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L’histoire comme récit et comme pratique1


PETER KEMP. – Monsieur Ricœur, vous avez conçu une philosophie de la volonté qui est devenue de plus en plus une philosophie du langage, en particulier du langage métaphorique, comme on le constate dans votre dernier ouvrage, La Métaphore vive2. Vous écrivez actuellement un livre sur la fonction narrative de l’histoire. Puis-je donc d’abord vous demander ce qui vous a incité à inclure l’histoire dans votre œuvre philosophique ?
PAUL RICŒUR. – J’avais trois raisons essentielles de m’intéresser à la connaissance historique. D’abord, la philosophie n’est possible que dans le dialogue avec les sciences humaines. C’est de cette façon que je m’étais intéressé à la psychanalyse et à la linguistique. L’histoire m’apparaissait comme une des sciences humaines fondamentales.
Alors, pourquoi l’histoire parmi ces sciences humaines ? Deuxième motif : il n’y a pas de connaissance de soi qui ne se fasse par le détour de signes, de symboles, d’œuvres culturelles, etc. Les histoires qu’on raconte, les histoires que l’historien écrit sont les plus permanentes de ces expressions culturelles. Il y a une telle permanence, une telle continuité de l’acte de raconter…
Oui, en effet. Il y a toute une dimension qui a été omise dans la discussion précédente : c’est le rapport entre les décisions que nous prenons maintenant, dans les luttes auxquelles nous sommes mêlés, et les histoires que nous racontons sur nous-mêmes et sur notre peuple. Il y a, si vous voulez, un échange entre les projets que nous faisons sur le futur, donc les changements que nous voulons introduire dans la société, et la mémoire que nous nous donnons. Il y a une sorte de réciprocité entre la capacité de faire des projets et la capacité de se donner une mémoire. Cela est tout à fait vrai au niveau d’un peuple, d’un groupe social, d’une classe. Les projets fondamentaux que nous constituons s’appuient aussi sur les histoires que nous racontons. Il y a là quelque chose d’un peu déroutant et troublant : si l’on se donne pour l’histoire un modèle simplement scientifique, au sens des sciences naturelles, on veut que l’histoire soit vérifiable par un observateur neutre, au sens où le physicien n’est pas, en tant que physicien, une partie des phénomènes qui se passent dans son laboratoire. Or, ce n’est pas le cas en histoire, où celui qui écrit l’histoire fait partie de l’histoire qu’il raconte. L’historien est lui-même un élément constitutif des événements qu’il raconte. Par conséquent, il ne pourra jamais avoir la distance que le physicien a à l’égard des phénomènes de la nature. Donc, ses projets exercent une action sélective sur l’histoire qu’il raconte ; tout n’aura pas la même importance.
J’aimerais employer une image plutôt littéraire, si vous voulez : dans un roman, ou dans un drame, il y a une intrigue. Or, un historien choisit aussi son intrigue. Il va retenir des événements passés ce qui lui paraît important pour l’intrigue qu’il veut raconter. Ce sont ces intrigues qui ont un rapport avec les luttes du présent. Il est certain que, dans le passé, on a surtout raconté l’histoire des grands hommes, des fondateurs d’empires. Donc, l’histoire a surtout été une histoire de batailles et de traités, et, en ce sens, une histoire politique. C’est seulement depuis le XIXe siècle que l’on a raconté l’histoire du peuple – je pense à l’histoire romantique de Michelet –, puis, dans le peuple, l’histoire des antihéros, à l’inverse de l’histoire des grands hommes, bref, l’histoire des « écrasés », des victimes. Ainsi, il y aurait une histoire de la souffrance à l’opposé de l’histoire de la gloire. On pourrait dire que le marxisme a fait la proposition d’une intrigue fondamentale : lire l’histoire comme l’histoire de la lutte des classes. Cette grille de lecture suscite un regroupement différent des mêmes faits déjà racontés dans l’histoire des grands hommes ou dans l’histoire de la puissance, l’histoire des puissances, l’histoire du pouvoir. On pourrait dire qu’à une histoire du pouvoir a succédé une histoire des victimes. En somme, du point de vue qui nous importe ici, on pourrait dire que le marxisme a opéré une sorte de renversement où le héros, au lieu d’être le maître, est devenu l’esclave. Et cette espèce de retournement de l’histoire, ce changement d’intrigue donne une autre mémoire pour un autre projet.
C’est en quelque sorte un paradoxe autour duquel je tourne, qui est un petit peu un mythe du passé : s’il n’y avait pas eu la révolution d’Octobre en Russie sous la forme de prise du pouvoir par un groupe minoritaire et l’institutionnalisation de la violence révolutionnaire, est-ce que l’Europe ne serait pas aujourd’hui tout entière socialiste ? – avec toutes les variantes, d’ailleurs, que le socialisme du XIXe siècle pouvait annoncer, depuis Proudhon, Marx, bien entendu, mais avec aussi toutes les aspirations venues des courants anarchistes. Si, aujourd’hui, nous parlons, par exemple, en France, d’autogestion, c’est tout de même en réanimant des influences qui ont été étouffées par le marxisme orthodoxe. J’ai personnellement l’impression qu’il faut maintenant redéployer le socialisme selon toutes ses origines et toutes ses paternités. Marx reste assurément le plus grand, mais il n’est pas le seul. En particulier, les formes de pouvoir qui ne tiennent pas à la propriété, voilà ce sur quoi il faut réfléchir. Avec Marx, on n’a réfléchi que sur une seule source de pouvoir, l’appropriation privée des grands moyens de production et l’exploitation par un petit nombre de la plus-value du travail. Mais, après soixante-dix ans d’expérience des pays dits socialistes, nous découvrons que la fin de l’appropriation privée des moyens de production non seulement n’entraîne pas une révolution dans l’exercice du pouvoir, mais a pu servir à renforcer la structure du pouvoir, à la faveur de l’extraordinaire concentration dans quelques mains du pouvoir de décision… Le paradoxe est que les contradictions de la société bourgeoise permettaient davantage de jeu et d’opposition entre intérêts de groupes qu’un régime qui concentre dans une seule structure de pouvoir la disposition de tous les capitaux, la disposition de toutes les forces de travail, la disposition de tous les moyens de culture… Il y aurait à écrire une histoire du pouvoir qui serait distincte de celle de la propriété, et à se demander comment elles interférent, dans quelles conditions le pouvoir donné par la propriété et le pouvoir de disposer de la volonté des autres coïncident. C’est cette réflexion que l’on doit faire maintenant, après l’expérience soviétique.
Cela me paraît particulièrement vrai pour les sciences humaines. Peut-être la plus dangereuse des prétentions est-elle de croire qu’il peut y avoir un savoir démonstratif concernant les rapports de l’économique et du politique, etc., autrement dit, de croire qu’on pourrait nettement dissocier la science sociale de l’idéologie. Je pense que cette opposition entre science et idéologie est une opposition extrêmement dangereuse, parce qu’elle crée l’illusion qu’il y a des compétents qui savent. Si l’on combine ce soi-disant savoir avec l’idée qu’il n’y a pas de droit à l’erreur – une idée médiévale qui a ressurgi justement avec ce concept d’une science souveraine – et si l’on oublie qu’on peut simplement falsifier une hypothèse, mais qu’on ne peut pas prouver positivement quoi que ce soit, on pose le principe même de la Science (avec un grand S) régissant toutes les pratiques sociales. À mon sens, c’est une des contributions tout à fait positives de Habermas et de l’école de Francfort d’avoir montré que les savoirs sont liés à des pouvoirs et qu’il n’y a pas d’innocence de la science. Pour revenir à notre problème du marxisme, il est certain que le marxisme a été dupe non seulement de l’idéologie industrialiste, mais de l’idéologie scientiste. Si l’on combine ces deux conceptions avec un machiavélisme politique à la façon de Lénine, on aboutit à une extraordinaire concentration du pouvoir de l’homme sur l’homme.
Évidemment, on ne saurait placer Marx du côté de l’illusion du sujet transcendantal, mais cette illusion est reconstituée indirectement par le fait que, s’il existe une science absolument vraie des systèmes économiques, sociaux et politiques, les experts de ces systèmes se retrouvent dans la même position qu’un sujet omniscient. Il se produit, en effet, un transfert de la science soi-disant objective des structures économico-sociales sur les experts de cette science, qui reconstitue le dualisme des sachants et des non-sachants, des experts et des ignorants. Il faut donc revenir à l’idée que non seulement les sciences sont liées à des techniques et à des pratiques, mais que, si cela vaut pour les sciences de la nature, cela vaut encore plus pour les sciences dites humaines, lesquelles sont liées à la pratique sociale de tous. Par conséquent, il faut repenser le rapport entre la théorie – partant, toute théorie – et la praxis, donc toutes les pratiques. C’est pourquoi j’estime qu’on peut retrouver dans Marx un support pour cette tentative – sous la réserve de ce que j’ai essayé de dire, à savoir que Marx avait déplacé le sujet de l’histoire des grands hommes politiques vers l’humanité opprimée. C’est la pratique de cette humanité opprimée qui est le véritable support des sciences, car les sciences et les techniques prennent une signification de libération dans la mesure où elles sont liées à la pratique, ou, plus exactement, aux pratiques de la libération de cette humanité qui était l’antihéros du XIXe siècle.
Deuxièmement, Le Capital4 lui-même n’est pas une autre économie politique, mais la critique de l’économie politique. Or, quel est le sens de cette critique de l’économie politique ? C’est de ramener les concepts objectifs de l’économie bourgeoise – comme le fonctionnement du capital – à leur origine humaine, à savoir le travail productif. Donc, cette critique présuppose la notion de l’homme travailleur, qui est la philosophie du jeune Marx.
Idéologie et utopie sont deux fonctions complémentaires de ce que Castoriadis a appelé l’imaginaire social5. Je crois qu’il y a un sens positif de l’idéologie et un sens positif de l’utopie qui se complètent, mais aussi un sens négatif de l’une et de l’autre qui s’opposent. Je dirais que l’idéologie, dans son sens positif, c’est l’ensemble des images, des représentations, des symboles qu’une société se forme pour justifier qu’elle existe telle qu’elle est. La fonction d’une idéologie est de répéter et de confirmer sa propre identité à travers ce que j’appellerais ses symboles fondateurs. En ce sens, une idéologie a d’abord une fonction d’identification et de préservation de l’identité. C’est sur elle que se greffe ce qu’on pourrait appeler la pathologie de l’idéologie, quand cette justification est détournée, captée et monopolisée par les groupes dominants de la société. Ainsi, l’idéologie, qui, dans sa première fonction, est préservatrice, justificatrice, devient un moyen de conservation. On rejoint là le concept marxiste selon lequel l’idéologie est une illusion, « une vision fausse du monde ». Mais je pense que ce concept de « vision fausse du monde » n’est pas le premier sens de l’idéologie, parce qu’on ne voit pas comment un groupe pourrait se donner une vision fausse si, d’abord, il n’était pas constitué au niveau d’une symbolique. C’est parce que toute communauté a une structure symbolique que ses symboles peuvent se figer, devenir morts et devenir mensongers.
Mais je reviens à la question de l’utopie. L’utopie, je pense, a une fonction complémentaire. Si l’idéologie a une fonction de préservation de l’identité, l’utopie, elle, a une fonction, je dirais d’exil. Utopie veut dire ailleurs. Probablement que toute société doit sécréter aussi la vision d’une antisociété, de son propre contraire. C’est la une fonction extrêmement positive, dont dépend la création de toute nouveauté. L’idéologie, elle, ne crée rien de nouveau : elle confirme ce qui est. L’utopie, c’est la percée du possible. Mais elle aussi tombe malade dès qu’elle devient la peinture figée d’une société qui serait créée de toutes pièces, y compris par la violence. C’est pourquoi les utopistes sont souvent des gens extrêmement dangereux, qui ont une idée immobile, non critique de leurs propres rêves. Ils sont même incapables de suggérer le premier pas qu’il faudrait faire dans la direction de leur utopie. Marx classait les utopies dans ce que j’ai appelé l’idéologie du troisième type. Elles relevaient du mensonge social, mais c’était parce que, justement, Marx avait son idée du socialisme scientifique. Pour lui, l’opposition se jouait entre Utopie et Science. Or, nous, lecteurs de Marx, nous pouvons aussi le lire comme un utopiste, dans la mesure où sa nouvelle façon de « lire » la société bourgeoise crée les conditions d’une autre société, et, en ce sens, exerce par rapport à cette société la fonction utopique. Mais le paradoxe, c’est que cette utopie devient à nouveau une idéologie lorsqu’elle est exploitée par un groupe dirigeant comme dans les États dits socialistes. Le jeu entre utopie et idéologie est ainsi un jeu interminable, un jeu circulaire, étant donné qu’idéologie et utopie, comme je l’ai dit, sont à la fois complémentaires et produisent des pathologies inverses.

1.

Entretien avec Peter Kemp (au moment de la rédaction du premier tome de Temps et récit, qui prendra comme sous-titre L’intrigue et le récit historique), Esprit, juin 1981, p. 155-165.

2.

Paul Ricœur, La Métaphore vive, op. cit.

3.

Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, 1859.

4.

Karl Marx, Le Capital, livre 1, 1867.

5.

Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, éd. du Seuil, 1975 (« Points-Essais », 1999).

6.

Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, op. cit.