JEAN-MARIE BROHM, MAGALI UHL. – En admettant avec Kant qu’est beau ce qui plaît universellement sans concept ou que, dès que l’on porte un jugement sur des objets uniquement d’après des concepts, toute représentation de beauté disparaît, peut-on soutenir à l’inverse qu’est laid tout ce qui déplaît universellement sans concept ? En d’autres termes, comment peut s’établir selon vous une discussion argumentée sur l’art et l’esthétique, comment concevoir du point de vue de la critique du jugement esthétique la tension paradoxale entre l’universel et le singulier ?
P
AUL R
ICŒUR. – Je crois que, pour éclairer la question et diriger la réponse, il faut se situer dans le travail de l’Universel, parce que là nous avons un Universel que Kant, au début de la troisième Critique, oppose à l’Universel du jugement déterminant
2. Ce dernier pose la règle, et l’expérience y est subsumée : le cas est donc placé sous la règle. La situation inverse est en ce sens exceptionnelle et incroyablement déroutante. C’est celle du jugement esthétique ; ici tous les jugements
sont singuliers, mais directement singuliers, non pas par subsomption, mais par appréhension directe. L’herméneutique de Gadamer
3 permet de donner toute sa force à mon sens à cette position kantienne initiale de la singularité du jugement esthétique « Cette rose est belle ». Singularité qui comporte l’idée de l’emprise sur nous de la chose belle. Jusqu’à un certain point, l’idée d’emprise marque une certaine rupture avec Kant en tant que mode de compréhension, d’appréhension de la singularité. Mais ce qui continue de faire la force de l’analyse kantienne, c’est qu’il y a néanmoins de l’Universel : Kant résiste de toutes ses forces à l’idée que des couleurs et des goûts on ne discuterait pas, ce qui enfermerait chacun dans son plaisir, dans son humeur. Or, comment peut-il y avoir de l’Universel ? La grande force de la solution kantienne, c’est d’avoir tout misé sur l’idée de
communicabilité. La communicabilité est la modalité de l’Universel sans concept ; il s’agit là d’une sorte de traînée de poudre, de contagion d’un cas à l’autre. Et qu’est-ce qui est ainsi communiqué ? Ce n’est ni la règle ni le cas, mais c’est le jeu entre l’entendement et l’imagination. Chacun de nous revit cette espèce de débat, de conflit, entre une règle et l’imagination, laquelle, dans le sublime se trouve affectée par le débordement, par l’excès de l’objet sur la capacité de l’inclure, tandis que dans le beau il y a une imagination de l’harmonie. C’est cette contamination, cette traînée de poudre, qui entraîne les sujets dans la communion, dans la participation à la même émotion.
Autrement dit, vous récusez le relativisme esthétique qu’on pourrait soutenir par exemple d’un point de vue ethnologique ou anthropologique, aussi bien dans le temps que dans l’espace ?
À première vue, on peut dire que la sociologie donne tort à Kant, parce qu’il y a une historicité qui n’apparaît aucunement dans son analyse ; de fait, en première analyse, l’histoire des styles et des goûts lui donne tort. En deuxième analyse, cependant, celle-ci lui donne raison, parce qu’à longue échelle, comme cela apparaît dans l’œuvre de Malraux, se révèle une dimension de transhistoricité. Et cette transhistoricité consiste en somme dans la permanence ou mieux la perdurance des œuvres d’art échappant à l’histoire de leur constitution. Ce qui est bouleversant dans l’expérience esthétique, c’est que, à la différence des phénomènes économiques et politiques où le résultat est en quelque sorte proportionné à sa production, le résultat est ici en excès sur sa production. On pourrait dire que l’œuvre d’art échappe à l’histoire de sa constitution et c’est cette temporalité de deuxième degré qui constitue la temporalité de la communicabilité. Cette communicabilité transhistorique est l’équivalent rationnel de l’objectivité, tant dans le beau que dans le sublime. Pour continuer dans cette voie-là, il faudrait analyser la temporalité spécifique de l’œuvre, ce que n’a pas fait Kant
Ce qu’a fait Heidegger…
Ce qu’a fait Heidegger, en effet, et avec lui toute la tradition herméneutique, parce que celle-ci a été confrontée d’une façon beaucoup plus menaçante que n’a pu l’être Kant à l’historicisme, au relativisme historique. C’est ainsi que la reconquête du transhistorique sur l’historique constitue le bénéfice post-kantien d’un retour à l’esthétique kantienne. On peut réfléchir sur l’étrange statut de l’œuvre d’art, qui a peut-être un équivalent dans la spéculation sur les anges et leur temporalité, laquelle n’est ni l’éternité immuable de Dieu ni la précarité des choses humaines. Les médiévaux avaient forgé à cet effet le concept de pérenne, de sempiternel. Il y a
là plus qu’une approximation, une sorte de parenté profonde entre le statut des anges, dans la grande tradition médiévale mais aussi multiséculaire, et l’idée d’espèce à un seul individu. Et en somme l’œuvre d’art est une espèce à un seul individu.
Vous admettez par conséquent la notion de transcendance temporelle de l’œuvre d’art ?
Oui, mais alors peut-être faudrait-il introduire une composante qui n’est pas accentuée chez Kant, même si elle est souterrainement présente, à savoir le rapport à un public, le rapport à un amateur, au sens fort du mot ; car c’est du côté du récepteur de l’œuvre d’art que se révèle une autre historicité, celle de la
réception. C’est peut-être l’historicité de la réception que nous pouvons le mieux déchiffrer, à la faveur de la constitution des permanences à travers leur historicité : comme si l’œuvre d’art se créait un public temporellement ouvert et indéfini. Mais alors qu’y a-t-il entre les deux ? Réponse : la
monstration, le fait qu’une œuvre d’art vise, par-delà l’intentionnalité de son auteur, et en tant même qu’œuvre d’art, à être partagée, donc d’abord à être montrée. On peut alors reprendre un à un les arts pour montrer de quelle façon chacun exhibe sa monstrativité, sa capacité à être partagé entre le créateur et son public. Il y aurait alors là certainement à distinguer, comme l’a fait Henri Gouhier
4, entre les arts à un temps et les arts à deux temps, ceux où l’existence de l’œuvre coïncide avec sa création, la peinture et la sculpture par exemple, et ceux où l’existence de l’œuvre requiert un second temps, qui est celui de sa re-création : représentation théâtrale, exécution musicale, réalisation chorégraphique à partir de l’écriture d’un livret, d’une partition, d’un script. On pourrait alors se demander
quel est le statut d’un ballet ou d’une partition musicale quand ils ne sont pas joués, en attente d’exécution. C’est peut-être là, dans cette capacité indéfinie d’être réincarné, et de façon chaque fois historiquement différente, mais substantiellement et essentiellement fondatrice, que le signifié profond du livret ou de la partition occupe ce statut du sempiternel.
La question que l’on peut se poser au fond est celle-ci : où est l’œuvre d’art ? Quel est son lieu ontologique, où existe-t-elle ? Quand il n’y a pas de réception, quand elle dort pendant des décennies, l’œuvre existe certes, mais où ?
Je dirais qu’elle n’existe que dans sa capacité de monstration…
Par rapport à votre thèse sur la communicabilité, on constate du point de vue de la monstration ou de la réception que toutes les grandes œuvres d’art ont été incommunicables d’une certaine manière ou n’ont pas été reçues au départ…
Oui, c’est un tournant temporel à introduire, qui est le retard dans la réception ; et il y a sans doute là quelque chose de spécifique à l’œuvre d’art : son caractère prophétique, en ce sens que, faisant rupture avec les valeurs d’utilité et les valeurs marchandes, la transcendance de l’œuvre d’art s’affirme en opposition à cette utilité qui, elle, s’épuise dans l’historique. C’est la capacité de transcender l’utilitaire immédiat qui caractérise l’œuvre d’art dans cette capacité de réinscription multiple et indéfinie. On pourrait dire que dans les arts à deux temps le moment du sempiternel est dans le retrait du livret et du script, mais l’épreuve temporelle est dans la monstration. La capacité d’une monstration sans cesse renouvelée, comme étant toujours autre, quoique du même, constitue le lien entre le sempiternel et l’historique ; c’est peut-être là la marque temporelle la plus prégnante de l’œuvre d’art.
Le problème est de savoir s’il peut y avoir une création qui ne soit pas une anticipation de sa propre réception. C’est le problème posé par le journal intime, en particulier le journal intime de Pepys qui était destiné à lui-même ; c’est là un cas extrême et très douteux, puisque l’œuvre a été préservée pour être publiée. Est-ce que l’idée du génie méconnu n’est pas aussi un cas limite et comme le négatif d’une attente déçue ou d’une attente en différé ? Il y a une sorte de
Nachträglichkeit, comme un « après coup » qui marque finalement la victoire de la monstration sur le méconnu. À vrai dire, si un artiste restait totalement méconnu, nous ne le saurions pas ! N’entrent en effet dans la gloire commune que ceux qui finalement, plus tard, ont été re-connus. Et cette re-connaissance tardive est une autre façon d’ailleurs de vaincre la temporalité au niveau de son déroulement. Une rupture de la succession résulte de cette anticipation rétrospective qui fait que c’est au futur antérieur que la création aura été temporellement reçue : il aura été vrai que cette œuvre avait la destination de la monstration et donc de la rencontre et de la reconnaissance.
Vous avez distingué dans vos propres travaux une herméneutique de l’archéologie et une herméneutique de la téléologie, une herméneutique réductrice – par exemple psychanalytique – orientée vers le régressif, l’infantile, l’archaïque, et une herméneutique amplifiante – par exemple phénoménologique – attentive au surplus de sens et orientée vers un telos
de complétude signifiante pour reprendre votre expression5. Comment situez-vous cette opposition par rapport à une herméneutique de l’œuvre d’art ? Je n’ai pas poursuivi cette ligne-là qui relevait d’un débat avec la psychanalyse. Je soutenais, d’une part, que le domaine de
la psychanalyse s’était creusé sous, derrière en quelque sorte, remontant toujours vers le plus primitif, le plus archaïque, le plus sauvage, le plus inchoatif et, d’autre part, que le sens n’est complet que lorsque les figures de l’esprit se dépassent l’une l’autre par une sorte de reprise orientée vers un plus. J’avais pris l’exemple de la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel parce qu’on a là le modèle d’une compréhension où le sens d’une figure est dans la figure suivante. Le lien d’une figure à l’autre semble contingent, mais une fois que la figure suivante est apparue, elle devient rétroactivement nécessaire. Il apparaît inscrit dans la figure précédente que la suivante sera telle qu’elle est. Cela permet alors certainement de jouer sur une dialectique que j’avais appelée autrefois la dialectique du soupçon et de l’amplification, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit universelle. Je l’avais appliquée au cas le plus favorable, celui de l’
Œdipe de Sophocle : son sens ne se réduit pas au drame de la sexualité, de l’inceste et du parricide, mais procède de l’histoire de la reconnaissance ; c’est la tragédie de la vérité, donc à la fois la rétrospection vers l’origine, mais aussi la marche en avant vers l’éclaircissement, vers la
catharsis, l’illumination (je pense d’ailleurs qu’il faut traduire
catharsis par éclaircissement, autant que par purification au sens médical ou mystique du mot). Alors, la compréhension herméneutique consiste peut-être en cette capacité, au cours de l’histoire de la compréhension, d’engendrer du sens nouveau, à la faveur de ce mouvement de l’archéologie vers la téléologie. À son tour ce mouvement viendrait se surmonter dans le transhistorique de la pérennité, de la perdurance. Telle serait la persistance de l’œuvre d’art, capable chaque fois d’engendrer le dépassement de l’archéologique dans le téléologique.
N’êtes-vous pas là en train de pointer le mystère de la création et de l’art comme interprétation du monde ? On a pu interpréter l’œuvre d’art de manière réductrice comme la réfraction, le produit, le reflet, la mimesis
, etc., de ce qui existe déjà, et là nous avons toutes les théories sociologiques ou anthropologiques qui ramènent l’œuvre d’art aux conditions de sa production : le marché, l’habitus, le champ social, l’environnement socioculturel, les pulsions, voire l’air du temps ou la mode. L’œuvre d’art serait ainsi l’expression de ce qui existe déjà. Voilà pour l’archéologie. Il semble que vous soyez plutôt dans la position inverse, celle de la téléologie, où l’œuvre d’art est une fin, un avant, un projet à faire advenir au sens où l’entend Ernst Bloch6… Pour revenir à Kant, il est frappant de constater qu’il a été fort embarrassé pour situer le génie par rapport au jugement du beau et du sublime, parce qu’il reste toujours quelque chose de rétrospectif dans le jugement de goût, tandis que le beau crée du nouveau. Je me suis intéressé à ce problème, soit à partir de la métaphore, soit à partir du narratif, sous le thème de l’innovation sémantique. Dans les deux cas, l’idée surgit d’un sens nouveau qui n’était pas là. Ainsi, la métaphore, c’est la capacité de produire un sens nouveau, au point de l’étincelle de sens où une incompatibilité sémantique s’effondre dans la confrontation de plusieurs niveaux de signification, pour produire une signification nouvelle qui n’existe que sur la ligne de fracture des champs sémantiques
7. Dans le cas du narratif, je m’étais risqué à dire que ce que j’appelle la synthèse de l’hétérogène ne crée pas moins de nouveauté que la métaphore, mais cette fois dans la composition, dans la configuration d’une temporalité racontée, d’une temporalité narrative. Joindre ensemble des événements multiples, des causalités, des finalités et des hasards, c’est produire une
signification nouvelle qui est l’intrigue
8. Chaque intrigue est singulière et elle a exactement le statut de l’œuvre d’art selon Kant : la singularité capable d’être partagée.
Iriez-vous jusqu’à étendre cette fonction métaphorique de l’art à toutes les formes d’art ? C’est ce que vous semblez suggérer en disant que l’œuvre d’art peut avoir un effet comparable à celui de la métaphore : intégrer des niveaux de sens empilés, retenus et contenus ensemble. Peut-on étendre la notion de métaphore au-delà du trope ? Au-delà du langage proprement dit ?
Au-delà du langage, mais aussi au-delà des figures de style. Ce qu’on peut garder peut-être du métaphorique généralisé, au-delà du langage et du trope, c’est la ressemblance, mais alors la ressemblance comme produit de la métaphore. La métaphore ne recueille pas une ressemblance donnée, mais par le fait qu’elle produit du sens, elle crée de la ressemblance là où il n’y en avait pas. En somme, il y a génération de ressemblance. Un des très beaux textes que j’avais commentés autrefois, La Poétique d’Aristote, souligne que bien métaphoriser, c’est avoir un coup d’œil sur la ressemblance. Ce coup d’œil sur la ressemblance donne à lire la ressemblance là où on ne la voyait pas. En somme, elle crée de la ressemblance qu’on ne peut plus ne pas voir.
Admettez-vous la fonction mimétique de l’art ?
À condition de bien distinguer
mimesis de
copie. Il y a là en effet tout un poids historique. Kant le dit lui-même à propos du génie lorsqu’il distingue
Nachahmung et
Folge, imitation servile et héritage exemplaire. Il ne faut pas, dit-il, répéter les
Anciens, mais les suivre. L’idée de suivre – nous n’avons pas de mot d’ailleurs en français, sinon celui de suivance – s’oppose ici à la notion de répétition. La notion de copie a obstrué la réception du concept grec de
mimesis. Quand Aristote dit que l’intrigue est une
mimesis de l’action, c’est une
mimesis créatrice. Les personnages historiques deviennent des protagonistes de l’intrigue, ils sont donc surélevés au-dessus de leur rôle empirique et deviennent les figures constitutives d’une intrigue ; ils sont métaphorisés, configurés en même temps que l’histoire racontée : il y a configuration des personnages à la mesure de la configuration de l’histoire à laquelle ils contribuent. Pourrait-on étendre ce trait à la totalité des arts ? Il y a certainement un art qui n’est pas mimétique, c’est la musique. Quoique, à la limite, ne pourrait-on pas dire qu’à chaque pièce d’art correspond un
mood ? L’œuvre d’art se réfère en effet à une émotion qui a disparu comme émotion, mais qui a été préservée comme œuvre. On pourrait donc dire que chaque pièce de musique crée un
mood, qui est son humeur propre. Des tonalités affectives, des
Stimmungen, étaient comme dormantes, elles sont maintenant non seulement actualisées, mais créées : chaque pièce de musique engendre sa chaîne de tonalités, son mouvement de
moods, d’humeurs. En ce sens, il y aurait un rapport mimétique où l’accent serait mis sur la production d’une humeur qui n’existait pas dans l’expérience de la nature. Je pense sur le moment à Olivier Messiaen, à son
Saint François d’Assise et à sa recréation des chants d’oiseaux. Là, nous avons un exemple parfait de
mimesis créatrice et recréatrice, qui fait que nous serions plutôt enclins à entendre les chants d’oiseaux comme transfigurés par leur mise en musique, par le passage par un registre de sons qui transfigure le bruit. Le chant des oiseaux est peut-être déjà en lui-même une sorte de règne intermédiaire entre le bruit et le son, mais il est justement arraché au monde des bruits et élevé au niveau du son
pur. Dans
Stimmung, il y a
Stimme, la voix…
En anglais il y a une expression :
attunement. En français, on pourrait dire : mettre au même ton, mise en écho de tonalités, harmoniser, accorder. Il y a chez Messiaen une sorte de mise en accord du chant des oiseaux avec la recréation musicale. On peut aussi repérer dans la dénomination de certaines pièces de musique un rapport allusif et non descriptif à des êtres, à la faveur de la recréation même du sens, on parlerait de transfiguration plus que de refiguration du sens :
La Mer de Debussy,
Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg,
Pelléas et Mélisande de Schoenberg ; il y a chaque fois une allusion à la nature cosmique, à une situation émotionnelle, à un être. Ce serait là la forme extrême de la métaphore généralisée. On rencontre le même problème avec des peintres comme Constable, Turner ou Ruisdael, avec l’évocation des paysages, des orages, des marines.
Là, il y a quand même de la figuration tandis que dans la musique il est difficile de parler de figuration…
Sinon figuration des
moods, des humeurs, mais qui sont tellement labiles, faute d’être dites et par défaut d’adéquation du langage. C’est la musique qui prend en charge l’effectuation sonore du
mood que chaque pièce possède : une certaine humeur, et c’est à ce titre qu’elle instaure en nous l’humeur ou la tonalité correspondantes. La musique ouvre en nous une région où vont pouvoir être figurés des sentiments inédits et être exprimé notre être affecté. Comme je le soulignais dans
La Critique et la conviction9, la musique nous crée des sentiments qui n’ont pas de nom ; elle étend notre espace émotionnel, elle ouvre en nous une région où vont pouvoir figurer des sentiments absolument inédits. Lorsque nous écoutons
telle musique, nous entrons dans une région de l’âme qui ne peut être explorée autrement que par l’audition de
cette pièce. Chaque œuvre est authentiquement une modalité d’âme, une modulation d’âme.
Pour revenir à Messiaen qui est un compositeur majeur, il est frappant de constater que la plupart de ses partitions portent une dénomination transcendantale, religieuse, mystique, voire cosmique. Or, quand on fait écouter ces pièces à des profanes qui ne sont pas nécessairement croyants, qui peuvent même être agnostiques, il n’y a pas nécessairement cette évocation voulue par Messiaen. Autrement dit, quel est réellement le pouvoir expressif, descriptif, allusif de la musique qui semble passer par la médiation du langage poétique ? N’est-ce pas ce pouvoir évocateur du langage qui donne après coup un sens à la musique ou même une expression ? On sait que Stravinski par exemple a soutenu que la musique était par essence impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc., mais était donnée à la seule fin d’instituer un ordre dans les choses, y compris et surtout entre l’homme et le temps. La musique ne serait donc ni une peinture des émotions humaines ni une description phénoménologique du monde, mais l’organisation de rapports temporels entre des hauteurs de notes, des tonalités, des rythmes, des phrases mélodiques. C’est précisément, ajoutait Stravinski, cette construction, cet ordre atteint qui produit en nous une émotion d’un caractère tout à fait spécial, qui n’a rien de commun avec nos sensations courantes et nos réactions dues à des impressions de la vie quotidienne. On ne saurait mieux préciser cette sensation produite par la musique qu’en l’identifiant avec celle que provoque en nous la contemplation du jeu des formes architecturales. Goethe le comprenait bien qui disait que l’architecture est une musique pétrifiée. Si l’on accepte cette thèse que la musique est un pur univers sonore, une construction ordonnée entre l’humain et le temps, ne faut-il pas admettre qu’elle n’a plus rien à voir avec le sens ? En tout cas pas le sens dénommé. Prenons le cas de Messiaen par rapport à la signification mystique. Cette mystique est par son écriture le chemin propre de Messiaen, mais celui qui l’entend l’accompagne jusqu’à un certain point, bien que Messiaen n’ait jamais songé à convertir quiconque. Sa musique introduit dans une région sonore capable d’une mystique ; et c’est bien suffisant : c’est le lieu de rappeler que l’esthétique n’est pas de l’ordre de la prédication. La musique se tient au seuil de la mystique ; et si l’on se penche sur ce seuil, tout le monde ressent la distance énorme qui se creuse par rapport à la mondanité, à plus forte raison par rapport aux valeurs marchandes utilitaires. Il y a ainsi des seuils, et d’abord le seuil minimal de la rupture avec l’utilitaire. Une chaise posée sur une estrade, du moment qu’on ne s’assied pas dessus, est une œuvre d’art, une bouteille posée sur une étagère également. Le fait même de l’intouchable, de l’inutilisable, opère la rupture dans l’utilitaire même. Là réside le seuil minimal. À l’autre extrémité, on aurait le seuil extrême d’ouverture sur d’autres régions comme le sacré. On peut très bien admettre l’idée d’un spectre ouvert depuis les frontières de l’utilitaire jusqu’aux frontières d’autres régions comme le religieux, le sacré, le mystique.
Pensez-vous que l’art puisse être effectivement un chemin d’accès à la transcendance divine ?
Oui, mais sans contrainte, sans injonction.
Par cheminement interne ? C’est le cas de Messiaen ?
On n’est pas obligé de partager la motivation de sa composition, même s’il y a pour le créateur une adhérence complète
de sa motivation à sa composition. Et l’amateur n’est pas forcé de répéter son chemin. La suivance n’est pas ici de l’ordre de l’imitation de sa motivation. Prenons un cas intermédiaire : la tonalité maçonnique de Figaro. On n’est pas du tout forcé de partager cette religiosité rationalisante et de suivre un chemin qui n’est pas le sien. Je prends l’exemple d’un théologien que j’admire, Karl Barth, qui mettait Mozart au-dessus de Bach. Bach était intentionnellement religieux, Mozart non. Mais on peut écouter Mozart avec une ferveur qui révélera en nous des motivations religieuses. Bach constitue le seuil en quelque sorte, franchissable ou non, de l’esthétique religieuse. Kant, lui, avait admis un autre seuil : celui de l’éthique par le sublime. Dans le sublime, notre imagination est débordée par l’excès, quantitatif ou dynamique ; mais nous sommes à l’abri, c’est-à-dire que nous réaffirmons notre supériorité morale face à la supériorité des forces qui nous écraseraient si nous leur étions livrés. Mais on peut dire aussi qu’une tonalité éthico-religieuse est évoquée par le « Ciel étoilé au-dessus de nos têtes ». Le sublime a aussi une valence potentiellement religieuse, mais pas expressément ni nécessairement.
Vladimir Jankélévitch note à propos de la musique une autre forme de seuil : celui du mystère, de l’inexprimable qui renvoie au travail sans fin, inlassable, inépuisable du langage pour dire ce qui ne peut se dire ou se dire que par allusion, suggestion, allégorie, métaphore. Le mystère musical, écrit-il, n’est pas l’indicible mais l’ineffable. C’est la nuit noire de la mort qui est l’indicible, parce qu’elle est ténèbres impénétrables et désespérant non-être, et parce qu’un mur infranchissable nous barre de son mystère : est indicible, à cet égard, ce dont il n’y a absolument rien à dire, et qui rend l’homme muet en accablant sa raison et en médusant son discours. Et l’ineffable, tout à l’inverse, est inexprimable parce qu’il y a sur lui infiniment, interminablement à dire : tel l’insondable mystère de Dieu, tel l’inépuisable mystère d’amour, qui est mystère poétique par excellence10. Pensez-vous que l’art soit une manière d’accéder à cette frontière de l’indicible ou de l’ineffable, la mort, l’amour, l’expérience mystique et peut-être encore d’autres régions similaires, ce qui soulignerait la fonction uchronique et utopique de l’art ? L’ineffable a un caractère d’incohésion, d’indifférenciation qui est justement surmonté par l’œuvre d’art. Celle-ci est certes structurée autrement que dans le langage, mais elle est structurée ; et en ce sens chaque œuvre d’art a la singularité de sa structuration. Dans les pages que j’ai consacrées à l’expérience esthétique à la fin de
La Critique et la conviction, j’ai surtout insisté sur ce caractère structuré singulier, le fait que chaque œuvre est la résolution d’un problème. On peut reprendre ici les analyses de Merleau-Ponty sur Cézanne
11. Dans la peinture, le problème est lui-même singulier : c’est la conjonction, dans une même requête, entre la couleur, la forme et la lumière, et cette combinatoire est chaque fois singulière. Ce qui me paraît ineffable, je le mettrais non pas dans chaque peinture, mais dans ce qui l’a provoquée, à savoir, si l’on prend l’exemple de Cézanne, dans ce retour permanent sur l’objet de la peinture, comme s’il y avait un inépuisable à dire. Il y a une sorte d’approximation tenace, à la faveur d’une autre perspective, d’un autre profil, chaque fois différents. Ainsi le signifié « Montagne Sainte-Victoire », si l’on peut dire, est une exigence de signifier plus. J’insisterais là sur l’injonction ineffable et l’effectuation chaque fois singulière. C’est une analyse que j’avais trouvée admirablement
faite par Granger à propos de l’algèbre de Pascal
12. Le nom propre est le nom de la singularité de la résolution du problème. Nous retrouvons là l’affirmation initiale : cette singularité de la résolution d’un problème, qui apporte une réponse singulière à un défi singulier, est éminemment communicable. Nous compensons le défaut d’universalité de la résolution singulière du problème par la communicabilité. Il y a évidemment un parallèle avec Kant, quand il souligne que c’est le jeu de l’entendement et de l’imagination qui est communicable. Et dans le cas de la résolution d’un problème, on peut dire que c’est le jeu du défi et de la solution.
On peut aussi entendre autre chose dans ce que vous venez de dire à propos de Cézanne. Quel est en effet ce besoin de sans cesse reprendre ces approximations de l’objet peint ? N’est-ce pas la question thématisée par Husserl du flux des Abschattungen, des faces, des esquisses, des profils, des silhouettes dans un horizon temporel de perception ? L’œuvre d’art serait-elle alors, en termes husserliens, plutôt du côté du corrélat noématique, du côté de l’objet transcendantal, ou de la noèse, du côté de l’intentionnalité du sujet, ne serait-ce pas finalement cette relation entre l’objet visé et la visée de l’objet qui pourrait définir l’œuvre d’art ?
Je voudrais aborder cette question-là par son équivalent linguistique, à savoir qu’une linguistique de type saussurien, binaire, ne fonctionne pas. Signifiant et signifié, c’est l’envers et l’endroit du signe. Il faut une sémiotique à trois termes : signifiant, signifié, référent. C’est la demande du référent qui n’est jamais épuisée par le binaire signifiant-signifié.
Est-ce que ce référent est un imaginaire, au sens où l’entendent par exemple Sartre et une certaine tradition phénoménologique, et l’accès au référent passe-t-il nécessairement par le langage ? Je veux dire que le référent est extérieur au signe, mais il y a plusieurs modes d’extériorité. C’est peut-être dans la nature de l’extériorité qu’est le problème. Dans la peinture, vous avez des paysages, des portraits, des sujets intimistes, des motifs allégoriques, des compositions abstraites, etc. Prenez par exemple Poussin, c’est un exemple remarquable parce qu’il entremêle constamment des figures chrétiennes, des figures païennes et des paysages. La demande de sens vient ici de l’enchevêtrement de multiples référents dont les uns sont littéraires, mythologiques, bibliques, les autres naturalistes, avec une sorte de contamination mutuelle, parce que la nature devient à la fois païenne et biblique, et réciproquement les figures mythologiques et bibliques sont investies dans la nature. Pour en revenir au rapport avec le langage, ce n’est pas sans une certaine culture verbale que l’on peut appréhender ce genre d’œuvres. Ne faudrait-il donc pas poser la question autrement : peut-on imaginer des arts chez des êtres qui n’auraient pas de langage ? Est-ce que seuls des êtres qui ont pu signifier par mots et par phrases ont pu avoir l’idée de l’iconicité du fantasmatique, de sa valeur référentielle et pas seulement signifiante interne, de renvoi à autre chose ?
La musique est finalement le cas limite. La plupart des musiciens en effet ne sont pas dans le langage, ils sont dans l’organisation du son. C’est peut-être le rapport entre le signifié et le son qui est le cas limite.
Oui, mais il faut aussi prendre tous les arts ensemble. Il y a la musique parce qu’à côté il y a la peinture, le théâtre, etc.
Dans la symphonie des arts, il y a des gradations où le langage va decrescendo depuis le roman, le théâtre, le narratif, jusqu’à la musique, en passant par la peinture, la sculpture, les arts intermédiaires. Il restera toujours au langage cette supériorité qu’il nous permet de parler
sur la musique. Alors y aurait-il des arts, y compris la musique, sans la capacité réflexive du langage, qui est d’essayer de donner des noms à ces humeurs dont nous avons parlé ? Nos émotions en effet sont aussi le produit d’une grande littérature de dénomination, d’exploration et aussi de structuration des passions, comme l’ont souligné Descartes ou Spinoza, qui consiste non seulement à les dénommer, mais aussi à les mettre en ordre et éventuellement à les dériver dans le cadre d’une grande systématique.
C’est ce que vous appelleriez la « refiguration », qui exprime la capacité pour l’œuvre d’art de restructurer le monde du lecteur, de l’auditeur ou du spectateur en bousculant son horizon, contestant ses attentes, remodelant ses humeurs en les retravaillant de l’intérieur, ce que vous nommez si justement « le pouvoir de morsure de l’œuvre sur le monde de notre expérience » ?
Ce travail n’est-il pas absolument parallèle dans le langage à ce qui se fait hors du langage par les arts non transcriptibles en langage comme la musique essentiellement, mais aussi à des degrés divers la peinture et la sculpture ? La possibilité de « parler sur » appartient sans doute au caractère de signifiance attaché à des signes verbaux et des signes non verbaux, et à leur capacité de s’interpréter mutuellement. La musique donne peut-être à penser en donnant à parler. Le travail de critique musicale nous aide au fond à comprendre non seulement comment une œuvre est structurée, mais comment elle structure les sentiments, et à essayer de dénommer les sentiments ainsi
créés : qu’est-ce qui, dans notre langage, nous demandons-nous, serait le plus approchant de la singularité de cette humeur-là ?
Leoš Janáček dit en substance que là où manque la parole, commence la musique, là où s’arrêtent les mots, on se met à chanter…
C’est encore là une manière de dire, car c’est aussi une marque du langage que les mots manquent : il s’agit d’un manque dans le langage. Peut-être tous les arts sont-ils aussi en manque d’une autre façon.
De quoi ?
Probablement de l’impulsion créatrice qui est ce que nous appelons l’ineffable, l’informe, qui ne va être que partiellement épuisé par les formes. La mise en forme est à la fois une avancée, mais en même temps un défaut par rapport à ce qui veut être dit. Quelque chose demande à être figuré, composé, structuré. Quoi ? On peut prendre des noms dans d’autres registres des sciences humaines, comme l’éthique, le religieux, etc. Il resterait l’intraduisible dans aucune autre espèce de langage qui ne serait pas l’un de ceux-là.
Vous admettez cette notion d’intraduisible absolu qui serait peut-être cet imaginaire transcendantal ? Peut-on le concevoir philosophiquement ?
Sinon que par le manque, l’être-en-défaut, qui est aussi un être-en-dette. Il y a de très belles analyses heideggeriennes sur la Schuld qui est plus que morale : c’est l’être-en-dette, qui est aussi lié à l’être qu’il appelle gefallen, c’est-à-dire borné dans son être situé.
Finalement, par rapport à ce que dit Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire13 » ; ne peut-on pas soutenir l’inverse par rapport à l’intraduisible : ce qui ne peut se dire, il faut essayer sans cesse de le dire ? Oui, vous évoquez la conclusion du Tractatus, c’est-à-dire un type de discours fermé qui dénomme à la fin son propre manque. Mais Wittgenstein explore aussi le langage ordinaire, la mystique, la morale. Il y a d’autres jeux de langage possibles. Dans le Tractatus, il n’a joué que d’un seul, celui qui est parfaitement structuré dans le théorétique pur par : « Cela est le cas. » La clôture de ce discours se dénomme elle-même à la fin par le silence ; mais ce silence peut être brisé par un autre type de discours, par Wittgenstein lui-même, qui n’a cessé en effet de parler… Et le Tractatus devient ainsi une sorte d’îlot fermé dans une mer de discours.
Vous venez d’évoquer les notions de manque, d’absence, de silence. Comment voyez-vous l’instauration par l’œuvre d’art de cet autre que le silence, de cet autre que l’absence ?
C’est l’œuvre d’art elle-même. La musique précisément rompt le silence, même si elle crée aussi du silence. Elle se détache sur du silence et elle révèle en quelque sorte le silence, à la fois interstitiel et environnant, et peut-être y reconduit-elle par le sentiment que tout n’est pas dit en cette œuvre, puisqu’il y aura d’autres œuvres. On pourrait même dire que l’artiste est l’unité de multiples œuvres : ce qui n’est pas dit dans l’une est dit dans l’autre. L’identité du créateur se démultiplie, se fragmente et se recompose à travers cette série qui constitue l’essai d’approximation d’un inépuisable.
On reconnaît d’ailleurs les œuvres ; on dit : c’est un Cézanne, c’est un Monet. Les séries, c’est ce qui en fait l’intérêt, témoignent de l’identité du créateur.
L’inépuisable c’est peut-être aussi l’inépuisable de l’identité-ipséité, celle, pour vous citer, d’un « sujet capable de se désigner comme étant lui-même l’auteur de ses paroles et de ses actes, un sujet non substantiel et non immuable, mais néanmoins responsable de son dire et de son faire ». Finalement ne reconnaît-on pas l’ipséité d’un Picasso bien qu’il ait changé, lui aussi, d’une période à l’autre ?
J’avais tenté d’étendre au-delà de son lieu de naissance cette distinction risquée des deux sortes d’identité, l’identité répétitive du même, de l’idem ou de la « mêmeté », d’une part, et l’identité en construction de l’ipse, d’autre part (distinction qui se repère par selbig et selbst en allemand, same et self en anglais). J’avais d’abord pensé surtout à la construction narrative de l’identité dans l’ipséité, mais je l’ai aussi appliquée à sa tenue de promesse : je maintiendrai dans la « tenue ». N’y a-t-il pas aussi une tenue, un maintien, qui fait qu’on reconnaît à une seule œuvre le même auteur ? C’est une mêmeté intéressante, puisqu’elle est la mêmeté d’une suite en nouveauté. Chaque œuvre est chaque fois une œuvre nouvelle, mais qui, en recevant une suite, désigne l’ipséité du créateur…
Et peut-être aussi du récepteur ?
Comprendre, pour le spectateur ou l’auditeur, c’est aussi savoir faire le trajet d’une œuvre à l’autre : le jeu de l’identité et de la pluralité dans la composition d’une promesse à soi, d’un maintien dans la diversité. Il y a là d’ailleurs un aspect éthique. « Je maintiendrai », c’est une promesse tenue, en tout
cas un dessein poursuivi, une fidélité à soi-même, qui n’est pas une imitation répétitive, mais une création fidèle à soi, une fidélité dans la progression de la même promesse, dans la multiplicité de ses effectuations.
Cela fait penser à la question de l’uchronie ou de l’utopie. Finalement, cette ipséité-là ouvre un monde, elle n’est pas simplement une manière « d’habiter le monde » tel qu’il est. C’est cet autre monde-là qui est une promesse presque eschatologique.
Je crois qu’il faut maintenir le mot « monde » : il désigne une possibilité d’habiter, ou une habitabilité mise à l’épreuve. Un monde, c’est quelque chose où je me trouve et que je peux habiter sous diverses modalités, selon qu’il est hospitalier, familier, étrange, hostile. Les tableaux de désastres marins, d’étendues de ciels, de déserts glaciaires montrent un espace où il n’est pas possible de mettre un abri humain : ainsi est restitué à sa fragilité l’acte d’habiter soumis à la vulnérabilité de l’être dans un monde hostile. La notion même d’abri est intéressante pour l’habiter, parce que c’est le rapport de la menace à la sécurité, en même temps la délimitation d’un espace partagé entre un intérieur et un extérieur. Toute œuvre d’art répète peut-être ce rapport de l’intérieur et de l’extérieur. En peinture, c’est aussi la réflexion sur les marges, et le cadre est parfois interprété par certains comme une fenêtre creusée : l’immensité du monde est comme découpée à l’intérieur du cadre par une sorte de fente, de mise en abyme creusée dans l’espace fermé du cadre. En refigurant notre monde, l’œuvre d’art se révèle à son tour capable d’être un monde.
Cette notion de monde n’est-elle pas un peu trop « mondaine », à tous les sens du terme ? Cela renvoie à la question de l’éthique évoquée précédemment dont on peut se demander si elle fait partie d’un monde, même si elle renvoie au monde ? L’éthique a pour fonction d’orienter l’action, tandis que dans l’esthétique il y a suspension de l’action et donc, du même coup, du permis et du défendu, de l’obligatoire et du souhaitable. Je crois qu’il faut maintenir la catégorie de l’imagination, qui est un bon guide. L’imagination c’est le non-censurable…
Pour l’art ?
Oui, pour l’art, sous toutes ses formes. Toutes les fois que des mises en forme deviennent coutumières et se transforment en injonctions, en « éthisant » en quelque sorte l’esthétique, il y a nécessité d’un moment de rupture, de provocation, comme le montrent en musique les exemples de Schoenberg, de Varèse ou de Boulez. Cela pour regagner la libre expansion de l’imaginaire, défini par cette capacité non censurée.
Quel est le rapport justement entre cette non-censure et la censure potentielle de l’éthique qui suppose des interdits et des commandements éthiques (« Tu ne tueras point »), alors qu’en principe il n’y a pas de commandements esthétiques ?
Ce qu’il ne faut pas faire, c’est tirer une éthique d’une esthétique, ce qui est la contrepartie de la libération de l’esthétique par rapport à l’éthique. De ce point de vue-là, je dirais avec les médiévaux qu’il faut maintenir la parfaite autonomie de chacun des grands Transcendantaux : le Juste, le Vrai, le Beau. Et le Beau n’est ni juste ni vrai. D’accord pour que l’Être soit dit par le beau, oui, mais justement il n’est pas dit sur le mode véritatif ni sur le mode injonctif.
Vous n’êtes donc pas d’accord, semble-t-il, avec les postmodernes qui font de l’esthétique une éthique et de l’éthique une esthétique, en particulier avec toutes ces théories à la mode qui consistent à faire de la vie une œuvre d’art, un chef-d’œuvre esthétique ? En particulier avec toute l’esthétisation de l’interprétation nietzschéenne. C’est là où je rejoins tout à fait les dernières positions de Derrida, si proche de Lévinas maintenant, disant : « Il y a une seule chose qu’on ne peut pas déconstruire, c’est l’idée de Justice. » Je crois vraiment que l’idée de Justice est irréductible à toute idée esthétique. Alors, est-ce que l’esthétique peut nous suggérer quelque chose concernant la Justice ? C’est peut-être cette voie latérale que Kant lui-même a explorée par le Sublime, comme distinct du Beau. Toute esthétique n’est pas une esthétique du Beau. Dans la mesure où toute beauté, en particulier par sa rupture avec l’utilitaire, nous élève, elle revêt une signification éthique potentielle, ne serait-ce que parce qu’elle démontre que tout ne rentre pas dans l’ordre marchand. Cela a une signification morale : la personne n’est pas un moyen mais une fin. L’esthétique, en nous libérant de la dictature de l’utilitaire et de l’ordre marchand, opère comme le début d’une conversion à l’autre que l’utilitaire ou même que le plaisant.
Peut-on dire que l’art introduit à une « communauté pathétique », comme le soutient votre collègue Michel Henry, ou à une communauté de Justes, au sens lévinassien ? Dans certaines œuvres de Mozart, de Haydn, de Beethoven, on sent bien cette nostalgie ou cette attente d’une communauté humaine authentique.
Là, il faudrait corriger ce que j’ai affirmé précédemment en disant que l’éthique est la régulation de l’action. Il ne faut pas séparer en effet l’homme agissant de l’homme souffrant, le pratique du pathique. C’est peut-être au point de l’articulation
du pratique et du pathique que l’esthétique a quelque chose à dire, comme l’a montré en particulier Michel Henry, qui étudie finement les figurations en extériorité du pathique dans la peinture, notamment chez Kandinsky. Ce que nous avons dit des humeurs relève également du pathique. Peut-être serions-nous là dans la zone où l’esthétique et l’éthique se recouvrent partiellement. Mais dans la mesure où l’action humaine crée du souffrir par la violence, une pathétique peut-elle être reprise par l’esthétique ? C’est la question qui a été soulevée à propos de la Shoah. Il n’est peut-être pas possible de raconter par du narratif ou de mettre en scène, mais on peut peut-être pleurer-chanter. On est alors dans l’ordre du lyrique qui est le discours du pathique. Dans le langage, qui n’est pas que pratique, il y a aussi le lyrique que l’on peut explorer comme le récit du point de vue du temps. C’est le temps du fardeau, de l’usure, de la tristesse du vieillissement, de la nostalgie de ce qui ne reviendra jamais, de l’inquiétude de ce qui menace ou de ce qui ne viendra pas. Toute cette pathétique de la temporalité se déploie dans cette zone de parenté et de contamination éventuelle entre la lyrique verbale et l’expression picturale ou musicale du pathique. Il y a aussi une création du pathique qui n’a pas été vécu, du pouvoir souffrir autrement, et cela ajoute au pathique, au-delà du déjà souffert. Par pathique il faut entendre de surcroît non pas seulement le souffrir, mais aussi le jouir, ou plus largement l’éprouvé.
Pourquoi à votre avis les philosophes contemporains s’intéressent-ils aussi peu à ce pathos, au sens large ?
Je pense que c’est par un poids excessif du politique sur l’éthique. Nous sommes pourtant sans cesse renvoyés du côté de l’éthique par le fait qu’à la fin de cet horrible
XXe siècle, avec son cortège de victimes et de souffrances, il y a surabondance du pathique effectif de l’histoire. D’autre part, on ne peut
pas se laisser enfermer dans la déploration, et c’est peut-être justement aux arts de la prendre en charge.
On connaît la terrible interrogation : peut-on faire de la poésie, et plus généralement de l’art, à propos de la déploration, notamment après Auschwitz et Hiroshima ? Jusqu’à quel point l’art peut-il être déploratif ?
À condition qu’il reconduise au silence, au silence respectueux, on pourrait dire au silence éthique, sans défaut ni excès esthétique. Il est vrai que nous sommes là au seuil de l’indicible ; mais il faut bien le dire, pour qu’on ne l’oublie pas. L’injonction de ne pas oublier doit bien passer par quelques tentatives de transmettre, donc de dire.
Arnold Schönberg, dans Un survivant de Varsovie, écrit en 1947 après les massacres de masse nazis en Pologne, est à la limite de ce qui est dicible. À la fin, tandis que l’adjudant nazi glapit ses ordres d’extermination : « Comptez ! Plus vite ! On recommence ! Dans une minute, je veux savoir combien j’en livre à la chambre à gaz ! Recomptez ! » ; le chœur chante : « Écoute Israël, l’Éternel, notre Dieu, est le seul Éternel. » Cette opposition entre la mort imminente et l’affirmation de la foi en l’Éternel provoque une indicible émotion, à la limite de la stupeur et du mutisme.
Mais quand vous dites « à la limite », c’est encore l’exploration des frontières. Chostakovitch célèbre de son côté les victoires soviétiques où l’on retrouve la veine beethovenienne de l’héroïsme, mais en même temps on peut écouter ses symphonies sans penser spécifiquement à la « Guerre patriotique ». C’est donc par la désingularisation qu’est universalisé le singulier.
Finalement, d’après vous, toute grande œuvre d’art peut être décontextualisée ou n’a pas besoin de son contexte, ni dans la création, ni dans la réception ? Elle transcende son contexte de production. Je pense à Marx dans les premiers chapitres du
Capital qui évoque Sophocle et Shakespeare avec le sentiment qu’il y a là des œuvres qui ne sont pas entraînées dans le désastre ou l’extinction des économies et des politiques dans lesquelles elles ont vu le jour. On connaît aussi le célèbre passage de l’
Introduction générale à la critique de l’économie politique14 où Marx montre le décalage entre la base socio-économique de la société et la sphère artistique, et au sein de celle-ci entre les différentes formes artistiques. « La difficulté, note-t-il, n’est pas de comprendre que l’art grec et l’épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté, la voici : ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards, ils servent de norme, ils nous sont un modèle inaccessible. » En quelque sorte les œuvres d’art ont la capacité de surmonter leurs propres conditions de production, de leur survivre et donc de se rendre reconnaissables dans des contextes différents : la capacité de se décontextualiser et de se recontextualiser, qui est peut-être la meilleure approximation du sempiternel, est la capacité non seulement de subir l’épreuve de contextes différents, mais aussi de créer des contextes différents, de
se recontextualiser. C’est la limite peut-être d’une sociologie, mais est-ce que la sociologie ne peut pas penser aussi ses propres limites, c’est-à-dire justement le caractère inépuisable de l’œuvre d’art, irréductible aux rapports économiques de production et aux rapports politiques de pouvoir ?
Vous avez écrit dans La Critique et la conviction
que « l’une des fonctions assurées autrefois par le roman – tenir lieu de sociologie – n’a plus de raison d’être ». On pouvait admettre à partir de Balzac, Zola et bien d’autres que le roman est une sociologie spontanée. Aujourd’hui, on chercherait plutôt à faire l’inverse : la sociologie du roman. Comment voyez-vous cela ? J’ai été bien imprudent ! Je suis un peu mis dans l’embarras par cette citation outrancière. La sociologie n’épuise sûrement pas son objet et le roman continue peut-être d’exercer sa fonction ancienne. Il est vrai qu’il est en concurrence avec les sociologies méthodiquement conduites. Je viens de lire cet été Vie et destin de Vassili Grossman. Aucune histoire ou sociologie de la guerre patriotique ne peut égaler cette œuvre, précisément quant aux vies et à leur destin, c’est-à-dire rendre compte de l’expérience contingente des personnages et du fait qu’il se crée un inéluctable, de par leurs choix mêmes. Grossman s’est servi de toutes les ressources du roman tolstoïen, c’est-à-dire des ramifications, des parentés, etc., pour pouvoir parler de la Kolyma, de la déportation, des tranchées et des assauts furieux de Stalingrad. Il pratique ainsi une sorte de coupe dans la Russie du début des années 1940 que ne peut sans doute égaler aucune histoire, aucune sociologie.
Peut-on même parler de sociologie de l’art ?
À l’instant, je pensais à la sociologie de la société. La sociologie de l’art ? Je ne sais pas.
Finalement, la plupart des sociologies admettent que c’est la biographie ou les conditions de vie de l’artiste, ou la situation sociale et les déterminations socio-historiques qui expliquent l’œuvre. Ne serait-ce pas plutôt l’inverse : l’œuvre qui expliquerait la biographie et les conditions sociales ? De ce point de vue-là, la catégorie qui m’a toujours paru suspecte, c’est celle « d’influence ». Parce que c’est un point de vue rétrospectif. Une œuvre se crée ses propres influences ; en choisissant dans son héritage, elle découvre rétrospectivement dans l’écheveau des causalités pour exclure celles qui seront mises hors jeu. Et le sociologue va se placer au moment où ce regard rétrospectif a fait son œuvre. Il peut alors écrire : telle ou telle cause étant donnée, telle œuvre en résulte. Mais il réécrit en prospective ce qui a d’abord fonctionné en rétrospective, à savoir que la production découpe en arrière de soi les conditions de sa production, celles qui font partie de sa nouveauté.