans pensée, sans passé, sans mémoire – dans sa mémoire immémoriale. C’est ma chair qui est indéchirable.

L’unité du monde est donc une unité immanente, c’est dans la parousie de ma chair qu’elle se tient. Que l’expérience du monde aperçue selon le trait décisif de son itération indéfinie demande sa possibilité dernière à une conscience sans monde, à une chair acosmique, cette vérité sans âge brille dans un passage de l’Essai de Maine de Biran, qui reconduit l’analyse condillacienne à sa présupposition phénoménologique initiale impensée : « Tous les mouvements exécutés par la main, toutes les positions qu’elle a prises en parcourant le solide, peuvent être répétés volontairement en l’absence de ce solide » (ibid., souligné par nous).

De cette mémoire immémoriale d’une chair qui garde en elle tous ses pouvoirs, il convient de distinguer la mémoire au sens ordinaire, qui consiste dans la capacité de former des représentations de ces pouvoirs aussi bien que des choses auxquelles ils nous unissent. Parce qu’une relation de dépendance s’établit entre les secondes et les premiers, le souvenir des choses est invinciblement lié pour nous à celui des cheminements qui nous ont conduit à elles, au souvenir de nos efforts pour les prendre ou les écarter, ou les soulever, en modifier les formes, les travailler de quelque manière. Et ce souvenir n’est lui-même que le libre éveil à la pensée de possibilités que nous disons sommeillantes en celle-ci, mais qui sont d’un tout autre ordre, étrangères à la pensée à vrai dire, à toute représentation, à tout souvenir – qui sont les pouvoirs immémoriaux de ma chair pathétique. « Le souvenir d’un acte, dit Maine de Biran dans un texte d’une profondeur infinie, renferme le sentiment de la puissance de le répéter » (ibid., p. 605, note).

§ 28. La chair, lieu de donation d’un corps inconnu – donné avant la sensation et avant le monde. Structuration et propriétés du « corps organique ».

Si l’unité du monde renvoie à la possibilité fondamentale inscrite en ma chair d’accomplir tous les mouvements dont je suis capable, sur quoi donc agissent ces derniers ? Notre première réponse est que ces mouvements agissent sur eux-mêmes. Ce ne sont pas des mouvements dont il n’y aurait qu’à constater naïvement le déroulement, mais chacun d’eux est un auto-mouvement, placé en lui-même dans notre chair et susceptible de cette façon de s’exercer à tout moment. Quand ce mouvement n’est plus considéré dans l’immanence de sa possibilité dernière, quand, mémoire des formes tangibles des choses par exemple, il nous donne celles-ci, comment les donne-t-il ? Dans son mouvement et par lui, certes. Mais ce mouvement ne nous livre-t-il pas maintenant autre chose que lui-même ? Comment le fait-il, comment agit-il sur ce qu’il nous donne d’autre que lui ?

La question dévoile son urgence et son acuité si l’on y reconnaît l’aporie sur laquelle sont venues échouer la plupart des théories de l’action humaine : comment une instance subjective et comme telle inétendue (« âme », « conscience », « psyché » ou tout autre nom qu’on voudra lui donner) pourrait-elle bien agir sur un corps étendu, le mettre en mouvement ? La contradiction massive de la « glande pinéale » de Descartes une fois reconnue, les grands cartésiens ne purent que fuir l’aporie, confier à des constructions spéculatives gratuites – occasionnalisme de Malebranche, parallélisme de Spinoza, harmonie préétablie de Leibniz – la possibilité de cette action de l’âme sur le corps sans pouvoir la fonder d’aucune façon – sans se demander si la correspondance supposée entre la série subjective des volitions et des désirs d’une part, celle des processus matériels étendus de l’autre, a seulement un sens.

Le génie de Maine de Biran fut de radicaliser la réduction phénoménologique initiale de Condillac, de ne jamais se placer hors de la statue pour décrire de l’extérieur les mouvements de sa main, devenus les déplacements objectifs d’un organe mobile sur des corps situés dans l’espace du monde. Il comprit que c’est la position cartésienne de la question qui la rend insoluble, que cette question est une fausse question, que l’âme n’agit pas sur le corps étendu. C’est à l’intérieur du mouvement s’éprouvant soi-même et se mouvant en soi-même que doit être circonscrite une expérience qui n’advient qu’à lui : l’épreuve de quelque chose sur quoi il vient buter, d’un terme qui résiste à son effort et que Maine de Biran appelle le « continu résistant ». Il s’agit d’un « quelque chose » ne se donnant qu’au mouvement et ainsi en l’absence de toute intentionnalité représentative, en l’absence aussi de chacun des sens traditionnels que sont la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat ou le goût.

En l’absence du toucher ? C’est ici que la distinction établie entre la spécificité de chacun de nos sens et l’auto-mouvement en lequel consiste son exercice laisse transparaître son caractère décisif. Quand on confie au toucher le soin de nous faire connaître la réalité des corps extérieurs, on confond les deux, les sensations dues au toucher – impression de rugosité, de dureté, de souplesse, de douceur, de chaleur, etc. – et, d’autre part, tout différent, le sentiment de résistance éprouvé durant la succession de ces impressions tactiles. Les premières relèvent en effet du sens du toucher, le terme qui résiste, lui, ne résiste qu’au mouvement. La « sensation de solidité » de Condillac expose en pleine clarté cette confusion propre d’ailleurs à presque toutes les théories qui placent le tact au cœur de notre expérience du monde.

L’importance d’une telle confusion – celle des sensations propres à chaque sens et du mouvement qui préside à leur déroulement – doit être mesurée à ses conséquences. Les sensations du tact sont appréhendées comme appartenant aux corps extérieurs, les sensations visuelles aux choses qu’on voit, les sensations sonores à celles qu’on entend – qu’on peut éventuellement apercevoir en même temps. De même les sensations de l’odorat sont identifiées au parfum d’une fleur, à la mauvaise odeur d’un élevage de porcs. Et le corps, le corps extérieur auquel ces sensations sont rapportées, c’est un corps du monde, de ce monde spontanément identifié par le sens commun à la réalité. S’il s’agit de notre propre corps, de son odeur, de la douceur d’une peau, de la coloration d’un visage, il en va de même. Ainsi notre corps propre, ou celui d’un autre homme, prend-il place d’emblée dans ce monde où nous apparaissent tous les objets quels qu’ils soient. Ce sont bien nos différents sens, à travers leurs diverses sensations, qui nous ouvrent à ce monde des corps. Et cela, il convient de ne pas l’oublier, pour autant qu’une intentionnalité les habite, faisant chaque fois de leurs sensations spécifiques des sensations « représentatives », en fin de compte des « qualités sensibles » appartenant aux objets, à nos propres corps-objets aussi bien qu’aux autres. Le corps-sujet qui est le principe de cette expérience – le siège des sensations que nous éprouvons comme des actes intentionnels qui les « animent » – est mis directement en relation avec le corps-objet, avec le contenu de l’univers.

Si au contraire, au sein de notre corporéité originaire, c’est l’auto-mouvement de celle-ci en son accomplissement immanent qui vient se heurter à un terme qui lui résiste continûment, alors la réalité a changé. C’est ce continuum résistant qui la rend manifeste, qui définit la première opposition, la première extériorité rencontrée par nous dans le déploiement intérieur de nos pouvoirs – c’est un nouveau corps qui se découvre de cette façon et de cette façon seulement. C’est donc ce corps-là, jusqu’alors inexploré, que Maine de Biran a appelé « corps organique ». L’analyse de celui-ci vient justement d’être faite. Elle consiste dans la description phénoménologique rigoureuse de son mode de donation. Parce qu’un tel mode exclut les sens traditionnels – les sensations qu’ils nous procurent aussi bien que l’intentionnalité représentative qui les traverse –, le corps qu’il nous révèle ne doit rien aux premières ni à la seconde : c’est un corps avant la sensation, avant le monde. Un corps invisible au même titre que notre corporéité originaire dont le mouvement vient s’écraser sur lui, sur ce continuum qui résiste continûment à notre effort quand bien même celui-ci, s’appuyant et pour ainsi dire s’arc-boutant sur lui-même, recherche et trouve sa plus grande force.

Des propriétés singulières peuvent donc, d’ores et déjà, être reconnues au corps organique. Parce qu’il échappe à nos sens, il ne peut être ni touché ni vu ni entendu, il n’a ni odeur ni saveur – pour autant que c’est bien de lui qu’il s’agit. Car il n’est rien d’autre que cela en vérité : ce qui résiste au « je peux » de ma corporéité originaire, ce qui se révèle à lui et à lui uniquement, de cette façon qui consiste à lui résister. Tout l’être de ce qui résiste est alors dans la force à laquelle il résiste. La façon dont il résiste, c’est la façon dont cette force s’éprouve. La façon dont il se révèle, c’est la façon dont elle se révèle à elle-même comme entravée, inhibée, ne pouvant se déployer librement selon son vouloir propre. Le continu résistant est à la force ce que la figure spatiale est à l’espace. De même que la figure spatiale se découpe dans l’espace et n’existe jamais ailleurs qu’en lui, de même le continu résistant demeure intérieur au « je peux » dont il mesure la puissance. Si l’on veut encore parler ici d’extériorité, c’est d’une extériorité foncièrement étrangère à celle du monde pour autant que l’expérience en laquelle elle advient exclut de soi tout élément représentatif, toute theoria, toute intuition a priori de l’espace au sens de l’« Esthétique transcendantale » de Kant, ou encore du temps, tout horizon ekstatique rendant possible quelque chose comme un « voir ». C’est un problème de savoir si la relation du « je peux » au terme qui lui résiste continûment peut encore être décrite en termes d’intentionnalité, d’intentionnalité motrice par exemple. Et cela parce que toute intentionnalité au sens de la phénoménologie est une Sinngebung, une donation de sens, alors qu’en cette épreuve pure du continuum résistant dans l’auto-mouvement immanent du « je peux », aucune signification, aucune idéalité, n’intervient.

Il convient donc d’analyser cette épreuve de façon plus précise. Tandis qu’elle se déroule, une différenciation aussi décisive qu’incontestable apparaît. Tantôt le continu résistant oppose à la mise en œuvre de nos pouvoirs une résistance absolue, ne lui cédant nulle part, sur aucun point – en sorte qu’aucune faille, aucun passage ne se creuse dans le mur sur lequel le mouvement vient se briser. Tantôt au contraire le continu résistant cède à l’effort de notre mouvement. Cette façon de céder ne peut être signifiée qu’en ces termes, toute notre expérience se réduisant alors à celle d’une force sous la poussée de laquelle quelque chose plie, ploie, cède en effet, abandonnant à la puissance de cette poussée une sorte d’« étendue intérieure » dont il n’y a, disons-nous, aucune intuition sensible ou autre – qui n’est rien d’autre que cela qui plie sous l’effet de la force et se trouve repoussé par elle.

C’est ainsi que s’instaure la différenciation décisive dont nous parlons : quand le continu résistant oppose aux pouvoirs de notre corporéité originaire une résistance absolue, ce continu définit la réalité des corps qui composent l’univers « réel ». Quand il cède au contraire à ces pouvoirs, c’est la réalité de notre corps organique qui se révèle en lui. C’est dans cette soumission aux pouvoirs qui composent ensemble notre « je peux » charnel que le corps organique se désigne comme le nôtre, comme nous appartenant, à la différence des corps qui nous résistent absolument et qui sont les corps étrangers. Dans l’un et l’autre cas cependant, qu’il s’agisse d’un corps réel de l’univers ou de notre propre corps organique –, la réalité du corps n’a rien à voir avec ce que nous nous représentons habituellement sous ce terme. Nous appelons en effet réel le corps qui nous apparaît dans l’extériorité du monde – de ce monde dont l’apparaître est l’extériorité comme telle. Parce que, au même titre que notre propre corps organique, les corps de l’univers ne se donnent originairement qu’aux pouvoirs immanents de notre corporéité, étant éprouvés par eux selon les modalités de la résistance qu’ils leur opposent, alors il faut dire, si étrange que cela paraisse : la réalité de ces corps, des nôtres aussi bien que des corps étrangers, est une réalité étrangère au monde et à son apparaître, une réalité invisible, au même titre que celle de notre chair.

Considérons de plus près notre corps organique – ce corps avant la sensation, avant le monde, différent des corps de l’univers en ceci qu’il n’oppose au « je peux » qu’une résistance relative. Cette condition phénoménologique qui est la sienne définit un milieu homogène dont l’homogénéité laisse cependant paraître en elle de nouvelles différenciations qui vont se révéler essentielles. Celles-ci expriment les différentes façons dont il est cédé à mon effort. Supposons par exemple que, sous la direction d’un kinésithérapeute, je produise un acte d’inspiration volontaire : quelque chose se gonfle en moi que j’appelle ma poitrine mais qui originellement n’a rien à voir avec une partie du corps objectif. Car, pour s’en tenir à ce qui est réellement donné, il s’agit seulement de quelque chose qui cède intérieurement à mon effort, qui se soulève en moi jusqu’à une sorte de limite que je m’efforce en vain d’outrepasser, qui retombe lorsque cesse cet effort et que lui succède l’acte d’expiration qui m’est alors demandé. Ainsi se déploie entre deux limites cette « étendue organique » qui fait le continuum du continu résistant. Et qu’une telle étendue ne soit pas l’espace du monde, celui de la perception des objets extérieurs, on le voit à ceci que ses limites ne sont précisément pas des limites spatiales, mais celles de notre effort, des limites pratiques, réfractaires à toute représentation, à celle d’un espace intuitif notamment.

Or ce qui vient d’être dit de notre « respiration » vaut pour l’ensemble des pouvoirs constitutifs de notre corporéité originaire. À la mise en œuvre de chacun d’eux correspond une sorte de déploiement intérieur qui va au bout de ce qu’il peut et qui, une fois atteinte cette limite de son pouvoir et tandis que cesse son effort, revient à ce que nous appellerons de façon toujours métaphorique son « point de départ ». Celui-ci n’est aucun point de l’espace, aucun point de l’étendue organique, elle-même étrangère à l’espace. Le point de départ est notre chair, l’auto-donation primitive en laquelle chacun de ces pouvoirs puise la possibilité d’agir.

Parce que ces pouvoirs sont différents, à chacun correspond une façon particulière de se déployer entre son « point de départ » charnel et le terme mouvant de son effort. Ainsi se construisent des systèmes phénoménologiques purs, ces plages de résistance qui obéissent immédiatement à nos mouvements et dont chacune est un organe. Notre corps organique est l’ensemble de nos organes ainsi entendus. De tels organes diffèrent des structures anatomiques que la science prend pour objet. Ils ne se dis-posent ni ne s’ex-posent partes extra partes, mais sont tenus ensemble et comme soutenus hors du néant par le « je peux » de notre corporéité originaire. C’est pourquoi aussi l’unité de tous ces organes, l’unité de notre corps organique, n’est pas une unité située hors de nous : c’est l’unité des pouvoirs auxquels ils sont soumis et dont ils marquent chaque fois les limites. Cette unité de tous les pouvoirs réside dans leur auto-donation pathétique. C’est dire qu’elle n’est autre que celle de notre chair.

§ 29. La possibilité originaire de l’action comme pulsion charnelle du corps organique. La réalité pratique invisible du contenu du monde. Constitution et statut du corps propre objectif.

L’aporie sur laquelle sont venues échouer les théories classiques de l’action humaine uniformément comprise comme action de l’âme sur le corps, comme passage de l’« intérieur » à l’« extérieur », comme « objectivation » – comme un processus au terme duquel notre vie transcendantale se transformerait elle-même en une chose –, cette aporie est en effet levée. Si ce n’est jamais sur un corps du monde que notre action opère, son résultat ne saurait être une modification de ce corps mondain, quelque phénomène ou déplacement objectif. Notre action est celle de notre corporéité originaire et de ses pouvoirs, elle est la pulsion se mouvant en soi-même et pliant des « organes » qui cèdent à sa puissance. Notre action sur le monde se produit au terme de ce déploiement organique, là où, directement atteint par celui-ci comme son propre fond, le monde lui oppose sa résistance absolue. Car là se tient la réalité de son contenu, non dans son apparaître mais à cette limite de mon effort, donnée de cette façon au mouvement de ma vie. Parce que, en ma chair, je suis la vie de mon corps organique, je suis aussi celle du monde. C’est en ce sens originel, radical, que le monde est le monde-de-la-vie, une Lebenswelt.

Notre main pourtant ne franchit-elle pas un espace objectif pour saisir le livre posé sur le bureau, en écarter de ses doigts les feuillets ? Nos pieds, solidement plantés sur la terre ou se déplaçant sur le chemin, n’en heurtent-ils pas les pierres – les pierres situées les unes à côté des autres, dans cette res extensa dont parlent Galilée ou Descartes ? Loin de restreindre le domaine de compétence de la phénoménologie, ces remarques nous aident à en explorer l’étendue. S’il est vrai, selon les présuppositions d’une phénoménologie de la vie, qu’il y a pour les choses deux modes originels et fondamentaux de manifestation, alors une même réalité, en l’occurrence notre propre corps, doit pouvoir nous apparaître de deux façons différentes. Notre corps nous propose l’expérience cruciale en laquelle est attestée de façon décisive la dualité de l’apparaître. Celle-ci nous permet seule de comprendre comment ce corps est en effet une réalité double, se manifestant de l’extérieur, dans le hors de soi du monde, intérieurement vécue par nous d’autre part, dans l’auto-révélation pathétique de la Vie. Ainsi notre propre corps est-il, en sa duplicité, à la fois l’effet de la duplicité de l’apparaître et sa preuve irréfutable. C’est cette situation paradoxale devenue pourtant pleinement intelligible – archi-intelligible – qui légitime le choix méthodologique des deux voies empruntées par la problématique, celle du monde et celle de la vie. Avec comme résultat la mise en évidence de l’existence de deux corps appartenant l’un au règne du visible, l’autre à celui de l’invisible. Une telle distinction suffit-elle à rendre compte du rapport qui s’institue nécessairement entre eux ?

Considérons la dernière difficulté évoquée, le déplacement dans l’espace du monde de notre main sur le corps objectif : on peut demander si elle est vraiment levée. Conformément à la duplicité de l’apparaître, il y a bien deux corps, l’un vivant, l’autre mondain, mais comment le premier rejoint-il le second de manière à s’en saisir, à se déplacer sur lui, à en modifier éventuellement les formes, la position, les qualités – bref à « agir » sur lui ? Où se situe, en toute rigueur, un tel « déplacement » ? L’aporie classique n’est-elle pas toujours là ? Non, si l’action est tenue pour ce qu’elle est, tout entière subjective : cette force vivante ployant sous son effort le corps organique et le déployant jusqu’à cette limite qui ne cède plus, qui lui résiste absolument, qui est le contenu réel du monde. Or c’est ce procès tout entier de notre action radicalement immanente tenant en elle notre corps organique aussi bien que le corps réel de l’univers qui se trouve perçu de l’extérieur dans l’apparaître du monde. Il n’y a donc pas deux procès, mais un seul, celui de notre corporéité charnelle. C’est ce seul et unique procès qui nous apparaît autrement, dans un autre apparaître, se découvrant alors à nous dans l’« au-dehors » du monde sous la forme d’un processus objectif. Notre action ne se déroule donc pas d’abord en nous pour surgir tout à coup hors de nous. Vivante, elle appartient à la vie depuis toujours et ne la quitte pas. Objective, elle l’est aussi depuis toujours, sous l’aspect par exemple du déplacement objectif de notre main – une main elle-même objective comme notre corps objectif dont elle est une partie. Corporéité vivante, corps objectif mondain sont des a priori. Ces deux a priori de l’expérience de notre corps qui ne sont eux-mêmes que l’expression de la duplicité de l’apparaître, laquelle est un Archi-fait, que rien n’explique mais qui est à comprendre à partir de lui-même selon la règle que s’impose la phénoménologie de la vie.

Cette question pourtant ne peut être éludée. Si, conformément à la duplicité de l’apparaître, notre corps se dédouble, est-ce bien la réalité de ce corps qui nous apparaît sous une apparence double ? Notre corps mondain la porte-t-il en lui au même titre que notre chair pathétique ? N’avons-nous pas vu que l’apparaître du monde dépouille toute réalité de sa propre substance ? Cette situation phénoménologique décisive ne s’est-elle pas découverte à propos de la vie précisément ? Or tous les caractères de notre corps propre se réfèrent à la vie : aucun ne doit à l’apparaître du monde d’être ce qu’il est. Constitué par l’ensemble de nos sens, notre propre corps nous livre des sensations spécifiques. Mais toutes ces sensations, y compris celles que nous rattachons aux objets, ne sont, on l’a vu, que des impressions subjectives projetées sur eux. Les plus lointaines aussi bien que les plus proches, toutes ne s’éprouvent en réalité que dans la vie. Des impressions et des sensations dont la matière impressionnelle est la matière phénoménologique pure de la vie, qui sont des modalités de sa chair. Et l’intentionnalité elle-même, qui les jette au dehors et donne à chacun de nos sens de nous ouvrir au monde, n’est mise en possession de soi que dans la vie. C’est donc au plus profond de notre corporéité le pouvoir originaire de se mouvoir soi-même et tout ce qui se donne en lui, le continu organique avec ses différenciations internes, qui échappent à l’apparaître du monde. Notre corps objectif n’est-il qu’une coquille vide ?

L’expérience la plus ordinaire montre le contraire. Considérons le corps objectif d’autrui. S’il s’oppose à nos yeux aux corps inertes de l’univers matériel, c’est parce que nous le percevons comme habité par une chair. Être habité par une chair veut dire éprouver des sensations autres que celles qui, rapportées aux choses, apparaissent comme leurs propres qualités objectives, telles la couleur d’un tissu ou la clarté d’une lampe. Certes le corps objectif d’autrui, lui aussi, est revêtu de telles qualités : il a des yeux bleus, une chevelure noire, le teint pâle, etc. Mais il est également sensible en un tout autre sens : à la différence des corps étrangers, je l’appréhende comme éprouvant intérieurement et de façon continue une succession de sensations qui forment la substance de sa propre chair et, de cette façon, je perçois celle-ci comme modifiée sans cesse par de telles sensations.

Or le corps d’autrui n’est pas seulement habité par une chair impressionnelle semblable à la mienne, il est pourvu des mêmes sens que moi. C’est ainsi que son corps m’apparaît comme un corps capable de sentir et qui, à travers l’exercice de ses divers sens, s’ouvre au monde, et au même monde que le mien. Sa main n’est jamais un objet à proprement parler, un organe « biologique » décrit par l’anatomiste ou examiné par le médecin. Pas davantage ses yeux ou ses oreilles. Ces yeux, comme dit Husserl, sont des « yeux-qui-voient », ces mains sont des « mains-qui-touchent ». Le corps d’autrui est ainsi traversé par de multiples intentionnalités, il est le siège de mouvements incessants que je n’appréhende pas seulement ni d’abord comme des déplacements objectifs, mais comme des mouvements vécus par lui, subjectifs au même titre que les miens. C’est ainsi que, selon les analyses remarquables de Scheler12, lorsque je regarde le visage d’autrui, je ne vois jamais un œil mais son regard, je vois qu’il me regarde et éventuellement qu’il me regarde de façon que je ne vois pas qu’il me regarde, je vois qu’il détourne son regard, ou encore que mon propre regard lui déplaît, etc. Précisément parce que ses mouvements sont perçus comme éprouvés ou voulus par lui, leur fond affectif, les tonalités affectives en lesquelles ils sont donnés à eux-mêmes et qui président ainsi à leur accomplissement – effort, lassitude, désir, plaisir, déplaisir, gêne –, sont là, d’une certaine façon, pour moi. Loin d’être inerte, insensible, identifiable alors à n’importe quel corps matériel, le corps d’autrui, en dépit de son objectivité, s’offre à moi comme un corps vivant, puisque tous les caractères que nous venons de relever – et qui sont ceux d’une chair – se laissent reconnaître en lui.

La réalité de la chair serait-elle alors susceptible de nous apparaître dans le monde ? La problématique de l’impression n’a-t-elle pas montré que, aussitôt celle-ci séparée de soi dans le premier écart du temps, sa réalité disparaît, laissant place à une irréalité de principe ? Ce destin irrévocable de l’impression n’est-il pas en elle celui de la vie, laquelle ne demeure en soi que dans l’immanence de son pathos invisible d’où toute extériorité est à jamais bannie ? Se vider de sa substance dans l’extériorité d’un « dehors », tel est le propre de toute chair concevable. Au même titre que le mien, le corps objectif d’autrui est cela : l’irréalisation d’une chair dans l’apparaître du monde et par lui.

Comment l’apparaître du monde irréalise, nous le savons. L’expérience cruciale du langage nous l’a appris. Le poème de Trakl donne les choses en leur absence. Il signifie la neige qu’on voit tomber à travers la vitre quand il n’y a ni fenêtre ni neige, le son de la cloche quand il n’y a ni son ni cloche. Telle est l’essence d’une signification en général : produite dans la donation de sens d’une intentionnalité, elle donne un contenu-de-pensée (un « noème ») sans donner pour autant la réalité signifiée par lui. Ainsi de la signification « chien » énoncée en l’absence de tout chien réel. Le corps objectif d’autrui, ou le mien, est constitué par l’ensemble des significations visant une chair et définissant sa réalité – en l’absence de celle-ci toutefois, de toute chair réelle.

Si par exemple je regarde mon visage dans la glace, je ne vois assurément pas une chose sans nom, quelque masse de matière inerte. Je vois un visage précisément, le mien, je vois un regard, un regard qui me regarde et je me dis peut-être : « Comme ce regard est triste ! » J’essaye de me sourire et ce n’est pas la déformation d’une chose privée de sens, c’est un sourire précisément que je vois. Pourtant, là où ce regard me regarde, là où sa tristesse m’apparaît, où ce sourire me sourit, sur la surface lisse de la glace, il n’y a aucune vision réelle, aucune tristesse réelle, aucun mouvement se mouvant en soi-même, aucune chair s’auto-impressionnant soi-même dans l’effectuation d’une vie singulière. Si donc mon propre corps que j’observe dans la glace, ou le propre corps objectif d’autrui, que je vois tout aussi bien, sont constitués de significations telles que « regarder », « souffrir », « se mouvoir », c’est uniquement parce que de telles significations sont empruntées à une chair vivante. Celle-ci rend seule possible la constitution dans notre expérience de quelque chose comme un corps « habité par une chair ».

Ici se découvre dans une clarté aveuglante le paralogisme qui consiste à rendre compte de notre corps propre et d’abord de notre corps vivant à partir d’un procès de constitution intentionnel et comme le produit de celui-ci – alors que seule une corporéité originaire et vivante, originairement révélée à soi dans la vie, est susceptible de fonder un tel procès –, le paralogisme qui prétend rendre compte de notre chair dans une phénoménologie de la constitution, c’est-à-dire en fin de compte dans l’apparaître du monde. Les descriptions du corps constitué n’ont rien d’originaire, elles sont bien plutôt aveugles en ce qui concerne l’originaire. Et elles le sont parce qu’elles sont aveugles à l’égard de l’essence originaire de la révélation, c’est-à-dire de la vie.

Or le renvoi des significations constitutives du corps propre objectif à une réalité qui ne s’ex-pose jamais elle-même dans l’objectivité n’est pas ponctuel. Tandis que je me regarde dans la glace et que je vois le regard qui me regarde, sa tristesse, etc., ce regard, cette tristesse ne cessent de s’étreindre dans ma nuit. En celles-ci s’étreint aussi l’intentionnalité qui s’empare d’elles pour produire à partir d’elles les significations constitutives du corps objectif et sans lesquelles ce corps ne serait plus un corps humain, pas même un cadavre. Ma chair n’est donc pas seulement le principe de la constitution de mon corps propre objectif, elle cache en elle sa substance invisible. Telle est l’étrange condition de cet objet que nous appelons notre corps : il ne consiste nullement en ces espèces visibles auxquelles on le réduit depuis toujours ; en sa réalité précisément il est invisible. Personne n’a jamais vu un homme, mais personne n’a jamais vu non plus son corps, si du moins par « corps » on entend son corps réel.

La question se pose alors de savoir ce qu’il en est de la constitution du corps propre objectif d’autrui pour autant que la vie qui le supporte n’est plus la mienne. Ne devrais-je pas accéder d’abord et directement à sa propre vie, à sa propre chair, en l’effectuation singulière de son auto-impressionnalité pathétique afin de comprendre les expressions de son corps sur lesquelles je m’efforce de lire sa joie, son plaisir, son ennui ou sa honte ?

On reconnaît le problème général de l’expérience d’autrui, curieusement délaissé par la pensée classique. Lorsqu’il devient dans la phénoménologie du XXe siècle le thème d’une recherche explicite, celle-ci, en dépit des efforts admirables de Husserl et de Scheler, ne semble pas avoir surmonté toutes les difficultés, à vrai dire extraordinaires, qu’elle rencontre. Avant de l’aborder à la lumière des présuppositions d’une phénoménologie de la vie dans notre troisième partie, en liaison avec la problématique chrétienne du salut, quelques remarques complémentaires s’imposent.

§ 30. La théorie de la constitution du corps propre au chapitre III de Ideen II. La triple occultation de la possibilité transcendantale du « je peux », de l’existence du corps organique, de la localisation sur lui de nos impressions.

La première est qu’une théorie de la constitution du corps propre devrait prendre en vue non pas deux éléments – le corps constituant et le corps constitué –, mais bien trois, le troisième étant la chair originaire sur laquelle s’est concentrée toute notre réflexion. Considérée dans son originalité en effet, notre chair n’est ni constituante ni constituée, étrangère à tout élément intentionnel, pure hylé au sens où nous l’entendons, non comme une donnée brute mais comme l’archi-révélation de la Vie. Dès lors se découvre l’immense lacune d’une théorie de la constitution du corps propre interprété d’entrée de jeu comme le produit d’une constitution : la chair originairement non constituée lui échappe. Cette lacune aboutit à une occultation complète lorsque l’élucidation de la corrélation corps constituant/corps constitué se réduit à une description de ce dernier. Avant d’avoir déterminé la problématique du dernier Merleau-Ponty, une telle situation s’offre à nous au chapitre III de Ideen II13.

La signification de la distinction tenue pour essentielle dans la phénoménologie entre le corps d’une chose, le « corps chosique » et le « corps de chair », un corps tel que le nôtre, habité par une chair, apparaît très vite limitée : tout comme le premier, le second est perçu de l’extérieur. Ce sont tous deux des corps mondains. Pour cette raison, notre corps propre présente lui aussi des parties visibles et des parties tangibles. Certaines de ces parties échappent, il est vrai, à ma vue, mais elles restent accessibles au toucher. Issue d’une longue tradition, la différenciation entre le corps chosique et le corps propre se fait dans l’expérience par laquelle ma main touche soit le corps d’une chose, soit son propre corps.

Dans le premier cas, si je passe ma main sur une table, j’éprouve des sensations qui sont ou bien rapportées à la table, appréhendées sur elle comme ses propriétés physiques, tels le lisse, le rugueux, le dur, etc. Ou bien je porte attention aux sensations éprouvées par la main tandis qu’elle glisse sur la table, sensations qui sont alors rapportées à la main comme les siennes, qui appartiennent au corps propre. Les sensations de la main font défaut au corps physique (chosique) et ainsi au corps propre considéré en tant que chose physique. Ce sont au contraire des sensations du corps propre, de la « chose corps propre ».

Très justement, Husserl remarque que la localisation de ces deux types de sensations est différente. Les sensations chosiques s’étendent sur la surface spatiale de la chose dont elles apparaissent comme des déterminations matérielles. Les sensations de la main reçoivent sur la main une sorte de « propagation » en vertu de laquelle elles se donnent comme propres à la main. Il y a encore ceci que la sensation appréhendée comme une qualité matérielle de la chose, la couleur de la « chose-main », change si je retourne la main, l’expose à la lumière, etc., en sorte que ces modifications lumineuses annoncent une propriété objective de la chose, fonctionnant ainsi comme autant d’« esquisses » de cette qualité objective. À l’inverse, les sensations de la main ne sont « rien qui soit donné par esquisses », ce sont des impressions qui relèvent de mon âme.

Que ces sensations soient référées au corps de la chose ou à notre corps propre, à notre main, c’est une intentionnalité qui leur confère cette signification, qui les perçoit comme qualités de la chose ou comme qualités du corps propre, de notre « corps de chair ». L’« âme » elle-même ou le corps de chair, la chair, ne sont pas saisis en eux-mêmes, mais comme constitués eux aussi, ils sont perçus comme une âme, comme du « psychique », comme une chair appartenant à un ego, à quelque chose qui reçoit lui-même ce sens d’être un ego et le mien. Âme, chair, ego, tels qu’ils se révèlent originairement dans l’immanence de la vie indépendamment de toute intentionnalité, de toute signification, indépendamment de nos sens, voilà qui ne fait pas problème.

La même situation se reproduit dans le second cas de figure, lorsque la main ne touche plus une chose mais une autre partie du corps propre – lorsque par exemple la main droite touche la main gauche. Les sensations éprouvées par la main qui touche se répartissent en deux séries, les unes rapportées à la main touchée considérée comme une chose, et perçues en conséquence comme des qualités objectives de cette chose – la main est lisse, froide, etc. –, les autres rapportées à la main qui touche et appréhendées comme ses propres sensations, comme des sensations de mouvement notamment. Quant à la main touchée, elle ressent elle aussi des sensations tactiles, localisées sur elle non pas comme sur un corps matériel, mais sur elle qui les sent précisément, qu’elle appréhende comme les siennes, comme des sensations du corps propre. Ici encore tout est constitué, c’est un faisceau d’intentionnalités qui gouvernent toutes ces appréhensions, conférant chaque fois sa signification à ce qui est « perçu comme », « tenu pour » une propriété de la main qui touche, ou de celle qui est touchée, ou de la main considérée comme une chose.

Ce n’est pas seulement le statut phénoménologique de l’impression avant sa saisie intentionnelle, avant cette étrange « animation » qui la jette hors de la vie dans l’irréalité, qui reste en suspens – ce n’est pas seulement celui de l’intentionnalité toujours livrée à son anonymat –, c’est une ultime présupposition, la même qui supportait la thèse de Condillac, qui demeure impensée en toutes ces analyses lors même qu’elle les fonde toutes également. Il s’agit de la possibilité d’une chair originaire de se mouvoir soi-même en soi, de mouvoir de l’intérieur ses organes et, là où ils ne lui cèdent plus, de se trouver en prise directe sur un corps réel donné à sa pratique, soulevé, tordu, travaillé par elle – dans l’invisible. Ici au contraire, comme dans la pensée classique, tout est confié à la représentation, la main traitée comme une chose visible qui porte en elle des sensations dont la possibilité dernière est escamotée – sensations irréalisées dans l’objectivité de cette main, tandis que, organe objectif d’un corps propre lui-même objectif, celle-ci se prête à l’action sur elle de l’ego transcendantal qui l’atteint et la meut on ne sait comment.

Le § 38 déclare du corps propre considéré comme un champ de localisation de mes sensations, qu’« il est organe du vouloir, il est le seul et unique objet qui peut être mis en mouvement de manière spontanée et immédiate par le vouloir de l’ego pur qui est le mien ». Et encore, toujours de ce corps propre qui appartient à un sujet-ego, que celui-ci « a la “faculté” (“je peux”) de mouvoir librement ce corps et, par conséquent, les organes en lesquels ce corps s’articule et, par leur moyen, de percevoir le monde extérieur » (Ideen II, respectivement p. 215 et 216). L’immense problème de la possibilité phénoménologique transcendantale de l’action d’un « ego » sur son propre corps et « par conséquent » sur le monde extérieur fait l’objet d’une désignation elle-même extérieure où tout va de soi, réduite à un énoncé de sens commun.

Cette dénaturation du corps propre identifié à un corps constitué, mystérieusement compris comme « organe du vouloir » et « support du libre mouvement », entraîne une série de conséquences. C’est d’abord la réduction de l’organe mû intérieurement par notre chair originaire – mobile de par sa condition même qui est de céder à son mouvement immanent – à un organe partie du corps étendu, représenté ou représentable comme lui, qu’aucune motion subjective n’est désormais en mesure de rencontrer et de mouvoir.

Or une telle réduction n’occulte pas seulement notre corps propre en tant que corps organique, cette sorte de continuum interne pratique pliant sous la poussée de notre pulsion invisible et n’étant jamais donné qu’en elle ; elle interdit aussi de comprendre les conditions véritables auxquelles obéit le procès de localisation de nos sensations sur le corps propre. Il convient de rappeler ici la distinction faite entre les sensations spécifiques correspondant à chacun de nos sens, à savoir les sensations visuelles, tactiles, auditives, etc., et, d’autre part, les impressions relatives aux mouvements de notre corporéité originaire. Sans oublier le fait que l’exercice de nos sens implique chaque fois la mise en œuvre de ces mouvements, de ceux par exemple qui procèdent à leur orientation. C’est ainsi que des impressions de mouvements sont liées dans le principe aux sensations de nos divers sens, les impressions des mouvements de nos « globes oculaires » par exemple aux sensations visuelles. De telle façon que nous pouvons, semble-t-il, nous donner les secondes à partir des premières, à partir de nos « kinesthèses ». Mais c’est là une double illusion. D’une part ces kinesthèses sont localisées dans le corps organique et non dans le corps propre objectif, d’autre part ce ne sont pas ces sensations kinesthésiques constituées qui provoquent nos sensations visuelles (elles les accompagnent tout au plus) – ce sont des impressions originaires en lesquelles les mouvements originaires de notre chair s’auto-impressionnent eux-mêmes dans leur effectuation.

Considérées en elles-mêmes, ces diverses impressions appartiennent donc toutes à notre chair originaire, antérieurement à tout procès intentionnel de constitution ou de localisation. Elles n’en présentent pas moins entre elles des différences qui tiennent à leur contenu phénoménologique propre, une couleur impressionnelle, une saveur se distinguant d’elle-même d’une « impression de mouvement ». C’est la raison pour laquelle, lorsque de telles impressions chaque fois différentes seront soumises à une intentionnalité constituante, la signification qu’elles recevront ne sera que la visée « à vide » du contenu phénoménologique propre à chacune d’elles : il s’agira de la signification « couleur », ou « saveur », ou encore « mouvement ». Ainsi se confirme une thèse décisive de la phénoménologie de la vie. Ce n’est pas l’intentionnalité qui est au principe de notre expérience, ce n’est pas un réseau intentionnel qui, en même temps que leur signification, confère leur statut aux impressions de notre chair, ce sont celles-ci, en leur auto-révélation originaire, qui précèdent, règlent et déterminent le procès de leur insertion et de leur disposition dans le corps propre.

N’est-il pas évident alors que ce procès de constitution et de localisation reste nécessairement soumis à ce qui le précède, à la nature des impressions originaires d’une part, à celle du corps propre de l’autre ? Du côté des impressions, nous avons distingué les sensations des sens et les impressions de nos mouvements. Du côté du corps propre, le corps propre objectif auquel s’en tient la tradition d’une part, le corps organique, étranger à toute objectivité et dépendant du seul mouvement, de l’autre. Les impressions sensorielles sont insérées dans le corps propre objectif (à l’exception de celles qui sont rapportées à la chose physique), les impressions de mouvements dans le corps organique. La « localisation » de ces dernières est ainsi tributaire d’une organisation mouvante mais rigoureusement déterminée par sa soumission immédiate aux pouvoirs de notre chair. C’est ainsi que ces impressions, qui ne sont originairement rien d’autre que la réalité phénoménologique de nos mouvements, se disposent dans notre corps organique en fonction de sa structuration pratique. En cela consiste leur constitution, la signification qui leur est attribuée comme l’expression de leur propre pathos. De leur dynamisme aussi pour autant que l’insertion organique et non spatiale de ces impressions, maintenant appréhendées en tant que « sensations kinesthésiques », se conforme aux différents modes selon lesquels ce dynamisme se déploie – à la structuration pratique du continu résistant.

§ 31. Retour au chiasme. Ce que veut dire « être-touché ». Phénoménologie de la peau comme achèvement de la théorie de la constitution du corps propre.

Réfléchissons alors de nouveau sur le chiasme touchant/ touché. Nous venons d’élucider tout ce qui est impliqué dans le « touchant » et qui se trouve passé sous silence lorsque ce dernier est pris comme allant de soi. Comment ne pas observer maintenant que les strates superposées impliquées à titre de conditions essentielles de la possibilité du « touchant » – Vie, chair originaire, affectivité, force, mouvement, corps organique, corps réel non objectif – se trouvent présupposées de même façon si quelque chose comme « être-touché », au sens phénoménologique d’une expérience effective, doit pouvoir advenir à et dans notre chair.

Nos analyses antérieures nous placent en présence de ce paradoxe apparent : le « touché » originaire – l’« être-touché » – n’est pas touché par le sens du toucher, par le « touchant » entendu comme l’exercice de ce sens. Le « touché » est le continu résistant au moment où, dans l’effectuation du pouvoir qui le meut, il devient soudain impossible à mouvoir. Ce moment est celui où en moi mon propre corps organique se fait corps chosique. Ici est tracée, dans ma propre chair et par elle, la frontière pratique qui la sépare de son propre corps en tant qu’étranger en lui-même à toute chair – de son propre corps chosique. C’est là, à vrai dire, que de façon aussi irreprésentable qu’incontestable elle agit sur lui, le mouvant encore, non plus comme une partie d’elle-même en laquelle elle insère des sensations qui sont les siennes (par exemple les sensations de son propre mouvement), mais comme une masse opaque et inerte en laquelle il n’y a plus rien d’elle-même, plus rien de vivant.

On voit alors comment cette relation intérieure pratique de ma chair à son propre corps chosique définit sa relation à tout corps chosique concevable, à un corps quelconque de l’univers aussi bien qu’au corps chosique d’autrui. Si je voulais par exemple exercer une pression aussi forte que possible sur le corps d’un autre homme, à la manière d’un médecin au cours d’un examen, ou d’un bourreau dans une séance de torture, cette pression se heurterait, à l’intérieur de sa propre poussée, à ce qui n’est plus habité par celle-ci non plus que par des sensations qui seraient les siennes, mais à une « chose » précisément, en elle-même étrangère à cette pulsion aussi bien qu’à ces sensations. Une chose « réelle », un « corps chosique » sur lequel elle n’est plus en mesure d’agir en se tenant en lui, en le déployant de l’intérieur, mais seulement de l’extérieur. « De l’extérieur » ne signifie pas alors que ce corps se tient dans l’extériorité du monde, là où notre chair n’aura jamais aucun contact avec lui, où aucun contact phénoménologique vécu comme tel n’est possible. La chair agit « de l’extérieur » sur son propre corps chosique à l’intérieur de la poussée qu’elle exerce sur son propre corps organique quand, celui-ci ne lui cédant plus, elle vient se heurter à lui comme à un mur infranchissable, aveugle et sans fissure – à ce corps impénétrable à l’intérieur duquel elle ne pénétrera jamais parce qu’il n’a aucun intérieur et n’en aura jamais. Voilà pourquoi l’action de la chair sur son propre corps chosique est le paradigme de toute action humaine – du rapport primordial de l’homme à l’univers. Lequel n’est pas un rapport ek-statique au monde mais un rapport pratique au contenu de ce monde – rapport soustrait à son apparaître, ne s’accomplissant et ne se révélant à soi qu’en notre chair invisible. Parce que, lors même qu’elle s’efforce de construire et d’édifier, cette action n’a affaire qu’à de l’impénétrable, elle revêt nécessairement la forme de la violence, contrainte de modifier, de briser, de broyer, de malaxer, de détruire ou du moins d’altérer ce qui a cessé de lui obéir et, ne lui étant plus soumis d’aucune façon, demeure pour elle, en un sens radical, l’étranger.

Ce qui est touché en moi par moi à la limite de mon effort en tant que corps chosique continûment résistant ne l’est donc que dans ce déploiement des pouvoirs de ma chair. Tout comme le « touchant », le « touché », le fait d’être touché n’appartient qu’à elle. Nous voyons alors très clairement que la possibilité d’« être-touché » reproduit celle d’être « touchant » au point de lui être identique. Dans le cas de mon propre corps chosique, c’est précisément le même processus, qui meut le continu résistant, qui est touché par lui, c’est-à-dire qui en éprouve immédiatement la résistance. Ainsi le continu résistant n’est-il touché que par une chair, en tant qu’elle le meut de l’intérieur où, plus précisément, qu’elle ne peut plus le faire. En lui-même, au même titre qu’un corps chosique étranger ou que le corps chosique d’autrui, mon propre corps chosique n’est pas plus touché que touchant.

Considérons maintenant avec plus d’attention le cas où je touche mon propre corps. Ce qui est touché ne se réduit pas à un corps chosique qui ne sent rien. Mon corps chosique objectif, qui ne sent rien, n’est que l’apparition extérieure du continu résistant atteint intérieurement par ma chair comme la limite de son pouvoir. À ma chair seule entendue dans l’auto-impressionnalité de son auto-mouvement il appartient d’être et de pouvoir être touchée. C’est la même chair originaire qui est touchante et touchée en même temps. Il est donc tout à fait inexact d’affirmer avec Merleau-Ponty que, lorsque ma main droite qui touchait ma main gauche se laisse au contraire toucher par celle-ci, elle abandonne du même coup sa maîtrise, sa condition de touchant pour se trouver absorbée dans le touché compris au sens d’un tangible quelconque, d’un sensible quelconque analogue à tous les corps chosiques de l’univers. C’est tout le contraire qui est vrai : lorsque la main touchante se laisse toucher par l’autre main, devient une main touchée, elle garde en elle sa condition de chair originaire, cette auto-impressionnalité qui peut seule être impressionnée, « touchée » par quoi que ce soit. Et la façon dont elle est touchée, impressionnée, n’a rien à voir avec la représentation naïve de ce phénomène sous la forme d’un contact objectif entre deux corps chosiques aussi incapables de « toucher » que d’« être touchés. »

Comment donc une chair est-elle « touchée » et non plus « touchante » ? Elle est « touchée » là où elle est « touchante » et de la même façon. À ceci près : alors que le continu résistant cède jusqu’à son immobilisation chosique sous la poussée de la chair originaire, c’est ce continuum organique pratique qui arrête, maintient ou repousse maintenant la pulsion, celle-ci se changeant alors en le pathos d’une contrainte qu’elle subit. À l’action des pouvoirs originaires de notre chair « touchante » succède une passivité, l’« être-touché » dont la matière phénoménologique pure est la même que celle de l’action. Activité et passivité sont deux modalités phénoménologiques différentes et opposées, mais ce sont deux modalités d’une même chair, leur statut phénoménologique est le même, celui de cette chair précisément. Une chair qui s’éprouve dans le bonheur de déployer librement ses pouvoirs aussi bien que dans la contrainte qu’elle ressent de leur empêchement. Ces tonalités affectives propres au dynamisme de notre chair originaire, actives ou passives, sont donc identiquement celles de notre propre corps organique ; elles définissent les modalités phénoménologiques en lesquelles il est vécu par nous.

Sur le continu résistant du corps organique se constituent de multiples impressions. Il convient de maintenir ici la distinction essentielle entre les impressions originaires et les impressions constituées. Seules les premières sont réelles. Lorsqu’elles sont constituées, référées à notre corps propre objectif, recevant par exemple la signification d’être des sensations du visage ou du pied, c’est seulement une sensation noématique réduite à vrai dire à cette signification, une sensation irréelle, représentée, qui se trouve localisée de la sorte, appréhendée comme sensation du pied, tandis que, en sa réalité impressionnelle, elle ne cesse de s’auto-impressionner dans la vie.

Mais nous voulons parler de la constitution de nos impressions sur le corps organique. C’est maintenant la dualité de l’apparaître qu’il convient d’invoquer pour autant qu’elle joue un rôle décisif dans cette constitution. Le corps chosique en lequel se change le continu organique lorsqu’il s’érige en obstacle absolu à la poussée de la chair n’est encore en celle-ci qu’une détermination pratique invisible. C’est ce même « mur » infranchissable qui nous apparaît dans l’apparaître du monde à titre de corps chosique objectif, analogue aux autres corps de l’univers. Avec cette différence qu’il nous apparaît comme étant le nôtre, comme notre propre corps chosique, par opposition aux corps chosiques qui nous sont étrangers. Cette signification d’être le nôtre, il ne la tient pas de son apparition mondaine, mais de notre chair originaire qui l’éprouve en elle comme la limite de son pouvoir. Mais cette signification d’être vécu intérieurement par une chair, il la reçoit précisément et la porte en lui, il est constitué comme tel, comme un corps chosique mondain pourvu cependant d’un « intérieur ». Cette signification d’avoir un « intérieur », d’être « habité » par une chair, fait de lui ce qu’il est pour nous dans l’expérience globale que nous en avons, un corps double en effet, se montrant à moi de l’extérieur dans le monde, vécu pourtant de l’intérieur comme mon propre corps charnel opposé à tous les autres. On voit alors très clairement comment la constitution du corps propre, qui lui confère la signification de porter en lui une chair, présuppose la réalité de celle-ci, son auto-impressionnalité originaire dans l’Ipséité pathétique de la vie, loin de pouvoir l’expliquer.

Poursuivons l’étude de la constitution de nos impressions dans le corps organique. Les analyses qui précèdent montrent que ce dernier se différencie en réalité en trois éléments : 1°/ notre propre corps organique soumis à la poussée intérieure de notre chair originaire ; 2°/ ce corps organique s’y opposant, se faisant corps chosique à la limite de cette poussée ; 37 ce même corps chosique non plus éprouvé comme tel dans la poussée charnelle mais se montrant à nous de l’extérieur dans le monde. C’est cette triple différenciation, conforme à la duplicité de l’apparaître et déterminée par elle, qui sert de principe à la constitution de l’ensemble de nos impressions.

Il s’agit donc de sensations constituées, bien que présupposant chaque fois une impression originaire correspondante. Ainsi sommes-nous en présence d’une double série d’impressions, appartenant les unes à notre chair, les autres à notre corps – le mode de cette appartenance différant foncièrement puisqu’il s’agit d’une appartenance réelle dans le premier cas, irréelle dans le second. C’est ainsi qu’aux modalités pathétiques de notre chair originaire répondent autant de sensations de notre corps, qui les signifient à vide. À ses motions originaires répondent des « sensations kinesthésiques » ou des « kinesthèses ». Les unes, référées globalement au corps organique, représentent son dynamisme selon les deux modalités active ou passive de son accomplissement. D’autres sont rapportées à la limite de ce corps organique quand, s’opposant à la poussée charnelle et la repoussant, il se transforme en notre propre corps chosique. Or nous savons que celui-ci n’est pas seulement éprouvé en nous à la limite de notre pouvoir, il nous apparaît aussi de l’extérieur dans le monde. Sur la face extérieure de notre propre corps chosique viennent alors se greffer un autre groupe de sensations qui proviennent de nos sens. Cette frontière entre l’univers invisible de notre chair, auquel appartient notre propre corps chosique, et ce même corps aperçu de l’extérieur – cette ligne visible et invisible sur laquelle viennent se nouer nos sensations kinesthésiques aussi bien que celles qui proviennent de nos sens, c’est ce que nous appelons notre peau. Nous sommes alors en mesure d’en présenter une analyse phénoménologique rigoureuse.

Examinons d’abord les sensations de nos sens. En elles-mêmes se sont des impressions originaires. Mais elles sont constituées, rapportées à notre propre corps chosique en tant que corps chosique nous apparaissant de l’extérieur dans le monde. Elles s’étendent alors à sa surface de même façon que sur les corps chosiques quelconques. Il s’agit d’apparitions sensibles, visibles, tactiles, odorantes, etc. servant d’esquisses pour la constitution des qualités sensibles objectives de la chose – de la « chose-main » au même titre que de la « chose-table ». Mais, nous venons de le rappeler, conformément à la duplicité de l’apparaître, notre corps chosique est à double face. Il n’ex-pose pas seulement au dehors cette sur-face sur laquelle les apparitions sensibles sont étalées comme autant de propriétés ou de qualités sensibles de cette chose sous l’aspect de laquelle il nous apparaît très évidemment – il a aussi un « intérieur », sa révélation dynamique en notre chair. Cette duplicité phénoménologique radicale de notre propre corps chosique est celle de notre peau. C’est cette duplicité qui fait que les impressions de nos sens ne se disposent pas seulement à la surface visible de notre corps chosique, comme des plages de couleurs, des zones tactilement sensibles, des zones érogènes par exemple, ou encore odorantes, donnant lieu à des qualités sensibles de la chose, comme celles de la cire de Descartes. Parce que cette duplicité est un a priori, et ainsi, par son effet, de telles impressions sont rapportées à cet intérieur qui appartient à notre peau en tant que limite pratique de notre corps organique. Ainsi s’ajoute, à la constitution de nos impressions sensibles sur la face externe de notre corps chosique, une seconde constitution, celle de ces mêmes impressions à l’intérieur des « organes », que ce corps chosique cache en lui comme sa réalité dynamique et vivante, comme sa chair.

Les impressions sensibles intérieures à la peau sont alors comme autant de répliques des sensations chosiques. Au froid de la table correspond le froid de la main, au caractère rugueux de sa surface correspond l’impression de rugosité éprouvée dans la main. Que ces impressions éprouvées par la main soient situées en elle comme les siennes veut dire qu’au lieu de s’offrir sur la peau à la lumière, changeant avec celle-ci, elles sont référées à sa face interne invisible, à la limite du corps organique. C’est la raison pour laquelle leur disposition organique diffère, ainsi que l’avait remarqué Husserl, de leur extension sur la peau. Une telle disposition ne saurait être décrite toutefois comme une « propagation », une « diffusion », une différence dans la façon de s’étendre. Elle renvoie à une différence originaire dans la façon d’apparaître, à la duplicité de celui-ci. La constitution des impressions sensibles « dans la main », « sous la peau », suppose qu’à l’ex-position ek-statique de celle-ci s’oppose de façon aussi incontestable qu’énigmatique sa révélation invisible en notre chair.

« Dans » la main, « sous » la peau se situent de même façon un autre groupe de sensations kinesthésiques qui marquent les limites de nos mouvements. Ainsi s’unissent, non plus de part et d’autre de la peau mais en elle, à l’intérieur de nos organes, deux séries de sensations, les sensations des sens constituées en nous comme la contrepartie des qualités sensibles des corps chosiques d’une part, les sensations kinesthésiques de l’autre. Notre peau est ainsi le lieu où s’entrelacent, s’échangent et se modifient constamment de multiples sensations qui, en dépit de leur multiplicité et de leurs changements, reçoivent chaque fois une signification et une localisation rigoureuses dans le procès général de la constitution de notre corps propre. C’est ainsi que les structures phénoménologiques pures que nous avons reconnues comme celles de notre corporéité originaire – chair, corps organique, corps propre chosique dans son opposition au corps chosique étranger – apparaissent « remplies » par un flux de sensations diverses et changeantes. Seul le procès de leur constitution permet d’établir entre elles un ordre rigoureux. Celui-ci n’est pas seulement un ordre temporel – c’est l’ordre hiérarchique des structures phénoménologiques pures mises en évidence dans la phénoménologie de la chair et que nous venons de rappeler. C’est dans leur référence à de telles structures que nos sensations reçoivent la place qu’elles occupent dans notre corps en même temps que la signification qu’elles ont pour lui. La théorie de leur constitution n’est autre que la théorie de cette référence. On mesure alors à quel point la constitution du corps propre se révèle tributaire de l’analyse phénoménologique préalable de notre chair originaire, lors même qu’elle l’occulte ou la dénature.

Ce dernier point appelle une ultime remarque. Dans le procès de leur constitution, nos impressions sont référées les unes à notre chair originaire, les autres au corps organique, d’autres à notre corps propre chosique. Comme toutes ces impressions sont constituées, les termes auxquels elles sont rapportées le sont aussi. Notre chair originaire se double d’une chair constituée, notre corps organique d’un corps organique constitué, notre propre corps chosique d’un corps propre chosique constitué. Il faut prendre garde de ne pas confondre ces différentes réalités, par exemple notre corps organique constitué avec le corps organique originaire. Lorsque nous parlons de la « quasi-étendue » du corps organique, de la « diffusion » ou de la « propagation » en lui de nos sensations, c’est le corps organique constitué qui est visé. C’est pourquoi nous avons tant de mal à concevoir l’élément organique originaire dans l’expérience primordiale de notre chair. Le corps organique constitué est déjà un corps représenté. Le corps organique originaire n’est ni constitué ni représenté. De même en est-il du rapport de notre chair originaire à cette chair dont nous disons que notre corps propre (en tant que Leibkörper) « est habité par elle ». Ou encore de notre peau, de l’« intérieur » dont elle est la « limite ».

Lorsque ces réalités originaires sont pensées par la réflexion phénoménologique, comme nous le faisons maintenant, nous n’avons évidemment affaire qu’à des contenus-de-pensée, à des significations essentiellement différentes des réalités originaires visées par elles, quand bien même elles en proviennent. Le rapport de ces contenus-de-pensée à la réalité originaire de la chair n’est qu’un cas particulier du rapport général de la pensée et de la vie tel que nous l’avons élucidé dans notre première partie. Ici comme partout ce n’est pas la pensée qui nous permet de parvenir dans la vie, c’est la vie qui parvient elle-même en soi, n’étant rien d’autre que ce mouvement originaire de parvenir éternellement en soi-même. Quant à la pensée, on l’a suffisamment montré, elle ne doit qu’à la vie de parvenir elle aussi en soi, d’être une cogitatio. Cette situation phénoménologique trouve dans la chair sa révélation la plus décisive. Non seulement toute chair – l’ensemble de ses structures et de ses modalités originaires – ne parvient en soi que dans la vie mais, comme pathos et dans l’effectuation de celui-ci, elle définit le mode phénoménologique selon lequel cette venue en soi de la vie s’accomplit. La théorie d’une constitution intentionnelle de notre chair – comme si c’était une pensée qui procédait à cette installation primitive en nous-mêmes qu’est notre chair, décidant en quelque sorte de l’existence de notre Soi aussi bien que de la substance phénoménologique dont il est fait – est une forme de folie.

§ 32. Retour à la thèse de Condillac. L’auto-érotisme de la statue : la chair comme lieu de la perdition. Passage nécessaire d’une phénoménologie de la chair à une phénoménologie de l’Incarnation.

Nous avons maintenant les moyens de revenir sur la thèse initiale de Condillac selon laquelle la statue agit sur elle-même en fonction des impressions qu’elle éprouve, afin d’écarter celles qui la blessent, d’accueillir et de favoriser celles dont elle jouit. On aperçoit d’emblée l’importance de cette analyse, l’ampleur du champ ouvert par elle. Il ne s’agit de rien de moins en effet que de l’action humaine en général. Que celle-ci porte sur le monde ou directement sur le corps propre de l’individu, c’est toujours en vue de susciter certaines sensations à partir de sensations qu’il éprouve déjà, et cela en vue de les modifier, d’en accroître l’intensité ou de les supprimer, que cette action se produit. C’est pour satisfaire sa faim, sa soif, se protéger du froid, etc. que, depuis qu’il est sur terre, l’homme s’attaque à celle-ci pour lui arracher tous les biens dont il a besoin, susciter en fin de compte les sensations agréables ou apaisantes qui doivent se substituer partout à son malaise initial ou insupportable. Toute l’activité économique et sociale, la formation des civilisations et de leurs cultures, ont pour motivation l’équilibre phénoménologique émotionnel de la statue et de ses exigences incontournables.

Quant à l’action de la statue sur son propre corps – au déplacement de sa main sur ses diverses parties pour en reconnaître les formes et en éprouver la solidité –, il s’en faut de beaucoup qu’elle obéisse à un simple intérêt de connaissance. Précisément parce que ce sont des impressions sensibles spécifiques de plaisir ou de déplaisir qui sont à l’origine de ces mouvements, c’est à une téléologie sensible, sensuelle, qu’ils restent inévitablement soumis. Que l’un d’eux, se mouvant sur le propre corps de la statue, rencontre le plaisir, c’est sur lui qu’il se fixera, c’est en vue de le produire ou de le reproduire qu’il se reproduira. Le principe du comportement érotique, en l’occurrence auto-érotique de l’homme, de l’humanité tout entière, son péché originel, celui d’Onan, n’est-il pas présupposé dans l’innocente statue de Condillac ? Non seulement son comportement auto-érotique initial, mais le comportement hétéro-érotique tout aussi bien, tout comportement érotique possible, s’il apparaît que l’érotisme qui remplit le paysage de la « civilisation » contemporaine par exemple, n’est qu’un auto-érotisme à deux ?

D’autant plus significative se révèle à nous la fable de la statue (pour autant qu’elle couvre le champ entier de l’exploitation par l’homme de la nature aussi bien que des possibilités sensibles ou érotiques de son propre corps), d’autant plus graves apparaissent ses lacunes. La phénoménologie de la chair a-t-elle réussi à les combler ?

Dans son effort pour remonter à l’essence d’une chair originaire, c’est-à-dire à sa possibilité dernière, la phénoménologie de la chair n’a cessé de faire des emprunts avoués à une phénoménologie de l’Incarnation, dont l’élaboration systématique n’était remise que pour des raisons propédeutiques. Une chair impressionnelle ne peut, en effet, faire l’objet d’un simple constat. Dès le début de nos recherches, l’évidence s’imposait qu’une venue dans la chair précède toute chair concevable. Il ne s’agit pas d’une préséance formelle, mais de la génération d’une substance. Déjà la phénoménologie de l’impression, pièce maîtresse du renversement de la phénoménologie, nous avait persuadés que l’impression la plus humble porte en elle une révélation de l’Absolu. Toute la critique de Maine de Biran contre Condillac renvoie à un « en dedans » de la sensation dont le sensualisme ne rend jamais compte. Quant à l’impression husserlienne qui renaît éternellement de ses cendres, nous avons montré que ce caractère stupéfiant n’est que l’enveloppe d’une présupposition absolue, l’auto-génération de la Vie.

Notre dernière allusion à la description condillacienne d’une subjectivité impressionnelle s’efforçant de produire sur son corps des sensations de plaisir rencontre le fait primaire de l’auto-érotisme, immédiatement interprété dans l’Ancien Testament comme idolâtre et ainsi comme le péché. Dans le Nouveau Testament, c’est cette même signification d’être le péché que la chair reçoit, de façon si constante que le mépris de la chair et du corps deviendra un lieu commun de la critique du christianisme et, à partir de Nietzsche, le reproche le plus véhément qui lui sera adressé.

En se faisant chair, toutefois – selon la parole johannique qui a fasciné les Pères, les arrachant à l’horizon de pensée où baignait le monde antique –, le Verbe apporte aux hommes le salut. Prenant une chair semblable à la leur et s’identifiant ainsi à eux, il va leur permettre de s’identifier à lui, de devenir Dieu comme lui. Comment la chair peut-elle être à la fois le lieu de la perdition et celui du salut ? La phénoménologie de la chair rencontre ici sa limite, seule une phénoménologie de l’Incarnation est en mesure de nous éclairer.

1.

Opere, Ed. Nazionale, respectivement vol. VI, p. 347 (souligné par nous) et vol. VII, p. 129.

2.

Ibid., vol. VI, p. 347. Federigo Enriquez fait remarquer que le terme de « noms » appliqué par Galilée aux qualités sensibles reprend celui de « conventions » par lequel Démocrite les désignait. Cf. « Descartes et Galilée », in Revue de métaphysique et de morale, 1937.

3.

Descartes, Œuvres philosophiques, édition de F. Alquié, Paris, Garnier, 1967, t. II, p. 425, notes 2 et 3.

4.

Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964, respectivement p. 177-178, 179, 183, 181.

5.

« Sentimus nos videre », dit la fameuse lettre à Plempius du 3 octobre 1637, qui oppose notre propre vision en tant que vision phénoménologique effective à celle des animaux qui précisément ne voient pas – ce qui implique l’immanence dans le voir lui-même d’un sentir plus ancien que lui et d’un autre ordre, d’un auto-sentir, sans lequel le voir ne verrait pas. Cf. A.T., IX, p. 28.

6.

Irénée de Lyon, Contre les hérésies, Paris, Le Cerf, 1991, p. 396.

7.

Cf. supra, § 7, 8, 9, 10.

8.

Traité des sensations, Paris, Fayard, 1984, p. 15.

9.

Ainsi que l’a montré avec profondeur Paul Audi à propos de Rousseau, cf. Rousseau, Éthique et Passion, Paris, PUF, 1997.

10.

Maine de Biran, Mémoire sur la décomposition de la pensée, édition Tisserand, Paris, Alcan, 1932, t. IV, p. 6, 7 (souligné par nous).

11.

Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature, édition Tisserand, op. cit., t. VIII, p. 408.

12.

Cf. notamment Max Scheler, Nature et Formes de la sympathie, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », n° 173.

13.

Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. II, Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. fr. Éliane Escoubas, Paris, PUF, 1982, p. 205-227, désigné désormais Ideen II dans les références.