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J’attends la renaissance1


JOËL ROMAN, ÉTIENNE TASSIN. – Votre premier livre publié est une étude consacrée à Jaspers, en collaboration avec Mikel Dufrenne2. Comment vous êtes-vous intéressé à Jaspers ?
PAUL RICŒUR. – Gabriel Marcel avait publié avant-guerre les premières études en français sur Jaspers, en particulier un grand article sur les situations limites, qui m’avait considérablement frappé car je commençais alors à me préoccuper du problème de la culpabilité. Puis quand nous fûmes prisonniers de guerre, Mikel Dufrenne et moi-même, nous eûmes la chance de disposer de la totalité des textes alors publiés de Jaspers. Notre attachement à Jaspers était lié au refus de reproduire l’erreur de nos prédécesseurs, les anciens combattants de l’autre guerre, qui avaient brutalement rejeté tout ce qui venait d’Allemagne. Nous pensions que les vrais Allemands étaient dans les livres, et c’était une façon de nier les Allemands qui nous gardaient. La vraie Allemagne c’était nous et non pas eux. En publiant ce livre, nous avons en quelque sorte liquidé notre histoire de captivité.
Quand après la guerre, Jaspers a publié des œuvres comme Les Grands Philosophes3 ou Von der Wahrheit4, nous n’avons plus suivi. Il s’est alors produit, même partiellement, il faut le reconnaître, une substitution de Heidegger à Jaspers, que j’ai maintenant tendance à remettre en question : à bien des égards, Jaspers avait des critères éthiques et politiques, inhérents à sa pensée, constitutifs pour ainsi dire, qui font mieux percevoir l’élision de l’éthique qui me paraît de plus en plus caractériser la pensée de Heidegger. Jaspers reste pour moi, rétrospectivement, un regret et un trouble, car j’ai parfois le sentiment de l’avoir un peu abandonné en chemin, de n’avoir pas poursuivi cette rencontre d’après-guerre.
L’avez-vous personnellement rencontré ?
Oui, à deux reprises. Juste après la guerre, à Heidelberg, puis à Bâle. Il avait alors rompu avec l’Allemagne : tandis qu’il avait supporté l’Allemagne nazie, il n’avait pas supporté l’Allemagne démocratique qui ne se repentait pas ; il avait rêvé d’une sorte de conversion collective, d’aveu collectif de responsabilité. Je l’avais rencontré en Suisse, juste après avoir publié notre livre : je ne dirais pas qu’il ne l’avait pas aimé, mais il le trouvait trop systématique, trop marqué peut-être par l’esprit didactique et français, alors que lui se voyait plus comme un torrent aux berges instables, que nous avions canalisé.
Dans les mêmes années, vous avez rencontré la phénoménologie de Husserl ?
J’en avais eu vent dès avant la guerre, chez Gabriel Marcel aussi, chose curieuse. J’ai alors lu les Recherches logiques5. C’est d’ailleurs un des fidèles du « vendredi » chez Gabriel Marcel, Maxime Chastaing, qui m’a orienté vers Husserl. Enfin, détenu en Allemagne, j’ai eu la chance d’avoir les Ideen de Husserl dont j’ai traduit le premier volume6. Je possède encore l’exemplaire des années de captivité, que j’ai réussi à ramener en dépit de bien des aléas : la traduction était faite dans les marges car nous n’avions pas de papier. En traduisant Husserl j’ai été obligé de faire un certain nombre de choix de traduction, que je ne ferais pas aujourd’hui de la même façon : par exemple je n’osais pas traduire Seiende par « étant », mais par « ce qui est ». Quoi qu’il en soit, ce livre est resté pour moi tout à fait fondamental.
Dans Du texte à l’action7, on peut lire un article intitulé « De la phénoménologie à l’herméneutique », où j’explique que le passage par la phénoménologie n’est pas aboli par un développement qui tient davantage compte de la pluralité des interprétations, quoique chez Husserl on trouve l’idée qu’il y a des essences univoques sur lesquelles on peut tenir un discours cohérent.
Vous êtes venu à l’herméneutique plus tard ?
J’y suis d’abord venu par un problème, à l’occasion de mon travail sur la symbolique du mal qui fait suite à un essai de phénoménologie classique sur le volontaire et l’involontaire. Dans ce dernier, je proposais de faire pour le domaine pratique ce que Merleau-Ponty avait fait pour la perception. Je retourne d’ailleurs maintenant aux mêmes questions par le biais de la théorie de l’action. Dans le travail sur le volontaire et l’involontaire, je misais sur des structures bien lisibles : on peut exprimer en termes intelligibles ce qu’est un projet, un motif, un pouvoir-faire, une émotion, une habitude, etc. : ce sont, en un sens, les chapitres d’une psychologie phénoménologique. Mais il restait un point opaque qui était la mauvaise volonté et le mal. Il m’a paru alors qu’il fallait changer de méthode, c’est-à-dire interpréter des mythes, et pas seulement le mythe biblique mais aussi les mythes de la tragédie, de l’orphisme, de la gnose. C’est par ce détour symbolique que je suis entré dans le problème herméneutique. Certains problèmes n’avaient pas la clarté, la transparence que j’avais cru discerner dans ce que Merleau-Ponty aurait appelé les « membrures » de l’acte volontaire. D’où deux questions : 1. Qu’en est-il du sujet qui ne se connaît que par ce détour par les mythes ? Quelle est cette opacité à soi-même qui fait qu’il faut passer, pour se comprendre, par l’interprétation de grands récits culturels ? 2. Inversement, quel est le statut de l’opération interprétante qui sert de médiation entre soi et soi-même dans cet acte réflexif ? Là, j’ai fait le parcours par Schleiermacher, Dilthey, Heidegger, Gadamer. Cette trajectoire herméneutique me paraissait doubler la trajectoire néo-kantienne, par Kant, Fichte, Schelling, Hegel. Je croisais également Nietzsche qui m’intéressait par sa critique de la transparence et de la rationalité maîtresse d’elle-même. Toute cette recherche a été guidée par la question : qu’en est-il du sujet à travers ces différentes révolutions ? Comment passer d’une position qui reste relativement cartésienne chez Husserl, au nom d’une sorte d’immédiateté à soi-même, à l’aveu d’une opacité croissante dont témoigne le détour par les mythes ?
Le deuxième choc, parallèle à celui de la tradition herméneutique, fut celui de la psychanalyse, mais pour des raisons voisines. Ayant travaillé sur la culpabilité avec l’aide des grands mythes, je me suis demandé s’il n’y avait pas une autre lecture, très différente, qui ramenait du côté de l’inconscient et non pas du côté de la grande tradition textuelle. Cela a été l’occasion de mon travail sur Freud8, très motivé par l’échec d’une philosophie du cogito. Échec double, sur le front de la lecture des mythes et sur celui du déchiffrage de l’inconscient. C’est ainsi que j’ai été conduit à mon problème ultérieur, celui de la pluralité des herméneutiques et de leurs conflits.
Qu’en est-il de ce conflit des interprétations ? J’entrais dans un jeu dialectique entre faire crédit à un texte ou au contraire s’en méfier. Cette dialectique soupçon / confiance a joué pour moi un rôle très important. La défiance systématique avait des racines nietzschéennes et freudiennes, marxistes aussi, mais curieusement je n’ai jamais été profondément troublé par Marx : je ne lui reconnaissais pas la puissance d’ébranlement que je trouvais chez Nietzsche ou Freud. Je me suis intéressé à Marx pour d’autres raisons : pour le problème de l’idéologie comme forme trompeuse de connaissance. Mon dernier livre, consacré aux rapports entre « idéologie et utopie9 », exprime assez bien l’essentiel de mon rapport à Marx, qui est plutôt un rapport tranquille, tandis que j’ai toujours jugé Nietzsche plus roboratif.
Enfin, il y eut le « tournant linguistique », qui vous a conduit à vous intéresser de plus près à ce qu’il est convenu d’appeler la « philosophie anglo-saxonne ».
Le tournant linguistique, je l’ai fait à l’intérieur de l’herméneutique, car réfléchir sur les mythes, c’était se tenir dans le langage. Comme dans mes travaux sur la symbolique du mal et sur Freud, je me servais beaucoup des notions de symbole et de symbolisme, je me suis aperçu que mon propre usage du mot symbole manquait de fondation linguistique. Il me fallait repartir de Saussure, et surtout de Benveniste : j’ai retenu de ce dernier la notion de l’irréductibilité du discours au mot, et donc de la linguistique de la phrase à la linguistique du signe. Parallèlement, je rencontrais la philosophie analytique sous ses deux formes : analyse du langage ordinaire ou philosophie des langues bien faites, des langues logiques. J’ai toujours trouvé beaucoup d’appui dans la tradition d’Austin, Strawson, etc., qui partent de ce qu’on dit, de l’idée qu’il y a dans le langage ordinaire des richesses incroyables de sens. Cette conjonction entre la phénoménologie, la linguistique et la philosophie analytique, dans son aspect le moins logiciste, m’a donné des ressources d’hybridation auxquelles je dois beaucoup. La philosophie analytique continue toujours à me fasciner par son niveau d’argumentation. C’est ce qui tient en respect chez elle : le choix des arguments, des contre-exemples, de la réplique. Quelquefois l’objet analysé est plus mince que l’instrument de l’analyse : c’est souvent ce que nous percevons en France, nous qui parvenons mal à nous ouvrir à cette rigueur argumentative. Car sa contrepartie est la professionnalisation de l’activité philosophique. C’est un effet dont je suis un peu la victime : ne plus écrire pour le grand public, mais écrire pour le meilleur spécialiste dans sa discipline, celui qu’il faut convaincre.
Comment se fait-il que vous ayez partagé votre temps entre les États-Unis et la France ? Est-ce le fruit d’un hasard, ou bien y avait-il aux États-Unis des possibilités de travail qui vous ont attiré ?
Vous avez eu des responsabilités universitaires en France. Quelles réflexions vous inspire la comparaison des deux systèmes universitaires ?
La comparaison rend d’abord manifeste l’indigence du système français : elle est tout simplement cruelle. Certes, j’enseigne à Chicago dans un cadre très sélectif, avec des étudiants en études doctorales : on n’a pas le droit d’avoir plus de vingt-cinq étudiants à la fois, de diriger plus de cinq thèses, etc. Ce n’est tout simplement pas comparable à ce que j’ai connu à la Sorbonne, que j’avais d’ailleurs déjà quittée pour Nanterre, avant de prendre une retraite anticipée.
Je n’étais pas bien dans ce système, pour des raisons pédagogiques : c’est un système qui ne fait pas assez crédit aux étudiants, qui ne leur donne pas les moyens de faire de la recherche. Un étudiant américain n’a pas plus de vingt heures de cours, tandis qu’un étudiant français en a souvent beaucoup plus, dans certaines disciplines jusqu’à trente-cinq heures ; son travail consiste à ingurgiter des cours et à les régurgiter ; aucun rapport avec les textes, avec la bibliothèque. C’est une question qui me trouble beaucoup : comment se fait-il que des sociétés par ailleurs très semblables, des sociétés industrielles avancées, aient produit des systèmes éducatifs aussi différents ? C’est là où la marque de l’histoire est sans conteste la plus forte. À tel point que nos systèmes sont quasiment incommunicables, même en Europe. Les systèmes éducatifs sont les plus difficiles à réformer. Avec ce paradoxe qu’un système éducatif devrait être le plus prospectif, puisque par définition on a affaire à des gens qui seront opératoires dix ans ou vingt ans plus tard. Or, nous avons tendance à enseigner comme nous avons été enseignés ; il y a quelque chose de très régressif dans la position d’enseignant. Dans les systèmes où l’on fait beaucoup plus crédit à l’innovation, comme le système américain, on est davantage amené à réfléchir à sa pratique et à la créer, à l’inventer. Vous pouvez faire un séminaire court, un séminaire où vous ne parlez jamais, un séminaire où vous parlez à deux ou à trois : tout est permis, tant qu’il vient des étudiants.
Vous avez été très actif dans l’Institut international de philosophie dont vous avez été président : quel rôle joue ce genre d’institution ?
C’est un milieu coopté : il y a neuf Français, cinq Anglais, neuf Américains, etc., soit cent dix ou cent vingt membres au total. L’Institut tient chaque année un congrès sur un sujet assez technique ; cette année le thème sera : « signifier et comprendre ». Il y a une dominante anglo-américaine évidente, mais aussi une forte contrepartie continentale : Gadamer et Habermas pour l’Allemagne, et du côté français Granger, assez proche de la tradition anglo-américaine, mais aussi Aubenque et Lévinas. C’est un milieu de discussion de très haut niveau, mais aussi un lieu de rencontre, plus que ne le sont les grands congrès internationaux. Les congrès internationaux de philosophie qui ont lieu tous les cinq ans sont plus largement ouverts, tandis que ceux de l’Institut sont plus sélectifs. Mais l’Institut est aussi le seul lieu où la philosophie analytique qui tend à être dominante, méprisante parfois, accepte un vis-à-vis. Inversement, les philosophes « continentaux » y ont découvert l’extrême variété de la philosophie dite « analytique » et des possibilités d’hybridation avec la philosophie dite « continentale ». Le mariage entre le transcendantalisme d’origine kantienne et le pragmatisme anglo-saxon, dont témoigne par exemple le travail d’Habermas, est à cet égard un événement culturel très important qui, par ailleurs, n’est pas sans danger dans la mesure où il tend à établir un pont aérien américano-allemand par-dessus notre tête. De ce point de vue, je ne suis pas sûr que ruminer l’héritage heideggerien soit la meilleure façon de garder le contact avec le monde germanique, pour l’empêcher de basculer complètement dans l’univers américain. La pensée allemande souffre d’ailleurs de certains défauts qu’elle partage avec la pensée française : le repli sur l’histoire, la sempiternelle récapitulation de la tradition (Kant, Fichte, Schelling, Hegel), avec quoi brisent des gens comme Habermas, Luhmann, qui sont moins accablés par la tradition historique que nous. Je ne dis pas cela négativement, car on court de l’autre côté le risque d’une pensée sans mémoire.
Cela avait pourtant été la tentative de la phénoménologie au départ ?
En effet, il s’agissait de se mettre en face d’objets et de phénomènes déterminés, afin de s’interroger de manière régionale sur des positivités sans positivisme. Cette absence de souci des positivités m’inquiète dans la philosophie française contemporaine : elle laisse le champ libre à une épistémologie qui adopte les positivités des autres ; l’exemple brillant en est maintenant Granger qui déclare que la philosophie n’a pas d’objet, que ce sont les sciences qui ont un objet11. Je crois qu’il faut que nous retrouvions un objet. Par exemple : que signifie être un vivant dans le monde, agissant, souffrant, parlant ? Je défendrais l’idée d’une anthropologie philosophique, qui est souvent traitée par le mépris, notamment par ceux des héritiers de Heidegger qui condamnent une lecture anthropologique de Heidegger. Au contraire, ce que je trouve grand chez Heidegger, c’est l’anthropologie philosophique.
N’y a-t-il pas cependant un aspect positif dans la critique des anthropologies philosophiques non thématisées à l’œuvre dans les sciences humaines, par exemple chez Lévi-Strauss ou encore chez Piaget ? Ce sont des anthropologies de « l’homme neuronal », qui postulent un réductionnisme fondamental.
Oui, mais comment dénoncer le réductionnisme, si on ne peut lui opposer certaines positivités irréductibles ? Toutefois, ce que je critiquerais le plus, ce n’est pas tant l’idée de la mort de l’homme que celle dont elle est la contrepartie : que l’homme est récent. Dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, les livres III et VI dessinent une anthropologie philosophique qui vise à montrer comment est ontologiquement possible la capacité éthique et politique de l’homme. Quelle espèce d’être doit être l’homme pour qu’il soit capable de décision et donc d’être aussi un sujet politique ? Une philosophie politique construite sur le vide d’une anthropologie me paraît condamnée à être purement procédurale : le seul thème politique est alors la cohérence procédurale, ce qu’on a pu justement reprocher à Rawls. Mais l’argument de Rawls s’appuie aussi sur ce qu’il appelle les « convictions bien pesées » (ce qui est une très bonne traduction de considered convictions) : celles-ci reposent, je crois, sur un certain invariant de la formalité éthique. Il y a des convictions communes : on a toujours su qu’une personne n’était pas une chose, et la responsabilité du philosophe est de dire quels sont les traits différentiels qui font qu’une personne est digne de respect tout simplement parce que c’est une personne. Quand vous regardez les questions actuelles d’éthique médicale, elles montrent la fécondité du formalisme kantien pour penser ces problèmes.
Rencontrez-vous ici la réflexion de Levinas ?
Je lui dois beaucoup, mais je résiste sur deux points : d’abord sur l’idée que l’éthique doit se faire sans ontologie (sous prétexte tributaire12 de Heidegger, et peut-être de Nietzsche, au-delà de Heidegger). Je ne suis en effet pas sûr que l’idée d’être doive s’épuiser dans une représentation synoptique, virtuellement totalitaire, en tout cas fermée sur le Moi, et que l’Autre devrait briser par effraction. N’y a-t-il pas une ontologie possible de l’acte et de la puissance ? N’est-il pas possible de rénover une telle ontologie avortée ? La tradition philosophique en conserve certains indices, certaines promesses, par exemple avec le conatus de Spinoza, ou le dynamisme leibnizien, ou encore chez Schelling. Il ne faut pas aligner l’ontologie sur la substance ou l’essence. Des ontologies vacantes et inachevées peuvent être appropriées à des alternatives éthiques et s’articuler sur des problématiques de l’altérité comme celle de Lévinas.
Le discours de la nudité éthique chez Lévinas d’un côté, et de l’autre, le discours de la fin de la philosophie laisseraient au milieu un vide permettant la reprise par les sciences de thèmes abandonnés par la philosophie.
En effet, il y a des objets qui sont totalement délaissés, même par la philosophie analytique, dès qu’on s’écarte du champ de l’épistémologie. Par exemple, l’objet de l’historien : qu’est-ce qu’un être passé ? Cela me paraît une question philosophique puisque le passé n’est pas un observable, et que ce n’est pas non plus une fiction : alors quel est son statut ? Qu’est-ce que « avoir été » pour un événement dont on continue de parler ? Ce qui est en jeu, c’est le statut ontologique du passé en tant que tel. J’ai essayé de traiter des problèmes de ce genre dans Temps et récit14, et je ne vois pas pourquoi ils auraient été frappés d’obsolescence par la mort récente d’un type de discours. Ou alors il faut faire un autre métier. Si nous gémissons sur la falsification du langage, il faut dire ce que serait un langage non falsifié. Si nous critiquons la domination de la technique, alors que serait un rapport à la nature restauré ? Je me sens opposé à la fois à ceux qui disent que la philosophie est morte comme thématique et à ceux qui disent, comme Lévinas, qu’il faut faire une philosophie sans thématique. Ma conviction est que Lévinas dit autre chose. Le type de discours qu’il rend possible par ses refus est aussi important que ce qu’il récuse. Il rétablit un autre espace où on peut reparler du « je », du moi, de l’identité, dans un discours qui peut prendre appui sur les travaux anglo-saxons consacrés à l’identité personnelle. Exemple : l’identité est-elle le non-changeant ? L’ipséité et la mêmeté se recouvrent-elles ? Que signifie la deuxième personne, sinon qu’elle est capable de dire « je » pour elle-même ? On est là, tout de suite, en débat avec la linguistique, avec la théorie des déictiques, des significations sui-référentielles, ou encore avec la distinction entre l’intentionnel et l’extentionnel. Les outils linguistiques sont tout à fait appropriés à ce genre de réflexions qui sans cela sont condamnées à rester déclaratives ou proclamatives.
À ce propos, je ne vois pas comment on pourrait constituer une philosophie politique et penser la démocratie, c’est-à-dire le régime qui fait place aux conflits et à la négociation, donc où la participation à la décision est maximale, si l’on ne peut dire ce qu’est un être de décision. C’est un problème anthropologique : qu’est-ce qu’un être qui prend une décision dans un contexte social, avec d’autres que lui-même ? Si je dis que je suis l’otage de l’autre, comme le pense Lévinas, qu’est-ce que je peux faire ? Quelle politique faire ? Lévinas est amené lui-même à valoriser le tiers, c’est-à-dire le sans visage. J’entre dans une relation de justice lorsque j’ai des devoirs et des droits à l’égard de gens que je ne rencontrerai jamais : ceux qui trient mon courrier et me le font parvenir dans les vingt-quatre heures… Le lien social est fait de tous ces sans visage. Quel est le statut du sans visage ? Le chacun, qui est le distributif, le je allemand, qui n’est pas le on, comme dans l’expression « à chacun son dû ». C’est à cause du problème de la justice que je me suis intéressé à Rawls : comment peut-on établir une relation de justice dans une distribution inégale ? Toutes les distributions inégales ne sont pas moralement équivalentes. Or, où peut trouver racine l’idée qu’il faut respecter le partenaire le plus défavorisé d’une distribution inégale, si on n’a pas une certaine conception de la personne insubstituable ? Rawls, dans ses premières pages, affirme que la justice est la vertu des institutions. Il y a donc une irréductibilité du phénomène des institutions : les règles du vivre ensemble ne sont déductibles ni de l’autoposition d’un sujet – et de ce point de vue on a raison d’invoquer Lévinas – ni non plus de l’injonction en deuxième personne. J’aimerais relier la réciprocité dans la distribution de tâches ou de rôles et la notion du chacun : l’institution distribue des rôles et ainsi engendre le « chacun ». Mais l’opérateur de distribution est autre que ces rôles. On retrouverait le tiers levinasien et même l’Ancien Testament : la veuve et l’orphelin, dont parle Lévinas. La veuve et l’orphelin ne me sont pas forcément connus, ce sont des situations sociales. Dans les sociétés tribales, une veuve était celle dont le mari ne laissait pas de frère pour l’épouser, donc celle qui ne pouvait pas être reprise dans le système de parenté. C’est le type même du tiers, le sans visage par excellence. C’est à leur égard qu’on a un devoir de justice. Tant que les règles tribales fonctionnent, on n’a pas à se poser la question de la justice. Les choses n’ont pas foncièrement changé. Aujourd’hui encore, il y a des oubliés de la distribution. Ce qui devrait pourtant nous étonner, c’est que nous pensons qu’ils ont un droit. Sur quoi se fonde ce droit, sinon sur le fait, pas toujours perceptible, que ce sont des personnes ? Il va donc falloir retrouver en eux les ressources et les capacités d’une personne. Il nous faut pour cela les concepts de capacité, de disposition, qui sont encore une fois des concepts appartenant à une anthropologie ; et mettre en jeu des ressources ontologiques telles que dynamis, energeia.
Quand vous dites qu’il y a là quelque chose à penser, est-ce aussi matière à intervention publique ? Le philosophe doit-il intervenir dans le débat public ?

1.

Entretien avec Joël Roman et Étienne Tassin, revue Autrement, « À quoi pensent les philosophes ? », novembre 1988.

2.

Paul Ricœur, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, éd. du Seuil, 1947 (rééd. 2000).

3.

Karl Jaspers, Les Grands Philosophes (3 vol.), Paris, Plon, « Agora », 1989.

4.

Karl Jaspers, Von der Wahrheit (De la vérité), Munich, 1947.

5.

Edmund Husserl, Recherches logiques, trad. fr. Hubert Elie, 4 tomes, Paris, PUF, « Épiméthée », 2002.

6.

Edmund Husserl, Ideen, trad. fr. de Paul Ricœur, Idées directrices pour une phénoménologie pure, Paris, Gallimard, 1950 (rééd. « Tel », 1985).

7.

Paul Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, op. cit.

8.

Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, éd. du Seuil, 1965 (« Points Essais », 1995). Voir aussi Le Conflit des interprétations, Essais d’herméneutique I, Paris, éd. du Seuil, 1969 (« Points Essais », 2013).

9.

Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, op. cit. Paru d’abord sous le titre Lectures on Ideology and Utopia, Columbia University Press, 1986.

10.

John Rawls, Théorie de la justice, trad. fr. de Catherine Audiard, Paris, éd. du Seuil, 1987 (« Points Essais », 2009) ; Allan Bloom, L’Âme désarmée, trad. fr. de Paul Alexandre, Paris, Julliard, 1987.

11.

Gilles Gaston Granger, Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile Jacob, 1988.

12.

Le sens de cette locution quelque peu obscure est clair : Levinas critique l’ontologie de Heidegger, philosophie impersonnelle de la nature, philosophie du même, oublieuse du visage toujours singulier de l’autre. Il faut sans doute lire : « sous prétexte que cette dernière est tributaire… ». À moins que Levinas ne rejoigne Nietzsche dans sa critique de la métaphysique (NdE).

13.

Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Paris, Bourgois, 1988.

14.

Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit.