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ETER K
EMP. – Monsieur Ricœur, vous avez conçu une philosophie de la volonté qui est devenue de plus en plus une philosophie du langage, en particulier du langage métaphorique, comme on le constate dans votre dernier ouvrage, La Métaphore vive
2. Vous écrivez actuellement un livre sur la fonction narrative de l’histoire. Puis-je donc d’abord vous demander ce qui vous a incité à inclure l’histoire dans votre œuvre philosophique ?PAUL RICŒUR. – J’avais trois raisons essentielles de m’intéresser à la connaissance historique. D’abord, la philosophie n’est possible que dans le dialogue avec les sciences humaines. C’est de cette façon que je m’étais intéressé à la psychanalyse et à la linguistique. L’histoire m’apparaissait comme une des sciences humaines fondamentales.
Alors, pourquoi l’histoire parmi ces sciences humaines ? Deuxième motif : il n’y a pas de connaissance de soi qui ne se fasse par le détour de signes, de symboles, d’œuvres culturelles, etc. Les histoires qu’on raconte, les histoires que l’historien écrit sont les plus permanentes de ces expressions
culturelles. Il y a une telle permanence, une telle continuité de l’acte de raconter…
Une troisième raison, c’est le sens de la diversité des formes de langage qu’il faut préserver. Je me rappelle avoir été très frappé par la question de Wittgenstein, dans ses Investigations philosophiques : « Mais combien y a-t-il d’espèces de jeux de langages ? » Et, dans son énumération, il indique : raconter des histoires à côté de « résoudre des problèmes ».
C’est donc dans ce respect de la diversité des formes de langage qu’il m’est apparu que l’acte de raconter non seulement constituait un jeu de langage permanent, mais qu’il était aussi pointeur d’un trait irréductible, le caractère narratif.
Voila certainement les trois raisons initiales, mais, peu à peu, elles ont été recouvertes par d’autres plus techniques ; d’abord l’énigme, le paradoxe et un peu la provocation que représente la brisure en deux de l’acte de raconter : d’une part, l’histoire « vraie », celle des historiens, et, d’autre part, la fiction, comme dans le roman, etc. Y a-t-il, en dépit de la brisure, une unité ? Bref, c’est une perplexité qui m’a excité : essayer de montrer qu’entre le roman et l’histoire il n’y avait pas de différence insurmontable, et que, quelque part, il y avait une unité. Cette unité, je l’ai cherchée dans l’intrigue.
Cela m’a conduit à un autre problème encore plus dissimulé : cette unité de l’acte de raconter n’a-t-elle pas un rapport avec l’expérience humaine du temps, en tant que celle-ci n’est pas réductible au temps de l’horloge, au temps chronologique, donc au temps mathématique ? Est-ce que l’acte de raconter ne développe pas son propre temps, qui serait le temps humain ? Du même coup, la question touche au problème le plus difficile de l’anthropologie philosophique : qu’est-ce qui caractérise l’homme dans la nature ? N’y a-t-il pas une coupure entre temps historique et temps naturel ? Et le temps historique ne serait-il pas caractérisé par le fait d’être le milieu dans lequel on raconte ? Bien plus, il apparaît qu’il n’y a pas seulement
un temps historique, mais de nombreux temps historiques, avec, au plus bas degré, un temps très étalé, qui est celui, par exemple, des bandes dessinées ou des histoires merveilleuses, où le temps est simplement chronologique, successif, et, au plus haut degré, un temps extrêmement ramassé, intériorisé, presque immobile, comme dans certains récits autobiographiques où l’auteur essaie de ressaisir l’unité du temps plutôt que sa dispersion. Le caractère narratif de l’expérience du temps serait alors une sorte de test pour articuler philosophiquement la structure du temps, ce qui a toujours constitué un des grands problèmes philosophiques.
Je pense toujours à ce fameux mot de saint Augustin dans les Confessions : « Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je sais, mais si on me le demande, je ne sais plus. » Il y a quelque chose d’absolument opaque dans l’expérience temporelle, et on pourrait dire que l’expérience temporelle est muette. Or, l’expérience narrative, elle, est loquace. On a donc là une sorte de fenêtre ouverte sur ce qu’est le temps humain.
J’ajouterai que j’ai des raisons annexes (elles sont annexes du point de vue philosophique, mais centrales du point de vue de mes convictions personnelles) : c’est le caractère essentiellement narratif de la foi biblique, qui, avant de s’exprimer en dogmes, en expressions abstraites sur Dieu, s’appuie sur des histoires racontées – l’histoire de l’Exode, l’histoire de la Crucifixion et de la Résurrection, l’histoire de la Pentecôte, de l’Église primitive… Bref, l’acte de raconter a aussi une dimension religieuse, qui n’est probablement pas étrangère à la capacité du récit de structurer le temps. Pourquoi, en effet, l’acte de raconter est-il si proche du foyer et du noyau même de notre expérience ? C’est peut-être parce que notre propre existence est inséparable du récit que nous pouvons faire de nous-mêmes. C’est en nous racontant que nous nous donnons une identité. Nous nous reconnaissons nous-mêmes dans les
histoires que nous racontons sur nous-mêmes : les histoires, vraies ou fausses d’ailleurs – peu importe ! –, les fictions aussi bien que les histoires exactes, disons vérifiables, ont cette valeur de nous donner une identité.
Hannah Arendt, admirable philosophe trop mal connue, consacre, dans La Condition humaine (The Human Condition), une longue analyse à story et history, où elle dit que c’est à travers les histoires racontées que l’auteur des actions – celui qui fait, l’agent – s’identifie, se reconnaît et reçoit ce qu’elle appelle justement une identité narrative. Si l’on applique cette idée au champ religieux, on peut dire qu’Israël a constitué son identité en racontant sa propre histoire. Certains auteurs ont même appelé la Bible l’autobiographie d’Israël. Et, en ce sens, on peut dire qu’une tradition religieuse se caractérise d’abord par les histoires qu’elle raconte et, bien entendu aussi, par les interprétations symboliques ou autres qu’elle greffe sur ces histoires. Mais le premier noyau est un noyau narratif.
Cette question de l’identité concerne également une société. Il y a les histoires qui se racontent pour constituer l’identité d’une société, une société nationale. N’y a-t-il pas aujourd’hui deux formes très importantes d’histoires ? Je pense, d’une part, aux histoires dans lesquelles un peuple se reconnaît lui-même et, d’autre part, aux histoires par lesquelles les peuples, dans une société donnée, mènent leur lutte sociale. Ce ne sont pas les mêmes histoires : il y a, d’un côté, une histoire nationale, et, de l’autre, une histoire disons plutôt politique, par exemple la manière dont les marxistes voient l’histoire, la façon dont ils essaient de l’expliquer.
Oui, en effet. Il y a toute une dimension qui a été omise dans la discussion précédente : c’est le rapport entre les décisions que nous prenons maintenant, dans les luttes auxquelles nous sommes mêlés, et les histoires que nous racontons sur
nous-mêmes et sur notre peuple. Il y a, si vous voulez, un échange entre les projets que nous faisons sur le futur, donc les changements que nous voulons introduire dans la société, et la mémoire que nous nous donnons. Il y a une sorte de réciprocité entre la capacité de faire des projets et la capacité de se donner une mémoire. Cela est tout à fait vrai au niveau d’un peuple, d’un groupe social, d’une classe. Les projets fondamentaux que nous constituons s’appuient aussi sur les histoires que nous racontons. Il y a là quelque chose d’un peu déroutant et troublant : si l’on se donne pour l’histoire un modèle simplement scientifique, au sens des sciences naturelles, on veut que l’histoire soit vérifiable par un observateur neutre, au sens où le physicien n’est pas, en tant que physicien, une partie des phénomènes qui se passent dans son laboratoire. Or, ce n’est pas le cas en histoire, où celui qui écrit l’histoire fait partie de l’histoire qu’il raconte. L’historien est lui-même un élément constitutif des événements qu’il raconte. Par conséquent, il ne pourra jamais avoir la distance que le physicien a à l’égard des phénomènes de la nature. Donc, ses projets exercent une action sélective sur l’histoire qu’il raconte ; tout n’aura pas la même importance.
J’aimerais employer une image plutôt littéraire, si vous voulez : dans un roman, ou dans un drame, il y a une intrigue. Or, un historien choisit aussi son intrigue. Il va retenir des événements passés ce qui lui paraît important pour l’intrigue qu’il veut raconter. Ce sont ces intrigues qui ont un rapport avec les luttes du présent. Il est certain que, dans le passé, on a surtout raconté l’histoire des grands hommes, des fondateurs d’empires. Donc, l’histoire a surtout été une histoire de batailles et de traités, et, en ce sens, une histoire politique. C’est seulement depuis le
XIXe siècle que l’on a raconté l’histoire du peuple – je pense à l’histoire romantique de Michelet –, puis, dans le peuple, l’histoire des antihéros, à l’inverse de l’histoire des grands hommes, bref, l’histoire des « écrasés »,
des victimes. Ainsi, il y aurait une histoire de la souffrance à l’opposé de l’histoire de la gloire. On pourrait dire que le marxisme a fait la proposition d’une intrigue fondamentale : lire l’histoire comme l’histoire de la lutte des classes. Cette grille de lecture suscite un regroupement différent des mêmes faits déjà racontés dans l’histoire des grands hommes ou dans l’histoire de la puissance, l’histoire des puissances, l’histoire du pouvoir. On pourrait dire qu’à une histoire du pouvoir a succédé une histoire des victimes. En somme, du point de vue qui nous importe ici, on pourrait dire que le marxisme a opéré une sorte de renversement où le héros, au lieu d’être le maître, est devenu l’esclave. Et cette espèce de retournement de l’histoire, ce changement d’intrigue donne une autre mémoire pour un autre projet.
Mais est-ce qu’il n’y a pas en même temps dans le marxisme une tout autre conception de l’histoire, selon laquelle c’est le développement de la technique et de la science qui est à la base des rapports sociaux ? Selon Marx, en effet, ce sont les forces productives qui déterminent les rapports sociaux. Donc, il y a là un développement matériel des sciences et des techniques qui nous apporte le salut : la société sans classes. Or, selon moi, cette idée est peut-être plus forte chez Marx lui-même que dans les couches ouvrières qui se sont considérées comme marxistes.
C’est tout à fait vrai.
Mais alors, est-ce que cela ne risque pas d’engendrer une sorte d’histoire sans histoire ?
Oui, mais là, ce serait, je dirais, le second niveau de la théorie marxiste de l’histoire, qui correspond d’ailleurs à un problème classique en histoire : celui de la périodisation. Il y
a toujours eu ce problème chez les historiens de considérer non seulement des suites d’événements, mais des successions de périodes : l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, les Temps modernes. Marx, pour sa part, a tenté une périodisation d’un autre type, d’après l’organisation systématique de l’ensemble constitué par les forces productives, les relations de production, les superstructures idéologiques. Il a ainsi constitué, pourrait-on dire, de nouveaux héros de l’histoire, qui ne sont plus des personnes, ni même des communautés comprises comme des groupes de personnes, si vous voulez, mais des forces. Ce niveau historique est à l’origine d’un certain dogmatisme, qui ne connaît que les éléments non personnalisables, à savoir les forces productives, les relations de production, les modes de production, par exemple le capitalisme. Mais je me demande si les entités constituées à ce niveau ne sont pas des constructions méthodologiques destinées à soutenir l’
autre histoire, qui est, elle, l’histoire des hommes réels, lesquels sont justement les membres des classes sociales. La notion de classe sociale serait alors elle-même une abstraction. La seule réalité, ce sont finalement des individus agissants.
Je maintiendrai cette thèse en me référant au concept tout à fait central dans les
Grundrisse, concept selon lequel l’objet ultime de la critique de l’économie politique, c’est le travail et, dans le travail, la transformation du travail vivant en travail abstrait. Le travail vivant, c’est le travail concret des individus concrets. C’est même la notion la plus concrète qu’on puisse trouver dans le marxisme, la notion de travail vivant. Si l’on ne perd jamais de vue cette notion de travail vivant et sa transformation en travail abstrait, on s’aperçoit que toutes les structures dont nous parlions tout à l’heure, forces, relations et modes de production, sont les abstractions qu’i1 faut construire pour comprendre le passage du travail vivant au travail mort, au travail abstrait, c’est-à-dire le travail tel que nous le connaissons, d’abord dans une société marchande, puis
dans cette configuration spécifique de l’économie marchande, le capitalisme. Donc, l’histoire des grandes entités qui se succèdent est toujours subordonnée à une histoire bien plus profonde, qui est l’histoire du travail. Or, le travail, c’est le travailleur, c’est-à-dire finalement un individu réel dans une situation déterminée.
Personnellement, je pense qu’il faut revenir à la déclaration de L’Idéologie allemande, que ce sont les individus réels qui font leur histoire dans des circonstances qu’ils n’ont pas choisies. Agir dans des circonstances que l’on subit, c’est cela la condition fondamentale du travail. Le passage du travail vivant au travail mort est, je dirais, une extension de cette structure première. Le marxisme a introduit un niveau abstrait d’analyse qui est parfaitement légitime tant qu’on n’oublie pas qu’il opère avec des notions construites pour les besoins de la méthodologie. Ce sont là des concepts secondaires par rapport à des concepts beaucoup plus primitifs qui nous ramènent à une histoire extrêmement concrète, qui est l’histoire, je dirais, d’un nouveau héros, que Marx, à son époque, avait appelé le prolétariat, classe universelle parce que, dépouillée de tous droits, elle englobait l’humanité entière. Alors, si l’on n’a pas présent à l’esprit que c’est ce sujet historique nouveau qui engendre une histoire nouvelle, on est dupe des abstractions du marxisme. Le malheur, je pense, du marxisme à partir de Engels, et en particulier dans la social-démocratie jusqu’à Lénine, c’est d’avoir pris des abstractions du marxisme pour des réalités, en oubliant les sujets concrets qui portaient cette histoire.
Par là, nous arrivons à notre problème d’aujourd’hui, qui est que le marxisme, en réalité, est souvent devenu un plaidoyer en faveur de telles abstractions…
Parce qu’il est devenu lui-même l’idéologie d’un pouvoir nouveau, celui du Parti. Nous avons déjà parlé de l’idéologie
comme impliquant la réinterprétation du passé à partir des luttes du présent. En tant que le marxisme est l’idéologie de ceux qui n’ont pas le pouvoir, une idéologie du non-pouvoir, il est lui-même une idéologie libératrice. Mais du jour où il devient le discours d’un nouveau pouvoir, il fonctionne exactement comme les idéologies adverses, c’est-à-dire comme légitimation du pouvoir.
Alors, je dirais aujourd’hui que la déception que nous a infligée l’évolution de Marx vers Lénine, de Lénine vers Staline et de Staline vers le goulag exige de nous à la fois la liquidation du marxisme comme système idéologique et la libération de Marx comme penseur. Divers signes nous indiquent que Marx commence à nous être rendu comme un classique du XIXe siècle. N’oublions pas, en effet, que le marxisme tel que nous le connaissons est une formation scolastique créée par la social-démocratie allemande. Le passage de plus de quarante ans entre Marx et Lénine a été absolument décisif pour le développement des concepts de base de cette scolastique : par exemple, l’idée qu’il y a une science bourgeoise et une science prolétarienne. Ce sont là vraiment des créations de la social-démocratie allemande.
Il me semble que nous n’avons pas encore épuisé le sujet du marxisme et de son impact sur le développement de l’Europe, du socialisme en Europe.
C’est en quelque sorte un paradoxe autour duquel je tourne, qui est un petit peu un mythe du passé : s’il n’y avait pas eu la révolution d’Octobre en Russie sous la forme de prise du pouvoir par un groupe minoritaire et l’institutionnalisation de la violence révolutionnaire, est-ce que l’Europe ne serait pas aujourd’hui tout entière socialiste ? – avec toutes les variantes, d’ailleurs, que le socialisme du
XIXe siècle pouvait annoncer, depuis Proudhon, Marx, bien entendu, mais avec
aussi toutes les aspirations venues des courants anarchistes. Si, aujourd’hui, nous parlons, par exemple, en France, d’autogestion, c’est tout de même en réanimant des influences qui ont été étouffées par le marxisme orthodoxe. J’ai personnellement l’impression qu’il faut maintenant redéployer le socialisme selon toutes ses origines et toutes ses paternités. Marx reste assurément le plus grand, mais il n’est pas le seul. En particulier, les formes de pouvoir qui ne tiennent pas à la propriété, voilà ce sur quoi il faut réfléchir. Avec Marx, on n’a réfléchi que sur une seule source de pouvoir, l’appropriation privée des grands moyens de production et l’exploitation par un petit nombre de la plus-value du travail. Mais, après soixante-dix ans d’expérience des pays dits socialistes, nous découvrons que la fin de l’appropriation privée des moyens de production non seulement n’entraîne pas une révolution dans l’exercice du pouvoir, mais a pu servir à renforcer la structure du pouvoir, à la faveur de l’extraordinaire concentration dans quelques mains du pouvoir de décision… Le paradoxe est que les contradictions de la société bourgeoise permettaient davantage de jeu et d’opposition entre intérêts de groupes qu’un régime qui concentre dans une seule structure de pouvoir la disposition de tous les capitaux, la disposition de toutes les forces de travail, la disposition de tous les moyens de culture… Il y aurait à écrire une histoire du pouvoir qui serait distincte de celle de la propriété, et à se demander comment elles interférent, dans quelles conditions le pouvoir donné par la propriété et le pouvoir de disposer de la volonté des autres coïncident. C’est cette réflexion que l’on doit faire maintenant, après l’expérience soviétique.
Vous avez dit que le marxisme est devenu une idéologie du pouvoir. Il faudrait peut-être réfléchir sur la manière dont cela a pu se produire. N’est-ce donc pas à cause de ce que nous avons déjà considéré, à savoir la foi dans les forces productives ? Cette vision de l’histoire, cette philosophie de l’histoire, vous l’avez appelée une abstraction par rapport à l’idée du travail vivant. Je crois malgré tout que cette idée est profondément enracinée chez Marx. D’ailleurs, cette croyance dans le développement de la technologie existe chez tous les grands penseurs du XIXe siècle. Oui, bien sûr.
Et c’est peut-être pour cette raison que le marxisme a pu si facilement devenir une idéologie du pouvoir.
Il y a peut-être là deux phénomènes dont je ne suis pas sûr qu’ils coïncident. Il y a l’explication que vous donnez, et je partage la même analyse, que pour Marx la technologie est innocente. C’est son mauvais usage et son détournement par la classe dominante qui sont condamnables. Dire que, pour Marx, la technologie est innocente, c’est dire que Marx partage cette conviction avec l’idéologie industrialiste anglaise. Au fond, Marx admirait beaucoup l’œuvre du capitalisme anglais, parce qu’il y voyait l’accès de tous à la société industrielle, y compris à travers le travail des femmes et des enfants. Tout le monde devenant victime du système avait intérêt à le renverser, mais selon sa ligne profonde, qui était la société industrielle. Je crois maintenant que nous sommes entrés, nous, dans une critique d’un nouveau genre, à savoir la critique des postulats mêmes de cette société industrielle, plus particulièrement en raison des désastres qu’elle cause dans le rapport de l’homme avec le milieu. L’idée que l’homme fasse partie d’un écosystème est une idée tout à fait étrangère à la tradition marxiste, car, au fond, l’idée que la nature est la matière à exploiter par l’homme reste une idée commune à l’idéologie industrielle et au marxisme.
Est-ce qu’on ne pourrait pas rapprocher cela d’une tout autre chose dont vous avez déjà parlé ? Je pense à votre critique de Husserl, de la manière dont ce philosophe essaie de fonder les sciences par une conscience transparente. Vous avez critiqué la phénoménologie de Husserl en disant que celui-ci fonde les sciences sur la vision, alors qu’il faut passer par l’interprétation des textes. Or, qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui, dans le contexte concret ? Selon moi, il est impossible d’avoir une vision, une intuition directe du fondement des sciences. Il faut réfléchir, interpréter les pratiques qui fondent les sciences. Cela me paraît particulièrement vrai pour les sciences humaines. Peut-être la plus dangereuse des prétentions est-elle de croire qu’il peut y avoir un savoir démonstratif concernant les rapports de l’économique et du politique, etc., autrement dit, de croire qu’on pourrait nettement dissocier la science sociale de l’idéologie. Je pense que cette opposition entre science et idéologie est une opposition extrêmement dangereuse, parce qu’elle crée l’illusion qu’il y a des compétents qui savent. Si l’on combine ce soi-disant savoir avec l’idée qu’il n’y a pas de droit à l’erreur – une idée médiévale qui a ressurgi justement avec ce concept d’une science souveraine – et si l’on oublie qu’on peut simplement falsifier une hypothèse, mais qu’on ne peut pas prouver positivement quoi que ce soit, on pose le principe même de la Science (avec un grand S) régissant toutes les pratiques sociales. À mon sens, c’est une des contributions tout à fait positives de Habermas et de l’école de Francfort d’avoir montré que les savoirs sont liés à des pouvoirs et qu’il n’y a pas d’innocence de la science. Pour revenir à notre problème du marxisme, il est certain que le marxisme a été dupe non seulement de l’idéologie industrialiste, mais de l’idéologie scientiste. Si l’on combine ces deux conceptions avec un machiavélisme politique à la façon
de Lénine, on aboutit à une extraordinaire concentration du pouvoir de l’homme sur l’homme.
La situation est différente entre la critique que j’avais faite de Husserl et la critique que nous entreprenons ici. Avec Husserl, nous avions l’idée d’un sujet pensant qu’il appelait « transcendantal », donc d’un sujet qui n’est pas lié aux accidents de l’histoire, bref, une sorte de sujet fondamental qui serait, dans la conscience de lui-même, la source de tout savoir. Il est certain que les sciences humaines et le marxisme ont ruiné cette prétention-là, mais pour en créer une autre similaire : à la place du sujet du savoir, on met les concepts du savoir. En somme, un règne du concept remplace le règne du sujet, mais pour engendrer les mêmes illusions et les mêmes servitudes.
Évidemment, on ne saurait placer Marx du côté de l’illusion du sujet transcendantal, mais cette illusion est reconstituée indirectement par le fait que, s’il existe une science absolument vraie des systèmes économiques, sociaux et politiques, les experts de ces systèmes se retrouvent dans la même position qu’un sujet omniscient. Il se produit, en effet, un transfert de la science soi-disant objective des structures économico-sociales sur les experts de cette science, qui reconstitue le dualisme des sachants et des non-sachants, des experts et des ignorants. Il faut donc revenir à l’idée que non seulement les sciences sont liées à des techniques et à des pratiques, mais que, si cela vaut pour les sciences de la nature, cela vaut encore plus pour les sciences dites humaines, lesquelles sont liées à la pratique sociale de tous. Par conséquent, il faut repenser le rapport entre la théorie – partant, toute théorie – et la praxis, donc toutes les pratiques. C’est pourquoi j’estime qu’on peut retrouver dans Marx un support pour cette tentative – sous la réserve de ce que j’ai essayé de dire, à savoir que Marx avait déplacé le sujet de l’histoire des grands hommes politiques vers l’humanité opprimée. C’est la pratique de cette humanité opprimée qui est le véritable support des sciences, car les sciences et les
techniques prennent une signification de libération dans la mesure où elles sont liées à la pratique, ou, plus exactement, aux pratiques de la libération de cette humanité qui était l’antihéros du
XIXe siècle.
Vous reprenez aussi ce thème dans le vieux Marx. Ne croyez-vous pas que Marx s’est arrêté avec L’Idéologie allemande et qu’à la fin il est devenu plutôt un technicien ?
Il est certain que c’est chez le jeune Marx qu’on trouve la force de ses idées. Mais je suis tout à fait opposé à l’interprétation d’Althusser. Selon lui, le jeune Marx n’est pas encore marxiste mais idéaliste, et sa philosophie reste une philosophie anthropologique, parente de celle de Feuerbach. Le marxisme de Marx naît alors d’une « coupure » épistémologique avec cet humanisme philosophique. Je crois qu’on peut répondre trois choses : premièrement, cette « coupure » est absolument introuvable, puisqu’on rencontre dans l’introduction à la
Contribution à la critique de l’économie politique3 le même concept d’aliénation.
Deuxièmement,
Le Capital4 lui-même n’est pas une autre économie politique, mais la critique de l’économie politique. Or, quel est le sens de cette critique de l’économie politique ? C’est de ramener les concepts objectifs de l’économie bourgeoise – comme le fonctionnement du capital – à leur origine humaine, à savoir le travail productif. Donc, cette critique présuppose la notion de l’homme travailleur, qui est la philosophie du jeune Marx.
Enfin, on ne comprendrait plus le rapport entre la « science » marxiste et la pratique si cette « science » était simplement une science des structures, parce qu’elle n’aurait plus aucun
rapport avec la pratique, qui est une pratique des hommes. Donc, si l’homme travailleur et le travail vivant ne restent pas les concepts de base de cette critique, celle-ci, érigée en théorie, ne rejoindra plus jamais aucune pratique, qui, du même coup, sera purement et simplement idéologique. Je pense que relire Marx à partir du concept de l’homme travailleur et du travail vivant, c’est pouvoir relier la théorie et la pratique à l’intérieur du marxisme, et libérer Marx du marxisme ultérieur.
Nous avons presque tout le temps parlé d’idéologie, mais comment distinguez-vous l’utopie de l’idéologie ? Et, en ce qui concerne le marxisme, y a-t-il aussi une utopie chez Marx ?
Idéologie et utopie sont deux fonctions complémentaires de ce que Castoriadis a appelé l’imaginaire social
5. Je crois qu’il y a un sens positif de l’idéologie et un sens positif de l’utopie qui se complètent, mais aussi un sens négatif de l’une et de l’autre qui s’opposent. Je dirais que l’idéologie, dans son sens positif, c’est l’ensemble des images, des représentations, des symboles qu’une société se forme pour justifier qu’elle existe telle qu’elle est. La fonction d’une idéologie est de répéter et de confirmer sa propre identité à travers ce que j’appellerais ses symboles fondateurs. En ce sens, une idéologie a d’abord une fonction d’identification et de préservation de l’identité. C’est sur elle que se greffe ce qu’on pourrait appeler la pathologie de l’idéologie, quand cette justification est détournée, captée et monopolisée par les groupes dominants de la société. Ainsi, l’idéologie, qui, dans sa première fonction, est préservatrice, justificatrice, devient un moyen de conservation. On rejoint là le concept marxiste selon lequel l’idéologie est une illusion, « une vision fausse du monde ». Mais je pense que ce
concept de « vision fausse du monde » n’est pas le premier sens de l’idéologie, parce qu’on ne voit pas comment un groupe pourrait se donner une vision fausse si, d’abord, il n’était pas constitué au niveau d’une symbolique. C’est parce que toute communauté a une structure symbolique que ses symboles peuvent se figer, devenir morts et devenir mensongers.
Mais je reviens à la question de l’utopie. L’utopie, je pense, a une fonction complémentaire. Si l’idéologie a une fonction de préservation de l’identité, l’utopie, elle, a une fonction, je dirais d’
exil. Utopie veut dire
ailleurs. Probablement que toute société doit sécréter aussi la vision d’une antisociété, de son propre contraire. C’est la une fonction extrêmement positive, dont dépend la création de toute nouveauté. L’idéologie, elle, ne crée rien de nouveau : elle confirme ce qui est. L’utopie, c’est la percée du possible. Mais elle aussi tombe malade dès qu’elle devient la peinture figée d’une société qui serait créée de toutes pièces, y compris par la violence. C’est pourquoi les utopistes sont souvent des gens extrêmement dangereux, qui ont une idée immobile, non critique de leurs propres rêves. Ils sont même incapables de suggérer le premier pas qu’il faudrait faire dans la direction de leur utopie. Marx classait les utopies dans ce que j’ai appelé l’idéologie du troisième type. Elles relevaient du mensonge social, mais c’était parce que, justement, Marx avait son idée du socialisme scientifique. Pour lui, l’opposition se jouait entre
Utopie et
Science. Or, nous, lecteurs de Marx, nous pouvons aussi le lire comme un utopiste, dans la mesure où sa nouvelle façon de « lire » la société bourgeoise crée les conditions d’une autre société, et, en ce sens, exerce par rapport à cette société la fonction utopique. Mais le paradoxe, c’est que cette utopie devient à nouveau une idéologie lorsqu’elle est exploitée par un groupe dirigeant comme dans les États dits socialistes. Le jeu entre utopie et idéologie est ainsi un jeu interminable, un jeu circulaire, étant donné qu’idéologie et utopie, comme je l’ai dit,
sont à la fois complémentaires et produisent des pathologies inverses.
Nous avons beaucoup parlé de philosophie sociale, de politique, mais vous-même, vous êtes resté silencieux depuis votre départ comme doyen des facultés de Nanterre en 1970. Est-ce que vous voulez, dans vos livres à venir, continuer à garder le silence sur ces problèmes ?
Non. D’abord, je ne regrette pas d’avoir été silencieux durant toute une période ou l’intelligentsia française est restée fascinée par le marxisme et en particulier par les formes de marxisme que j’ai critiquées au cours de nos deux entretiens. Toute autre discussion était marginale. Mais je crois qu’il s’est créé depuis quelques années une situation nouvelle, une redistribution des centres d’influence, ce qui fait que nous nous trouvons à présent dans un contexte beaucoup plus fluent et contradictoire. Il n’y a plus de courant dominant, il n’y a plus de pensée dominante, et je pense que c’est très favorable à une reprise de la discussion.
Pour ma part, lorsque j’aurai terminé ce travail dont nous avons parlé sur le narratif, sur le récit, je voudrais revenir au problème de l’imaginaire social dans une ligne voisine de celle de Castoriadis et de Claude Lefort, c’est-à-dire une réflexion sur le pouvoir. Ce n’est d’ailleurs pas du tout étranger à ce que je suis en train de faire, car, malgré les apparences, mon unique problème depuis que j’ai commencé à réfléchir, c’est la créativité. Je l’ai pris du point de vue de la psychologie individuelle dans mes premiers travaux sur la volonté, puis sur le plan culturel avec l’étude des symbolismes. Mes recherches actuelles sur le récit me placent précisément au cœur de cette créativité sociale, culturelle, puisque raconter, comme nous le disions au début de notre entretien, est l’acte le plus permanent des sociétés. En se racontant elles-mêmes,
les cultures se créent elles-mêmes. Par conséquent, je suis ramené au cœur du problème de la créativité au plan collectif, communautaire. J’ai été silencieux, oui, du point de vue de la pratique et de l’engagement, mais pas du tout sur le plan théorique, car les quelques écrits que j’ai déjà publiés sur le rapport entre Idéologie et Utopie sont tout à fait au centre de cette préoccupation
6.