AGNÈS SOREL

QUAND BEAUTÉ ET POUVOIR MÈNENT À LA MORT

L’hiver est froid en ce début d’année 1450. Les troupes armées du roi Charles VII, composées de trois corps d’armée, viennent de remporter une grande victoire après dix ans d’occupation anglaise : Harfleur, le port principal de la Normandie, est libéré ! Cette ville, clôturée par un rempart percé de trois portes, est enfin redevenue propriété du roi de France.

Dès le début de l’année 1449, le roi Charles VII avait entrepris de libérer toutes les villes de Normandie : Avranches, Verneuil, Évreux, Louviers, Rouen… En décembre, les armées du roi s’étaient postées devant Harfleur avec plus de dix mille hommes alors que vingt-cinq navires bloquaient le port. Les troupes anglaises commandées par Thomas Aurmagan, devant le déploiement des armées françaises dirigées par Jean et Jaspard Bureau, trésorier de France et maître de l’artillerie du roi, avaient souhaité négocier avec Jean de Dunois, lieutenant général du roi de France. L’événement était important, car Harfleur, surnommée « souverain port de Normandie et clef du royaume de France », encadrait l’estuaire de la Seine sur la rive droite. La ville close et son arsenal situé au sud de la ville étaient donc un point stratégique important. Le lendemain de Noël, le capitaine Thomas Aurmagan et ses troupes se rendaient et remettaient les clefs de la ville et des tours au comte de Dunois.

Les trois corps d’armée qui viennent de vaincre les troupes anglaises étaient dirigés par des seigneurs aguerris au combat. Parmi eux, le comte de Saint-Pol, qui sera accusé plus tard par Louis XI de crime de lèse-majesté et décapité en place de Grève, Jean de Dunois, le compagnon de Jeanne d’Arc, et Pierre de Brézé, qui trouvera la mort quinze ans plus tard lors de la bataille de Montlhéry.

Partout, les Anglais sont en fuite sur la rive droite de l’estuaire de la Seine et les cloches sonnent depuis plusieurs jours dans les villages pour annoncer que cette partie de la France a retrouvé « les clefs du royaume ». Malgré quelques tentatives pour récupérer la place forte ouvrant le pays sur l’océan, les Anglais ne parviendront jamais à franchir l’enceinte fortifiée donnant l’accès à l’activité portuaire. En grand vainqueur, le roi Charles VII savoure cette victoire comme il avait pu fêter, à peine trois mois auparavant, la libération de Rouen. Rusé et déterminé, il est en passe de bouter l’Anglais hors de France après une guerre ayant duré cent ans et s’installe pour quelque temps à l’abbaye de Montivilliers alors que la grande majorité des troupes d’ordonnance prend la route du nord de la région pour libérer les places fortes du Cotentin… Une partie de la cour a suivi le roi, dont la favorite en titre, Agnès Sorel.

Celle-ci est épuisée d’avoir sillonné les routes de France à l’arrière des troupes royales afin de suivre le roi dans sa guerre de reconquête du royaume. Elle est exténuée, d’autant plus qu’elle est une nouvelle fois enceinte du roi. Une grossesse de sept mois. C’est à soixante kilomètres du port d’Harfleur que le couple se retrouve. Pour cela, il a fallu traverser la forêt enneigée de Brotonne en empruntant une route boueuse qui ralentissait le convoi et enlisait les chariots. Cette forêt, couverte de hêtres, de charmes et de chênes, avait été la propriété des ducs de Normandie puis déclarée domaine royal destiné à la chasse. Agnès s’installe à l’abbaye de Jumièges, le plus important monastère bénédictin de Normandie. Elle s’alite immédiatement.

Bien que son ventre ne puisse laisser aucun doute sur son état, c’est une femme fatiguée, aux traits marqués par la douleur, qui se présente devant le roi en ce début février. L’abbé de Jumièges, honoré de cette royale visite, met à disposition le manoir de la vigne au Mesnil qui dépend de l’abbaye. Ce dernier doit son nom au vin qui y est récolté. Une boisson connue sous le nom de Conihout qu’un dicton peu flatteur décrit ainsi :

« De Conihout de beuvez pas

Car il mène l’homme à trépas »

Le manoir de la vigne au Mesnil n’est autre qu’un grand bâtiment prolongé par une ancienne chapelle comportant de vastes caves voûtées. C’est au manoir que les moines se rassemblent pour échapper aux épidémies et c’est dans cette enceinte qu’ils offrent l’hospitalité aux seigneurs s’arrêtant dans la région…

Agnès Sorel a vingt-cinq ans. Elle a été longtemps la demoiselle d’honneur d’Isabelle Ire de Lorraine, épouse du duc René d’Anjou. Charles a quarante-sept ans. Il est déterminé à bouter l’Anglais hors de France. Agnès Sorel est la maîtresse du roi depuis sept ans et a donné naissance à trois filles que Charles a reconnues. Le roi, fou amoureux de cette jeune personne, l’avait fait entrer à la maison de la reine Marie d’Anjou. Puis, Agnès Sorel avait obtenu très rapidement le statut de favorite officielle du roi. Elle sera à ce titre la première maîtresse officielle d’un roi de l’histoire de France. Afin de conserver son titre et les faveurs du monarque, il lui faut se distinguer des autres jeunes femmes. Elle abandonne les robes fermées et les draps austères et impose le décolleté épaules nues. Ses cheveux blond cendré s’envolent en pyramides et elle y accroche diamants et bijoux de grande valeur. Elle n’hésite pas à allonger ses robes en d’immenses traînes. Son visage et les soins de sa peau ne sont pas en reste puisqu’elle se colore les lèvres et s’épile les sourcils et les cheveux, dégageant un front immense recouvert de fard, lui donnant un teint d’albâtre. Certains accusent la belle favorite d’être responsable du réveil sensuel du roi et lui reprochent sa liberté de mœurs en débauchant tous ceux qui l’approchent. Jean Chartier, le chroniqueur officiel de la cour, dira d’elle :

« Oncques, en aucun pays reine tant belle ni divine ne fut. Et comme, entre les belles, elle était tenue pour la plus belle du monde, elle fut appelée damoyselle de Beauté… »

La favorite se plaint depuis quelques jours de maux de ventre. Son état laisse penser à une fatigue excessive due à l’imprudence qu’elle a eue d’accompagner son amant royal sur les routes de Normandie. Très rapidement, on constate que le mal enduré par Agnès Sorel n’est autre qu’une dysenterie ou un flux de ventre. Elle n’a pas le choix, l’enfant qu’elle porte va naître avant terme. L’accouchement se passe très mal et on ne cache pas à la jeune favorite qu’elle vit ses dernières heures. Augustin, docteur en théologie et son confesseur, recueille ses dernières volontés. Elle se repent de ses péchés commis et on lui administre les sacrements. Elle désigne Jacques Cœur comme exécuteur testamentaire, puis demande à lire les vers de Saint-Bernard, textes liturgiques composés de versets tirés des Psaumes que l’on lit au chevet des mourants. Puis, après avoir poussé un haut cri, appelant la Vierge Marie, elle rend l’âme. Nous sommes le lundi 9 février 1450. Jean Chartier dans ses chroniques historiques de Charles VII note le 11 février. Elle lègue son corps et ses biens à la collégiale de Loches pour que l’on y dise des messes à sa mémoire et à l’abbaye de Jumièges où l’on dépose son cœur et ses viscères. Enfin, elle lègue ses bijoux au roi. Il est six heures. Les cloches de l’église Saint-Philibert sonnent. La neige tombe sur le Mesnil et l’abbaye de Jumièges. Agnès Sorel vient de rendre l’âme.

Le roi et la cour demeureront une dizaine de jours à Jumièges après la mort de la belle favorite. Charles VII y sera inspiré puisqu’il signera la révision du procès de Jeanne d’Arc. Puis, au fur et à mesure des jours qui passent, l’abbaye retrouve sa tranquillité.

Très vite, on va s’interroger sur cette mort subite. En moins de deux jours, la maîtresse du roi a été emportée et cela paraît plus que suspect. On se pose aussi des questions essentielles :

Des rumeurs circulent. On fait courir le bruit d’un empoisonnement. On prétend qu’elle voulait éloigner une rivale en passe de recueillir les faveurs royales. Que cette rivale n’est autre qu’Antoinette de Maignelais, sa propre cousine germaine et dame de compagnie. Cette dernière n’est âgée que de seize ans en 1450 et ne se cache pas ses aspirations à succéder à sa cousine dans les draps du roi. En a-t-elle le cran au moins ? Rien n’est moins sûr… À la mort d’Agnès Sorel, Antoinette de Maignelais verra ses rêves se réaliser et deviendra la maîtresse de Charles VII et la nourrice des trois filles que sa cousine avait eues avec le roi. Cinq ans plus tard, un enfant répondant au prénom de Jeanne naîtra des ébats de ce couple illégitime. Voilà pour le côté cœur.

On assure aussi qu’Agnès Sorel avait découvert les trames d’un complot contre le roi et qu’elle voulait le prévenir. Au mot complot, le nom du dauphin Louis vient immédiatement à l’esprit. Ce n’est un secret pour personne que celui qui régnera plus tard sous le nom de Louis XI passe le plus clair de son temps à comploter contre son père et qu’il ne supporte pas cette Agnès Sorel qui s’évertue à éclipser sa mère, la reine Marie d’Anjou. Ne l’avait-elle pas fait chasser de la cour par son père alors que ce dernier la poussait dans ses retranchements les plus profonds en la poursuivant dans l’enceinte royale, l’épée à la main ? Le futur Louis XI n’était-il pas las d’entendre roucouler ce père qu’il méprisait ? Le roi batifolait et avait sa maîtresse au château de Bois-Sire-Amé érigé à quelques lieues de Bourges, sur la commune de Vorly, près de Levet. C’est là, à l’abri des regards qu’ils passaient les mois d’été. Agnès aimait ces lieux que le roi lui offrit. C’est Jacques Cœur qui conduisit les travaux pour rénover la bâtisse. On sait aussi qu’Agnès Sorel marqua de son influence les décisions politiques prises par le souverain. Cela aurait-il pu pousser le dauphin Louis à mettre un terme à cette situation ? D’ailleurs, Louis ne cache pas ses rancœurs et s’associe aux seigneurs voulant renverser le trône en participant à la « praguerie ». Pour toutes ces raisons, le futur Louis XI pouvait très bien être le commanditaire d’un tel meurtre.

On soupçonna également Jacques Cœur, grand argentier du roi et amant présumé de la belle, de s’être débarrassé de la jeune femme. Il est vrai que les grands du royaume - ses principaux débiteurs en tant que grand argentier du royaume - souhaitent se débarrasser de lui et annuler leurs dettes. Mais Agnès Sorel n’était-elle pas sa protectrice et n’était-il pas son exécuteur testamentaire ? Alors, quel intérêt à la faire disparaître ? Bien que lavé de tout soupçon sur cette affaire, il sera arrêté et banni deux ans plus tard, ses créanciers ayant eu raison de lui et de sa réussite personnelle.

Alors, quel est le secret de la mort prématurée de la favorite du roi ?

Devant tant d’incertitudes et de questions sur l’objet de cette mort, et n’ayant pu depuis plus de cinq cents ans prouver la culpabilité d’un éventuel assassin, c’est à la science que l’on devait s’adresser au début du XXIe siècle. En effet, en juin 2004, profitant du déplacement du gisant où reposait Agnès Sorel, les historiens purent faire pratiquer une autopsie, ou plutôt demander aux spécialistes en la matière qu’ils se livrent à l’analyse des éléments organiques trouvés dans l’urne funéraire en grès déposée dans la tombe. C’est le professeur Charlier, anatomopathologiste du CHRU de Lille, qui se chargea de l’opération délicate. Les analyses des cheveux et d’os momifiés révélèrent la cause du mal qui avait fait succomber la belle favorite : le mercure !

Agnès Sorel avait été victime d’une intoxication aiguë au mercure qui l’avait foudroyée en moins de soixante-douze heures ! Certes, à cette époque, les femmes enceintes se soignaient souvent en absorbant du mercure. Mais les doses de mercure observées étaient telles qu’il était difficile de croire à une erreur médicale. Il était question de dix mille à cent mille fois la dose thérapeutique. En écartant immédiatement la thèse du suicide, il ne restait donc que celle de l’assassinat !

Seul l’entourage proche d’Agnès avait pu lui faire absorber du mercure en de telles quantités. Ses dames de compagnie, dont sa cousine germaine Antoinette de Maignelais et son médecin Robert Poitevin, qui était également le médecin du roi et de la reine et qui sera l’un des exécuteurs testamentaires de la favorite.

Ainsi, si l’on accepte l’idée d’un assassinat, il faut alors imaginer que l’assassin était sur les lieux lors de la prise du mercure. Seul un médecin pouvait agir sans suspicion et Robert Poitevin n’était-il pas le mieux placé ? Il faut maintenant penser au mobile du crime… Si Robert Poitevin ne semble pas en avoir eu, il n’en est pas de même de son entourage et on peut penser qu’il y eut un commanditaire. La reine Marie d’Anjou pouvait être celui-ci, mais il est fort peu probable qu’elle ait pu passer à l’acte, même si la liaison du roi avec Agnès Sorel l’exaspérait. Le roi lui-même, voulant se débarrasser d’une maîtresse trop âgée au profit de sa cousine la jeune Antoinette de Maignelais, aurait pu se servir de son médecin afin d’écourter la vie d’Agnès Sorel. Cette quatrième grossesse n’arrivait-elle pas au bon moment ? Enfin, le dauphin Louis, en guerre perpétuelle contre son père, aurait pu acheter les services du médecin en lui promettant un avenir à l’abri du besoin et un enrichissement rapide. Cette hypothèse semble donc tout à fait plausible : Louis voulant se débarrasser de cette favorite prenant beaucoup trop d’ascendant sur les décisions du roi, son père, et Robert Poitevin jouant la carte de l’avenir, le roi étant souvent malade et vieillissant. Plus tard, on ironisera sur l’événement et le poète Jacques du Clercq écrira :

« Et certains dirent aussi que le dauphin avait déjà fait mourir une damoiselle nommée la belle Agnès, laquelle était la plus belle femme du royaume, et totalement en amour avec le roi son père. »

Pourtant, avait-on absolument besoin d’un médecin pour tuer la jeune princesse en ce 9 février 1450 ? Pourquoi utiliser le mercure alors que dans l’enceinte du cloître de l’abbaye de Jumiège étaient plantés de nombreux ifs et que beaucoup savaient déjà à cette époque que le poison tiré de l’if est si violent que lorsqu’un cheval en ingère, on le retrouve mort avec le brin d’if encore dans la bouche…

À l’âge de dix-huit ans, Agnès Sorel avait su imposer de nouvelles modes, de nouveaux usages à la cour de France. Elle se promenait épaules nues et avait su s’afficher devant toute la cour en compagnie du roi dès le lendemain de leur liaison. Une chose est certaine, elle dérangeait ! En l’espace de six ans, elle était passée du stade de petite noblesse de campagne, sans biens ni avenir en perspective, à celui de favorite du roi, recevant bijoux, châteaux et titres… Elle dérangeait vraiment ! Un fait est troublant pourtant : en juillet 1461, le roi Charles VII, souffrant d’une dent, dut subir son extraction dans des conditions rudimentaires. On assura que cette intervention laissa des séquelles et qu’un vilain abcès se déclara. Or, le roi, qui avait une confiance aveugle en les médecins, ne souhaita plus les rencontrer pour qu’ils le soignent. Pour les mêmes raisons, il refusa de se nourrir, prétextant que son fils, le dauphin Louis, voulait l’empoisonner. Quelles étaient les véritables raisons de ce changement subit à l’égard des médecins ? N’avait-il pas à ce moment la preuve et la certitude que sa belle favorite, Agnès Sorel, avait été empoisonnée ? Charles VII devait mourir le 22 juillet suivant.

HENRI IV

È AMMAZZATO ! (C’EST NOTRE JOUR DE CHANCE !)

En ce mois de mai 1610, le roi Henri de France est inquiet. Son ami Sully est malade. Depuis combien de temps se connaissent-ils ces deux-là ? Plusieurs dizaines d’années au moins… Comme le temps passe vite ! Celui qu’on va bientôt appeler « le bon roi Henri » a fêté ses cinquante-six ans… Il a fait préparer son carrosse, une longue voiture attelée de plusieurs chevaux que l’on peut reconnaître entre toutes. Elle l’attend dans la cour du Louvre. Il va s’y installer confortablement en ce début d’après-midi en compagnie d’amis dont le duc d’Épernon.

« Nous sommes le quantième de mois ? demande le roi.

— Le treizième, Sire, lui répond l’un de ses amis.

— Non, le quatorzième, rectifie le duc d’Épernon.

— Il est vrai…, lance le roi, songeur. Vous connaissez bien votre almanach… Le quatorzième… Le quatorzième… »

Le roi, rêveur, semble réfléchir, il hésite à monter dans le carrosse… Puis, chassant les mauvaises pensées, il se met à rire, souhaitant par ce trait de gaieté tenter le mauvais sort, ou plutôt ce mauvais présage qu’un soir un vieil homme barbu lui avait annoncé. Pensa-t-il alors à cette soirée passée chez l’Italien Sébastien Zamet, chez qui Gabrielle d’Estrées avait fermé les yeux pour la dernière fois ? Elle était morte dit-on empoisonnée… Henri l’avait tant aimée ! Durant cette soirée, un vieil homme barbu du nom de Thomassin, vêtu comme un médecin, avait répondu au roi qui l’interrogeait sur son avenir :

« Prenez garde, Sire, le quatorzième du mois de mai, car ce jour-là, vers quatre heures de l’après-midi, un grand prince qui fut prisonnier en sa jeunesse périra par le poignard d’un assassin. »

Henri IV avait rudement secoué le vieil homme avant de lui lancer une bourse contenant quelques espèces sonnantes puis avait poursuivi sa soirée dans la bonne humeur.

On sait aujourd’hui qu’en ce 14 mai 1610, l’Histoire était déjà en marche et que la mort subite du souverain français allait modifier la destinée de notre pays. Le déclenchement d’une guerre européenne est alors sur toutes les lèvres. C’est la conséquence des tensions avec les Habsbourg et la reprise des hostilités avec l’Espagne. Catholiques, protestants, partisans de la reine s’opposent au roi devenu, en quelques années, le monarque le plus détesté de l’histoire de la royauté. C’est une erreur que de penser qu’Henri IV fut aimé du peuple de France. En effet, il faudra attendre qu’il devienne le roi martyr pour que la légende s’installe et qu’il devienne le « bon roi Henri » ou l’homme de la poule au pot. Le peuple aussi se révolte, car il ne voit rien de bon dans ces préparatifs qui doivent fatalement aboutir à la levée des armées. Ainsi, les ligues catholiques ne lui pardonnent pas l’Édit de Nantes et les protestants ne retiennent plus leur impatience d’accéder enfin à plus de pouvoir. Pour Henri, les promesses sont difficiles à tenir. La reine aussi est mécontente. Cette dernière s’est enfin débarrassée de l’épouse d’Henri, Marguerite de Valois, que l’on surnommera plus tard la reine Margot. Henri et cette dernière ont divorcé il y a peu, mais Marie de Médicis n’est toujours pas sacrée reine de France. Cette situation l’inquiète, d’autant plus que de nombreuses rumeurs, venant de tout le royaume, parviennent jusqu’à elle, indiquant que l’on veut tuer le roi… Que fût-il advenu d’elle dans un pareil cas ? Sa position est d’autant plus difficile qu’elle voit d’un mauvais œil la nouvelle préoccupation du roi, invétéré coureur de jupons, qui est tombé follement amoureux, cette fois-ci, d’une jeune fille à la beauté étonnante et répondant au nom de Charlotte de Montmorency.

Amoureux fou ? C’est peu dire… Charlotte de Montmorency était entrée au service de la reine alors qu’elle était fiancée au marquis de Bassompierre. Le roi avait fait casser les fiançailles et l’avait mariée à son cousin, le prince de Condé, espérant se rapprocher d’elle. Un mariage de convenance en quelque sorte… Pensait-il véritablement à répudier Marie de Médicis pour épouser Charlotte ? Rien n’est impossible… Toutefois, les mois passant, la beauté de la jeune fille, âgée tout juste de quinze ans, et les railleries des nobles fréquentant la cour eurent raison de cette situation on ne peut plus ambiguë. Henri de Condé, excédé des perpétuelles avances du roi envers Charlotte, quitta Paris pour la province. C’était sans compter sur l’amour déraisonné du roi qui, furieux et aussi jaloux que Condé, avait décidé de suivre le couple, quel que soit son lieu de résidence… N’était-il pas le roi après tout ? Le prince de sang, poussé par les assauts amoureux d’un roi qui perdait la raison, avait alors été contraint de commettre l’irréparable. Il s’était réfugié à Bruxelles et placé sous la protection de l’ennemi juré d’Henri IV et de la France : l’Espagne. Charlotte de Montmorency, devenue princesse de Condé, retenue contre son gré à Bruxelles, implora le roi de France de la délivrer alors que son mari avait pris les armes à Milan contre la France, rejoignant le camp de l’empire espagnol. Les deux amants ne devaient plus se revoir…

Henri IV décidé à enlever la « belle de ses songes » prit alors la décision d’envahir les Pays-Bas et par la même occasion Bruxelles, entraînant la France dans une guerre contre l’Espagne pour les beaux yeux d’une jeune fille de quinze ans. On peut alors comprendre l’inquiétude de la reine, Marie de Médicis. Sur son insistance, elle devait enfin être couronnée à la basilique de Saint-Denis le 13 mai 1610, la veille de l’assassinat d’Henri IV. Coïncidence me direz-vous ? Pas vraiment, quand on connaît la situation de la France et le parti de la reine très catholique, à la veille d’une guerre, qu’on annonçait des plus effroyables, contre l’empire catholique espagnol.

Ravaillac, l’assassin du roi, était quant à lui parti d’Angoulême le 11 avril pour Paris, décidé à tuer le roi. On peut s’interroger sur le fait qu’arrivé dans la capitale le 19 avril, il n’eut pas mis son projet à exécution plus tôt et qu’il attendit le 14 mai, lendemain du couronnement de la reine, pour agir et tuer le roi…

Dans toute la France et même au-delà, la rumeur de la mort future du roi se répandait depuis des semaines. À Bruxelles, un homme annonçait que la guerre n’aurait pas lieu et que le roi de France était mort ou bien près de l’être… À Aix-la-Chapelle, on parlait de la mort future d’Henri IV… On annonçait la mort du roi à Cambrai où un courrier apporta la nouvelle attestant que le roi avait été tué de deux coups de couteau. L’ambassadeur de Florence prévient la reine Marie de Médicis d’un attentat futur contre le roi et Charlotte de Montmorency écrivit à Henri qu’il fallait qu’il redouble de prudence…

Ces annonces vinrent-elles jusqu’aux oreilles du roi ? On peut le penser. Ce dernier semblait très préoccupé d’après ses proches en ce début de journée du 14 mai 1610. Il se leva tout d’abord en affirmant n’avoir que très peu dormi. Agité durant une grande partie de la matinée, il s’était plaint d’être entouré de comploteurs. Il pensait également aux prédictions de Nostradamus et à celles du mage Thomassin et se morfondait de ne plus voir sa belle Charlotte, prisonnière de son cousin Condé. La peur se confondant avec l’impatience, il avait passé le matin à se frapper le front en martelant :

« Mon Dieu, j’ai quelque chose là-dedans qui me trouble fort… Je ne sais ce que c’est, je ne puis sortir d’ici ! »

Puis, ayant pris la décision de rendre visite à son vieil ami Sully, il s’était préparé, mais avait plusieurs fois hésité, reculé, abandonnant l’idée de sortir dans Paris. Vitry, le capitaine des gardes, lui avait porté un billet remis par un inconnu et qui portait ces quelques mots :

« Sire, ne sortez pas ce soir ! »

Peu importait après tout, Henri était persuadé qu’il reverrait bientôt sa belle… Dix jours plus tard peut-être… Quand les armées se seraient mises en route pour les Flandres…

Il est un peu plus de quinze heures quand le roi monte dans son carrosse accompagné de sept gentilshommes de sa cour. Parmi eux, le duc d’Épernon qui est profondément catholique, l’un des responsables du retour des jésuites et colonel général de l’infanterie, c’est l’homme de Marie de Médicis, mais c’est aussi le gouverneur de la ville… d’Angoulême, la ville natale d’un certain Ravaillac. Antoine de Roquelaure est l’un des sept gentilshommes accompagnant le roi et l’un de ses fidèles. Il a pris une part importante dans la conversion d’Henri au catholicisme. Chevalier des ordres du roi et gouverneur du comté de Foix, il vient d’être élu maire de Bordeaux. Les autres sont Lavardin, Montbazon, La Force, Mirebeau et Liancourt. Le roi s’installe près d’eux.

Depuis le matin, un jeune homme de la taille d’un géant âgé de trente-deux ans, les cheveux et la barbe rousse et portant un manteau vert, rôde autour du palais du Louvre. Arrivé d’Angoulême il y a plusieurs semaines, il est descendu à l’hostellerie des Trois Pigeons, rue Saint-Honoré. On prétend que l’homme s’est fait remarquer pour être agité et déclarer vouloir tuer le roi. Il a également été hébergé par une amie de la marquise de Verneuil, l’ancienne maîtresse officielle d’Henri et du duc d’Épernon, lequel est gouverneur de sa ville natale. Il cache sous son manteau un énorme couteau.

Henriette de Verneuil, marquise d’Antragues, se place dans toutes les intrigues depuis la fin de sa liaison avec le roi un an plus tôt, qui sonna ainsi l’arrêt de tous ses espoirs pour accéder un jour au trône et rendit ainsi possible la position de dauphin pour l’enfant qu’elle avait eu avec le roi, Gaston de Verneuil.

Le lendemain, la reine devrait faire son entrée officielle dans Paris. Mais aujourd’hui, Henri pense à son vieux complice, malade, le bon Sully, qui l’attend dans sa résidence de l’Arsenal à l’est de Paris. Ce n’est pas la reine que les Parisiens aperçoivent dans les rues de la capitale cet après-midi du 14 mai, mais bien le carrosse du roi et certains se mettent à le suivre. Ravaillac lui aussi se mêle à la foule et s’approche de la voiture. Passant devant la Croix-du-Trahoir, le roi demande à son capitaine des Gardes de passer par Saint-Innocent. Pour ceci il faut emprunter la rue de la Ferronnerie. Cette dernière devant amener le carrosse à la rue Saint-Denis. C’est une rue très étroite et encombrée au point que, pour gagner du temps, une grande partie des laquais abandonne la voiture pour prendre un raccourci en passant par le cimetière des Innocents. En effet deux charrettes de foin obstruent la rue et le carrosse doit s’arrêter. Il fait beau sur Paris. Le roi, placé entre M. de Montbazon et le duc d’Épernon, respire l’air de la capitale. Le duc d’Épernon lui lit une lettre.

Ravaillac est maintenant à deux pas de la voiture royale. Il s’approche, met un pied sur l’un des barreaux d’une roue, se hisse et, avançant le bras au-dessus du duc d’Épernon, frappe par trois fois le roi qui s’effondre. Hébété par la violence du geste et ses conséquences, Ravaillac demeure un instant sans bouger, le couteau sanguinolent dans la main. Alors que le roi se meurt et que la voiture repart vers le palais, on soustrait l’assassin à la foule et on l’emmène dans un hôtel voisin, l’hôtel de Retz. Fait surprenant, il y restera quarante-huit heures. Là, sous bonne garde tout de même, on va le laisser voir et parler à de nombreuses personnes. Étrange comportement envers celui qui vient d’assassiner son roi… Puis, Ravaillac est transféré à l’hôtel du duc d’Épernon. Pourquoi et quel intérêt de conserver cet homme dans un hôtel particulier au risque qu’il s’évade ou qu’il soit lynché par la foule ? Et bizarrement, d’Épernon est encore là ! Ce n’est que le quatrième jour que Ravaillac est conduit à la Conciergerie où on l’interroge. Henri IV est le deuxième roi de France à périr sous le couteau d’un assassin.

Le roi gît maintenant sur un catafalque au palais du Louvre. On vient de tendre d’immenses draperies funèbres. La reine pleure, les gardes du roi se lamentent. On ne perd pas de temps et déjà on a ôté son cœur qu’on a remis comme une relique au couvent de La Flèche où sont installés des pères jésuites. Pendant ce temps, on soumet l’assassin à la question. Mais l’homme ne bronche pas et persiste à déclarer qu’il était seul à perpétrer son crime. S’attend-il à une probable libération de la part de ses complices ? Peut-être… Le 27 mai 1610, le parlement de Paris présidé par Achille Ier de Harlay, lequel sera mis en retraite quelque temps plus tard, conclut à un acte isolé. Le dénommé François Ravaillac est condamné à la peine de mort et au supplice destiné aux régicides. Il sera conduit en place de Grève où il sera tenaillé aux mamelles, aux bras et aux cuisses et gras des jambes. On y jettera du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la poix, de la résine brûlante, de la cire et du soufre fondus. On brûlera sa main, celle ayant tenu le couteau, avec du feu de soufre. Ensuite, son corps sera tiré et écartelé par quatre chevaux. On jettera les restes des membres détachés dans un feu que l’on réduira en cendres et qui sera jeté au vent.

Voici le détail du supplice que François Ravaillac doit subir ce 27 mai 1610. Auparavant il va lui falloir résister à la question ordinaire et extraordinaire. Il est amené de sa cellule dans une salle où on le fait asseoir. On lui enfile des brodequins constitués de quatre planchettes attachées autour des jambes. Un premier coin est enfoncé entre les deux planches à l’aide d’un maillet. Puis, on enfonce un deuxième coin, et un troisième… Le genou et la jambe éclatent alors comme un fruit trop mûr. L’homme s’évanouit, mais ne parle pas. Il est robuste Ravaillac ! Il ne parle pas… On l’attache à un poteau, car ses grandes jambes d’assassin qui lui avaient permis d’effectuer plusieurs fois le voyage d’Angoulême à Paris ne peuvent plus le porter. On lui passe une longue chemise blanche et on lui tend un cierge qu’il devra conserver jusqu’à ce que la charrette l’ait emmené devant la cathédrale Notre-Dame où, selon le jugement et la tradition, il devra demander pardon au roi martyr devant des milliers de Parisiens venus assister au spectacle dans l’espoir, peut-être, de pouvoir ramener chez eux un fragment de tissu, une mèche de cheveux, ayant appartenu au supplicié.

Ravaillac ne parlera pas. Un mois plus tard, le 29 juin 1610, un immense cortège traverse la capitale, soldats, seigneurs, archers, l’arme au repos, précèdent le convoi. Puis suivent des hommes d’Église et la foule qui accompagne le maître de cérémonie portant les couleurs du roi : trompettes, hommes à cheval, bourgeois de Paris, garde d’honneur du roi et grands seigneurs escortés de leur garde personnelle. La procession atteint la cathédrale de Notre-Dame tard dans la journée, éclairée par des flambeaux. Le corps du roi défunt reposera toute la nuit dans la bâtisse sacrée jusqu’au lendemain où l’on procédera au service funèbre avant que le cortège ne reparte en direction de la basilique de Saint-Denis où aura lieu la mise au caveau.

Que reste-t-il des ambitions de la couronne à propos des Pays-Bas et de la lutte d’influence entre les deux pays ? Un mois plus tôt, les armées étaient en ordre de marche vers le nord de la France, attendant le signal royal pour envahir les Flandres et libérer la belle Charlotte de Montmorency des griffes de son mari. Aujourd’hui, c’est lui qui entre vainqueur dans la capitale, débarrassé d’un roi trop encombrant et désigné par l’Espagne pour siéger au Conseil de régence afin d’y représenter ses intérêts. Le duc d’Épernon non plus n’a pas perdu de temps. Dès le lendemain de la mort du roi, il a pris le contrôle de Paris et a donné le pouvoir à Marie de Médicis. Très vite, on chuchote aussi que l’assassinat d’Henri IV est l’aboutissement d’un complot et que la marquise d’Antragues et le duc d’Épernon en sont les instigateurs. Les révélations de Mademoiselle d’Escoman, qui avait été au service d’Henriette d’Antragues, affirmant que cette dernière lui avait envoyé Ravaillac pour qu’elle en prenne soin avant que le géant reparte sur Paris dans le but d’assassiner le roi, en disent long sur le complot qui était mis en place par d’Épernon et d’Antragues. Cette demoiselle d’Escoman, de son véritable nom Jacqueline Le Voyer, était une femme de vie légère qui avait compris l’objet du complot et le rôle que son hôte devait jouer. Elle tenta au risque de sa vie d’informer le roi, elle demanda à plusieurs reprises à le rencontrer, elle se confia à la reine qui la congédia, au père Cotton, le confesseur du roi, qui resta de glace et lui conseilla de ne plus parler de ceci et de se mêler de ses affaires... Rien n’y fit !

Le lendemain de cette entrevue, on vint l’arrêter et on la mit en prison. Qui donna l’ordre d’arrêter l’ancienne confidente de la marquise d’Antragues, sinon la reine, qui venait depuis quelques semaines de se rapprocher de l’ancienne maîtresse du roi ? Qu’importe, du fond de sa prison, la d’Escoman criait encore ses peurs et elle dénoncera les comploteurs jusqu’à sa mort. Jugée une première fois au lendemain de la mort du roi, son deuxième procès la condamnera à la prison à perpétuité.

Si d’Épernon et sa complice la marquise d’Antragues furent les instigateurs de l’assassinat d’Henri IV, ces derniers n’en profitèrent pas vraiment puisque ce fut un autre intriguant, Concino Concini, protégé de la reine et époux de l’une des confidentes de cette dernière, la Galigaï, qui devait entrer au Conseil de régence et gouverner le pays. Michelet rapporte néanmoins un fait troublant dans son Histoire de France : une solide rumeur veut qu’au moment où Ravaillac porta ses coups de couteau, Concini ait entrouvert la porte de la chambre où se tenait la reine et lui ait jeté ce mot par la porte : « È ammazzato ! », expression que l’on peut traduire par « c’est notre jour de chance… » Or, on prétendit qu’elle redit ce même mot alors qu’elle apprenait l’assassinat de Concini par la garde du jeune Louis XIII. Que savait donc la reine sur la mort d’Henri IV ?

MAXIMILIEN DE ROBESPIERRE

ASSASSINAT OU SUICIDE ?

La soirée est chaude, étouffante. Le pavé de Paris brûle, tant l’atmosphère est torride. Une ambiance ardente règne aussi à la mairie de Paris. Robespierre vient d’arriver. Dans la cour, le conventionnel descend du fiacre. L’homme paraît sombre, inquiet, voire abattu. On l’aperçoit. Il est acclamé avec enthousiasme aux cris de : « Vive Robespierre ! », « Vive l’Incorruptible ! » Robespierre prend quelques mesures urgentes et l’on détache cinquante hommes pour assurer sa sécurité. Le maire de Paris, Fleuriot Lescot, et les membres du conseil réunis demandent à ce qu’on l’emmène à la Maison commune.

Il est huit heures. Augustin Robespierre, son frère, harangue le Conseil général et le public des tribunes qui l’applaudit vivement. Il est question d’une « faction voulant asservir le peuple, égorger les patriotes et ouvrir la prison du Temple pour en tirer le jeune Capet… » Il les nomme : Collot d’Herbois, Bourdon de l’Oise, Amar, Barbeau du Barran, Rühl, etc. Puis, il fait l’éloge de la Convention et déclare qu’il faut la respecter et la ménager…

Au même instant, le général Hanriot rassemble les gendarmes des sections postées devant la Convention et se rend à l’hôtel de ville. C’est à cet instant que se joue le sort de la Commune ! Au lieu de procéder à l’arrestation des députés siégeant à la Convention, Hanriot préfère répondre favorablement aux ordres des chefs de la Commune. Le manque d’initiative du général républicain permettra au parti de la Convention de triompher quelques heures après…

Les membres du Comité de salut public font décréter une proclamation à la nation, la mise hors la loi de tous les conjurés, la nomination d’un nouveau général pour Paris en la personne de Barras et l’envoi de vingt-quatre représentants dans les sections parisiennes. Ils pensent pourtant que la partie est perdue. Billaud-Varenne lance à la convention :

« Il faut savoir mourir à son poste ! »

Durand de Maillane, député de la Plaine, avouera lui aussi plus tard :

« Je ne me suis jamais senti aussi près de la mort ! »

Barras n’est pas un inconnu. Bien que courageux (il le prouvera plus d’une fois), Paul François Barras hésite à accepter sa nouvelle nomination. Chef de la garde nationale ! Le grade est tentant, le risque l’est beaucoup moins. Car admettons que les conjurés remportent la partie… Qu’adviendra-t-il de lui ? Son sort ne sera-t-il pas scellé avec ceux qui viennent de le nommer ? Il est dix heures du soir lorsqu’il accepte la tâche de commander la garde nationale. Il doit alors s’organiser, demander des adjoints. On désigne sept députés qui pourront le seconder.

Déjà, les sections parisiennes viennent prêter serment à la Commune de Paris. Des délégations, armées de fusils, de canons, se rassemblent sur la place de la Maison commune.

Michel Lasnier arrive à la tête d’une délégation ayant pour mission de ramener Maximilien de Robespierre à la Maison commune. C’est vers les onze heures du soir que Robespierre arrive sur la place de Grève. À cette heure, la place est couverte d’hommes venus lui prêter serment et fidélité. Partout ce ne sont que gendarmes à cheval, sectionnaires munis de baïonnettes, gendarmes fusil à l’épaule, qui sillonnent la place et les rues adjacentes à la Maison commune. Ils rassurent l’avocat d’Arras par leur nombre et leur présence. Deux sectionnaires de l’Arsenal assurent avoir vu Robespierre franchir le seuil du Conseil général à dix heures et demie. Un témoin décrit l’arrivée de Robespierre dans la salle du Conseil général en ces termes :

« Lorsque Robespierre entra dans la salle du Conseil, Fleuriot Lescot, ivre d’allégresse, se précipita au-devant de lui et, l’appelant le sauveur de la liberté, le fit asseoir dans son fauteuil et fit prêter devant lui le serment de mourir pour sa défense. »

Robespierre retrouve ses partisans dans la salle Égalité. Son frère Augustin, Saint-Just et Le Bas sont de ceux-là. C’est dans cette pièce que Maximilien de Robespierre demeurera jusqu’à deux heures et demie du matin et que se déroulera le drame de thermidor.

À dix heures trente, on annonce que les membres de la Commune vont être mis hors la loi pour avoir soutenu Robespierre et que des troupes sont en route pour encercler la Maison commune.

Vers onze heures, alors qu’à la Maison commune Robespierre et ses partisans tergiversent sur les décisions à prendre, les députés siégeant à la Convention rédigent une procuration au peuple français pour l’informer que Robespierre et ses amis sont décrétés « hors la loi ». La mise « hors la loi » équivaut à n’être plus soumis à aucun jugement. Les individus désignés par cette mesure sont donc livrés au bourreau immédiatement. Sans perdre de temps, les douze députés adjoints à Barras partent parcourir les sections pour les informer des mesures prises par l’assemblée.

Les membres des sections ayant décidé de suivre les directives du Conseil général pour soutenir Robespierre et ses amis, canonniers et gardes nationaux rassemblés sur la grande place, commencent à perdre patience. Pour certains, cela fait plus de cinq heures qu’ils attendent l’ordre de marcher contre l’assemblée. Certains n’ont pas dîné et commencent à se divertir dans les cabarets proches. Parmi eux, des espions du Comité de sûreté générale s’attellent à répandre de fausses informations sur les événements. Il advint ce qu’il devait arriver : les sectionnaires convaincus demeurent sur la place, les hésitants et les insatisfaits rentrent chez eux. Les députés et membres de la Commune présents dans la salle Égalité décident d’envoyer une lettre à chaque section annonçant la libération de Robespierre et de ses amis. On rédige l’appel à la section des Piques, lequel est signé par Louvet, Payan, Lerebours, Legrand et Ro (Robespierre ne signe pas entièrement cet acte). Couthon, le député du Puy-de-Dôme, refuse toujours de quitter la prison de la Force où il est incarcéré afin de rejoindre la Commune. Il finira pourtant par céder.

Il est onze heures et quart quand l’agent national Payan lit le décret qui met la Commune de Paris hors la loi. Il ajoute que toutes les personnes présentes dans la Maison commune sont concernées par ce décret. À sa lecture, les sectionnaires et le public fuient les lieux. Les canonniers et les gendarmes encore hésitants se répandent alors dans les sombres ruelles jouxtant l’hôtel de ville et disparaissent. Ils manqueront dans la balance quelques minutes plus tard pour arrêter le flot d’hommes conduits par Barras. Dans toutes les rues de Paris, des représentants de la Convention lisent au public, inquiet, le décret condamnant les membres de la Commune et les députés robespierristes. L’effet est catastrophique pour ces derniers et les Parisiens se détachent des insurgés. On discute, on s’arrête mutuellement dans les sections. On s’écharpe à la sortie des théâtres et des cafés. La confusion règne parmi les Parisiens. Les alliances, évidentes tout d’abord, se défont au gré des décrets et des prises de parole diverses.

Il est une heure du matin et l’orage gronde. Couthon, le député paralytique, arrive à l’hôtel de ville. Il est accompagné de deux gendarmes qui le portent. On éclaire la façade de la Maison commune afin de surveiller les troupes rassemblées sur la place de Grève et d’éviter que les sectionnaires encore présents ne partent. Cette nouvelle mesure n’empêche pas ces derniers de quitter les lieux vers deux heures du matin, malgré la colère d’Hanriot et de ses hommes qui cherchent à les retenir en vain.

À deux heures quinze, deux colonnes de gendarmes et de sectionnaires, tous dévoués à la Convention, se dirigent vers l’hôtel de ville. La première, commandée par Léonard Bourdon, s’avance sur la rive droite de la Seine. L’autre, dirigée par Barras, emprunte la rue Saint-Honoré. Les deux colonnes marchent avec le même entrain, la même détermination et un seul mot d’ordre : prendre d’assaut la Maison commune et arrêter les insurgés. En quelques minutes, l’hôtel de ville est cerné. Les canonniers restés encore fidèles aux insurgés retournent leurs armes contre ceux qu’ils défendaient depuis le début de soirée. Ulrich, l’adjoint d’Hanriot, trahit ses compagnons en transmettant le mot de passe permettant de franchir les lieux à Dulac, espion à la solde de la Convention. Ce dernier s’empresse de le confier au député Léonard Bourdon, qui le communique à un jeune gendarme de dix-neuf ans : Charles-André Merda.

En acceptant de s’infiltrer à l’intérieur de l’hôtel de ville, le gendarme Merda va entrer dans l’histoire !

Grâce au mot de passe, il s’introduit dans l’enceinte, gravit l’escalier du centre et se poste près de la salle de l’Égalité dans l’attente de voir pénétrer dans la salle la colonne conduite par le député. Mais laissons-le raconter les faits :

« Je monte rapidement et je suis déjà à la porte de la salle de l’assemblée de la Commune. Les conjurés sont assemblés dans le secrétariat (salle Égalité) et les approches bien fermées. J’entre dans la salle du conseil en me disant ordonnance secrète. Je prends le couloir à gauche : dans ce couloir je suis assommé de coups sur la tête et sur le bras gauche avec lequel je cherche à me parer, par les partisans des conjurés, qui ne veulent pas me laisser passer […]. Je parviens cependant jusqu’à la porte du secrétariat : je frappe plusieurs fois pendant qu’on me frappe toujours, enfin la porte s’ouvre. Je vois alors une cinquantaine d’hommes dans une assez grande agitation ; le bruit de mon artillerie les avait surpris. Je reconnais au milieu d’eux Robespierre aîné : il était assis dans un fauteuil, ayant le coude gauche sur les genoux et la tête appuyée sur la main gauche. Je saute sur lui et lui présentant la pointe de mon sabre au cœur, je lui dis : “Rends-toi, traître !”

Il relève la tête et me dit : “C’est toi qui es un traître et je vais te faire fusiller.” À ces mots, je prends de la main gauche un de mes pistolets et faisant un pas à droite, je le tire. Je croyais le frapper à la poitrine, mais la balle le prend au menton et lui casse la mâchoire gauche inférieure ; il tombe de son fauteuil. L’explosion de mon pistolet surprend son frère qui se jette par la fenêtre. En ce moment, il se fait un bruit terrible autour de moi, je crie “Vive la république !” Mes grenadiers m’entendent et me répondent : alors que la confusion est au comble parmi les conjurés, ils se dispersent de tous les côtés et je reste maître du champ de bataille. »

Un contemporain du nom de Desessarts, présent lors de cette scène, raconte :

« Tout à coup, on entend un coup de pistolet qui part des couloirs voisins. À ce bruit, Fleuriot Lescot descend avec précipitation, court vers l’endroit d’où le coup est parti et reparaît aussitôt pâle, tremblant en s’écriant : “Tout est perdu !” »

Les membres du secrétariat ont entendu ce coup de feu et assurent qu’il est parti du couloir. Certains vont affirmer que Robespierre a tenté de se tuer.

Avant toute chose, il est important de connaître un peu mieux l’homme qui assure avoir tiré sur l’Incorruptible. Pour ce fils de petit commerçant, la Révolution est l’occasion de gravir les échelons de la gendarmerie et de l’armée au fur et à mesure des années.

Charles-André Merda entre dans la garde nationale en 1789, peu après la prise de la Bastille et devient gendarme après la prise des Tuileries en août 1792. Il a soif de gloire, certains d’ailleurs affirment qu’il se serait vanté d’avoir tiré sur Robespierre pour obtenir de l’avancement auprès de sa hiérarchie. Il est vrai que peu de temps après il sera nommé sous-lieutenant et un an et demi plus tard capitaine. En 1804, il recevra la Légion d’honneur de Napoléon Bonaparte. En 1808, ayant transformé son nom en « Méda » il est nommé baron d’Empire et devient colonel du 1er régiment de chasseurs à cheval. Il meurt devant Moscou le 5 septembre 1812, l’une de ses jambes ayant été emportée par un boulet tiré par l’ennemi.

La version de Merda et de Desessarts, concernant le coup de feu tiré sur Robespierre, sera celle retenue dès le 10 thermidor. De même, durant des années, on pensera que la tache de sang couvrant en partie l’appel à la section des piques provenait de la blessure de Robespierre, ce dernier ayant été touché alors qu’il signait l’appel, ce qui expliquait également que seules y soient apposées les deux premières lettres de son nom, « Ro ». On sait aujourd’hui que ce n’est pas le cas. Les procès-verbaux des sections indiquent que la section des Piques avait déjà reçu ledit appel quand les troupes de la Convention entrèrent dans l’hôtel de ville.

Mais, que savons-nous vraiment des événements s’étant déroulés en ce 10 thermidor vers deux heures trente du matin ?

Nous connaissons plusieurs éléments importants : le premier concerne Augustin Robespierre. Dès qu’on entendit le coup de feu, ce dernier escalada le rebord d’une fenêtre, marcha sur la corniche, perdit l’équilibre et tomba du premier étage en bas du grand escalier de l’hôtel de ville écrasant sur son passage plusieurs gendarmes et sectionnaires.

Le second a trait à Saint-Just qui, dès l’entrée des gendarmes dans la salle Égalité, se saisit d’un poignard avec la ferme intention de mettre fin à ses jours avant d’être désarmé par les gendarmes.

Robespierre, nous le savons par divers témoignages, était assis. Si Merda l’avait touché, la balle serait entrée de face, ou de côté éventuellement, ou bien encore légèrement de haut en bas. Or, le constat du médecin l’ayant pansé nous décrit une blessure partant du bas vers le haut… Pour expliquer cette fin malheureuse, mieux vaut s’attacher à l’aspect psychologique de l’homme.

Robespierre est à bout de forces en ce début thermidor, il sort d’une maladie qui l’a immobilisé chez lui durant plusieurs semaines. Il ne fréquente plus le grand Comité de salut public depuis de nombreux jours. Il est épuisé des combats menés pour la République depuis son élection au tiers état. Dernièrement, sa lutte contre Danton, Hébert et les factions l’a épuisé. C’est un homme dépressif qui monte à la tribune du Conseil général dans la nuit du 9 au 10 thermidor. La veille, Saint-Just a tenté en vain de rassembler les conventionnels, mais ces derniers ne l’ont pas entendu ainsi et se sont fédérés autour de députés corrompus, prêts à toutes les alliances et les compromis pour sauver leur tête.

Dans son discours du 8 thermidor, Robespierre en fait l’aveu, sa vie lui importe peu :

« Oh ! Je leur abandonnerai sans regret, j’ai l’expérience du passé, je vois l’avenir… »

Plus loin, c’est un cri déchirant, le cri de celui qui appelle la mort de tous ses vœux :

« Quel ami de la patrie peut vouloir survivre au moment où il n’est plus permis de la servir… Pourquoi demeurer dans un ordre de choses où l’intrigue triomphe de la vérité ? Comment supporter le supplice de voir cette horrible succession de traîtres ? »

On sent, par ces mots prononcés, qu’il ne supporte plus cette vie, qu’il ne croit plus pouvoir transformer les esprits, que la bataille politique est perdue. C’est d’ailleurs ce qui expliquerait son indécision à prendre les mesures indispensables à la victoire de son camp. Alors, au fur et à mesure qu’il lit son discours, on comprend très vite qu’il s’adresse plus à la postérité qu’à ceux qui l’écoutent. Certains de ses amis pensent qu’il s’agit d’un effet de tribun. Les mêmes s’apercevront dans quelques jours, que c’était un testament, son testament de mort… La mort, il l’évoque, il en parle. C’est de la sienne qu’il parle lorsqu’il déclare :

« La mort est le commencement de l’immortalité ! »

Et il termine en s’adressant directement à ceux qui le menacent et qui seront bientôt les vainqueurs du jour :

« Je leur lègue la vérité terrible et la mort ! »

Il ne craint d’ailleurs plus personne et seul un homme certain de sa mort prochaine peut avoir ces sentiments. Il sombre alors dans une solitude maladive et s’auto-proclame martyr de la liberté… Il ne lui reste plus qu’à mourir. Comment douter de sa volonté d’en finir avec cette vie qui sera bientôt « gouvernée par des fripons » ? À l’exemple de son frère, Augustin, qui se jette par la fenêtre, à l’exemple de Le Bas qui se tire une balle de pistolet dans la tempe, il tire, s’affaisse, alors que la colonne conduite par Léonard Bourdon entre dans la salle Égalité. Mais il n’a réussi qu’à se fracasser la mâchoire. Il est inconscient, mais il est vivant ! Confirmant ainsi sa destinée vouée au martyr et au sacrifice pour la patrie, sa patrie, celle qu’il a tant défendue et tant aimée…

On prétend avoir pris une empreinte de son visage sur sa tête décapitée peu après son exécution. Celle-ci est exposée au musée londonien de Madame Tussaud. Une étude récente du masque mortuaire fut effectuée, par les docteurs Froesch, spécialiste en reconstruction faciale en 3D du Laboratoire Visual Forensic (Barcelone), et Charlier, médecin légiste de l’équipe d’anthropologie médicale et médico-légale de l’UFR des Sciences et de la Santé à Montigny-le-Bretonneux (UVSQ / AP-HP, Yvelines). On examina plus particulièrement la blessure causée à sa mâchoire. Il en ressortit que, « selon les études balistiques réalisées à Barcelone, Robespierre n’aurait pas tenté de se suicider. Le coup de feu aurait été tiré au moins à deux mètres. »

Cette étude récente tendrait donc à prouver que Robespierre aurait bien été blessé par une balle provenant d’une arme ayant tiré à deux mètres ou plus, repoussant ainsi la thèse du suicide. Le témoignage du gendarme Merda serait donc plausible et le mystère résolu !

Or, l’authenticité des pièces pourrait être sujette à caution. C’est ce qu’affirme l’historien Hervé Leuwers, de l’Université de Lille-III. En effet, dans ses mémoires, Madame Tussaud désigne le cimetière de la Madeleine comme lieu d’inhumation de Robespierre. Nous savons cependant de source sûre que Robespierre et ses amis furent enterrés au cimetière des Errancis, près du parc Monceau. La tête ayant servi de modèle au moulage pour la reconstitution du visage de l’Incorruptible ne serait donc pas la sienne. Les conclusions concernant la soi-disant blessure à la mâchoire ne pourraient donc concerner Robespierre. De plus, l’ordre ayant été donné par les Comités d’ensevelir au plus vite les guillotinés afin qu’aucune trace ne subsiste, il apparaît peu probable que Madame Tussaud, Marie Grosholtz à l’époque, ait pu procéder au moulage de la tête de Robespierre.

Alors, Robespierre victime du gendarme Merda ? Ou Robespierre maladroit, ayant raté son suicide ? Enfin, le gendarme Merda, héros des thermidoriens ou usurpateur ? Le mystère demeure…

L’AFFAIRE DU COURRIER DE LYON

SIX TÊTES POUR CINQ COUPABLES

Dans la nuit du 8 au 9 floréal de l’an II, le maître de poste de Melun, constatant que la malle-poste en provenance de Paris accuse un retard considérable, envoie le nommé Caron, l’un de ses postillons, au-devant de la voiture. Arrivé au pont de Pouilly, il aperçoit la voiture de la poste garée sur le côté de la route. Les chevaux sont attachés à un arbre. Un homme gît étendu sur sa droite. La malle-poste a été attaquée ! Affolé et terrorisé, il enfourche son cheval et rebrousse chemin vers le relais le plus proche qui est Lieusaint. Le maître de poste, effaré par les déclarations de Caron, lui conseille de retourner à Melun alors que lui se chargerait d’avertir la gendarmerie.

Au matin, l’accusateur public, le contrôleur de la poste de Melun et le juge de paix Beau arrivent sur les lieux du drame. La malle-poste est toujours là. Les deux chevaux attachés s’impatientent d’être libérés près du corps d’un homme gisant ventre à terre. C’est celui du postillon Étienne Audebert, qui a succombé à ses blessures. Près de la malle sont éparpillés des paquets, des caisses en bois blanc éventrées. Près d’elles, un deuxième corps. C’est celui du courrier Excoffon. Sa gorge a été tranchée par un sabre. Les sept millions en valeur assignat destinés à l’armée de Bonaparte ont disparu !

La malle-poste était partie la veille au soir, de la cour de la poste aux lettres à Paris. Elle était attelée de trois chevaux. Six caisses en bois contenant des assignats avaient été rangées auprès des sacs de courriers. Des témoins affirmèrent qu’un nommé Laborde avait pris place auprès du courrier. C’était un homme de taille moyenne, portant une redingote rouge et un chapeau rond. Il faut préciser que l’admission des voyageurs munis d’un passeport était autorisée depuis le 1er nivôse 1793. La voiture est bien celle qui est partie de la porte Saint-Martin. C’est une longue voiture, bâchée de cuir, assez confortable. Les gendarmes listent les objets éparpillés autour de la malle-poste. Ils relèvent un sabre cassé et son fourreau, un ceinturon de maroquin rouge, un éperon argenté abîmé et réparé avec de la ficelle, une gaine de couteau, une paire de lunettes avec son étui et une redingote grise, bordée de bleu. Sur le courrier Excoffon, ils trouvent son portefeuille et sa valise contenant quelques vêtements.

Le juge Beau prend l’enquête en main. On interroge les habitants alentour. On raconte que la veille au matin, des cavaliers ont traversé Lieusaint et Montgeron. L’un d’eux s’est présenté dans une auberge vers midi, a demandé à boire une soupe et une demi-bouteille de vin. C’est Madame Grossetête qui l’a servi. Il a commandé à dîner pour quatre personnes. Peu de temps après, trois autres cavaliers l’ont rejoint. La femme de l’aubergiste décrit ces hommes aux enquêteurs. L’un porte une redingote de draps gris bleu, l’autre un habit bleu clair, l’un a des cheveux noirs et le dernier un sabre monté en cuivre. Tous portent des bottes. Après dîner, ces derniers se sont rendus au cabaret de Montgeron, pour y consommer du café. La femme Santon les sert. Il est deux heures et demie de l’après-midi. Les quatre hommes vont jouer au billard. L’un d’eux, le visage très pâle, se propose de payer les consommations en assignats. Mais l’homme à la redingote brune va régler l’addition en espèces. Ils ne restent qu’une demi-heure et repartent en direction de Lieusaint. Un cabaretier va raconter qu’ils se sont arrêtés chez lui, ont mangé rapidement et ont mis leurs chevaux à l’écurie. Puis, les quatre hommes sont partis vers sept heures du soir. Plusieurs témoins vont les croiser. Ils se sont séparés en deux groupes. Mais ils sont cinq au total ! Un nouveau cavalier les a donc rejoints… Entre temps, le cabaretier voit deux nouveaux cavaliers arriver. Ceux-ci seront remarqués aussi vers huit heures du soir.

On recueille les témoignages. Ainsi, l’homme observé lors du départ de la malle-poste à Montgeron semble être celui qui revient récupérer son sabre, oublié dans l’écurie. Le juge Beau fait ses premières conclusions. Il est certain de la complicité du voyageur qui accompagnait le courrier de la malle-poste, lequel aurait assassiné le courrier de plusieurs coups de couteau, alors que ses complices tuaient le postillon. Tous se seraient emparés des sept millions en assignats et se seraient enfuis, le voyageur de la malle-poste empruntant le troisième cheval de la voiture.

Un garde, posté à la barrière de Rambouillet, assure avoir vu au matin du 9 floréal un groupe de cinq cavaliers entrant dans Paris. Un dragon découvre un sabre ensanglanté, sans fourreau ni ceinturon. Il l’apporte aux enquêteurs qui le comparent au fourreau découvert sur la scène du crime. Les deux concordent. On en conclut que l’un appartient à l’autre et que son propriétaire a bien fui en direction de la capitale.

Le juge Beau pense que les cavaliers sont revenus dans la capitale, d’autant plus que des riverains déclarent avoir trouvé un cheval abandonné en plein Paris. Les enquêteurs redoublent d’activité et interrogent les relais et pensions. Un certain citoyen Morin déclare avoir reçu en garde quatre chevaux remis par un nommé Étienne Couriol. Ce dernier habite rue du Petit Reposoir. La police s’y rend, l’homme est absent. Les enquêteurs découvrent que Couriol a déménagé chez l’un de ses amis, le 10 floréal, un nommé Richard, bijoutier, demeurant au 27 rue de la Bûcherie. La police se rend chez Richard et n’y trouve ni ce dernier ni Couriol, mais les enquêteurs apprennent que Couriol a pris la route de Château-Thierry en compagnie de sa maîtresse.

Dix jours après la découverte du drame de Lieusaint, la police contrôle toutes les auberges et hôtels entre Paris et Château-Thierry et arrête Couriol et sa maîtresse, la femme Brébant, chez un nommé Gohier. Richard lui aussi est arrêté. On fouille les bagages avec attention et l’on découvre chez Couriol un portefeuille comprenant un million cent soixante-dix mille livres en assignats soit un cinquième du butin dérobé. Étienne Couriol se déclare être représentant de commerce. Richard prétend être un apprenti bijoutier. Il est en fait connu des services de police pour recel.

Les policiers fouillent tous les locataires de l’immeuble. Parmi eux, le citoyen Guénot, un préposé aux transports militaires de Cambrai et de Douai et ami de Richard. On lui confisque ses papiers. On emmène Couriol et Richard sur Paris pour les présenter au juge qui a été chargé de l’instruction.

Le lendemain, les employés de la trésorerie nationale sont catégoriques, il s’agit des assignats de la malle-poste, car ils avaient pris le soin de relever les numéros des billets. Couriol fait donc bien partie de ceux qui ont dévalisé le courrier de Lyon et tué le postillon et Excoffon. On inculpe pour complicité Richard qui a abrité Couriol. Et comme il a logé un certain citoyen Buer, on arrête ce dernier aussi.

Deux jours plus tard, Guénot, l’homme qui avait pris pension à Château-Thierry et à qui on avait confisqué ses papiers, se rend au cabinet du juge Daubenton pour les récupérer. Il rencontre l’un de ses amis, natif de Douai également, Joseph Lesurques. Ce dernier lui propose de l’accompagner chez le juge. Les deux hommes s’installent dans l’antichambre du cabinet du juge où attendent déjà plusieurs personnes. Parmi elles, les femmes Grossetête et Santon, les servantes des auberges de Lieusaint et de Montgeron qui viennent témoigner une fois de plus auprès du juge.

Joseph Lesurques mesure cinq pieds et trois pouces, a les cheveux et les sourcils blonds, le front haut, les yeux bleus, le visage pâle avec une cicatrice en haut du front et possède comme signe distinctif le fait que l’un des doigts de sa main droite est estropié. Les deux servantes dévisagent Lesurques au point qu’il en est gêné. Elles chuchotent, puis l’une d’elles se décide et s’approche de l’huissier et lui murmure quelques mots. L’huissier se lève et entre dans le bureau du juge Daubenton. Au grand étonnement de ce dernier, les deux servantes, introduites chez le juge, lui assurent qu’elles viennent de reconnaître l’un des cavaliers de Lieusaint en la personne de Lesurques. Avant d’entrer chez le juge, les deux servantes ont traversé une petite pièce où Couriol est gardé par deux gendarmes. Et là ! Surprise… Elles reconnaissent l’un des autres cavaliers en la personne de Couriol.

Le juge ordonne qu’on fasse entrer dans son bureau Guénot puis Lesurques. Guénot avoue connaître Richard, car habitant Douai. Il demeure chez ce dernier lorsqu’il vient à Paris pour affaires. Il connaît également Couriol et assure l’avoir rencontré pour la première fois le 10 floréal, soit le lendemain de l’attaque du courrier de Lyon. Il ajoute qu’il a dîné avec lui les 10 et 11 floréal. Il conteste l’affirmation du juge prétendant qu’il était présent à Montgeron le 8 floréal en fin d’après-midi. Lesurques connaît également le citoyen Richard pour avoir dîné chez lui, il y a un mois, en compagnie de Guénot. Il avoue qu’il a rencontré Couriol chez Richard, mais assure n’être jamais sorti de Paris. Daubenton récapitule et rassemble ses esprits : Couriol, Richard, Guénot et Lesurques se connaissent. Ils déjeunent et dînent ensemble. Couriol, Richard et Guénot étaient ensemble à Château-Thierry. Couriol et Lesurques ont été reconnus formellement par les deux servantes de Lieusaint et Montgeron… Enfin, Couriol et Richard sont déjà inculpés. Il ne lui reste plus qu’à faire arrêter Guénot et Lesurques.

Le juge Daubenton n’en reste pas là. Il réinterroge Madeleine Brébant et celle-ci avoue que Couriol a découché dans la nuit du 8 au 9 floréal et que le sabre cassé, retrouvé sur la scène du crime, appartient à son amant. Elle affirme ne pas connaître Joseph Lesurques. Le juge Daubenton fait arrêter le citoyen Buer qui était présent chez Couriol. Les inspecteurs arrêtent un dénommé David Bernard, accusé d’avoir loué des chevaux à Couriol. Si pour la justice, les cavaliers au nombre de quatre sont retrouvés, le mystérieux voyageur prétendant s’appeler Laborde ne l’est toujours pas. Il n’empêche… Le procès du courrier de Lyon peut avoir lieu !

On instruit le procès qui s’ouvre à Paris le 15 thermidor de l’an IV (2 août 1796). C’est le juge Gohier qui préside les séances. Couriol et Bernard n’ont plus l’allure superbe qu’ils voulaient se donner jusqu’à présent. Ce sont des hommes repentants qui se présentent devant le tribunal. Si Guénot semble absent des débats, Lesurques se distingue de tous, digne, répondant avec franchise à toutes les questions du président. Il fait bonne impression Lesurques ! Il nie avoir été à Montgeron comme l’affirme le garçon d’écurie de Lieusaint. La femme Santon renouvelle elle aussi ses accusations qu’il nie également. Couriol et Lesurques sont désignés par les témoins qui affirment les reconnaître. À la fin de la première journée d’audience, Lesurques est dépité.

Le lendemain, Legrand, bijoutier, appelé par la défense, vient apporter un témoignage crucial. Il affirme avoir déjeuné avec Lesurques. Pour preuve, l’un de ses clients, le citoyen Aldenhoff, lui aurait acheté une fourniture pour boucle d’oreille et en contrepartie Legrand aurait acheté une cuillère en argent. Et pour prouver ses dires, il amène son livre de comptes qu’il remet au tribunal. Gohier constate alors qu’on a surchargé la date de l’achat par celle du 8 floréal. En réalité, si l’on en juge par l’écriture du livre, la cuillère en argent aurait bien été achetée, mais le 9 floréal et non le 8. Coup de théâtre au tribunal ! Le document est un faux… Le président Gohier fait arrêter le bijoutier Legrand qu’il inculpe pour faux et usage de faux et faux témoignage.

Le troisième jour, à l’instar de Lesurques, tout s’arrange pour Guénot, qu’un témoin innocente. D’autres témoins vont alors défiler à la barre pour attester avoir rencontré Joseph Lesurques à Paris dans la soirée du drame, mais le tribunal ne veut plus tenir compte de témoignages en faveur de l’accusé.

Nous sommes le 5 août 1796, c’est le quatrième jour de l’audience et c’est aussi celui du jugement. Le jury, après avoir délibéré, déclare Couriol, Lesurques et Bernard coupables et les condamne à la peine de mort. Richard est condamné à vingt-quatre ans de travaux forcés. Guénot et Bruer sont tous deux acquittés. Lesurques va hurler son innocence. Couriol, se débattant, déclare à l’adresse du tribunal que Lesurques et Bernard sont innocents, que Lesurques est étranger à l’affaire du courrier de Lyon et que Bernard n’a fait que prêter les chevaux, puis assister au partage du butin.

Les condamnés de retour en prison vont tenter l’ouverture d’un autre procès annulant le premier, Couriol ne cachant pas sa culpabilité, mais déclarant aux juges qu’il peut livrer ses complices. Il dénonce Dubosq, Lafleur, Roussi et Jean-Baptiste dit Laborde. Afin de valider ces déclarations, Couriol propose d’être confronté à sa maîtresse Madeleine Brébant. Cette dernière, interrogée, confirme les déclarations de Couriol. Il affirme que le partage s’est effectué chez Dubosq et qu’ensuite Roussi serait parti pour la Belgique. Laborde et lui-même auraient tous deux conçu l’attaque du courrier de Lyon. Enfin, le sabre et l’éperon abîmé, retrouvés sur le lieu du crime, appartiendraient à Dubosq, l’autre sabre retrouvé sur la route étant celui de Roussy. Il poursuit en indiquant au juge que des trois condamnés à mort présents au procès, il n’y a que lui qui se soit trouvé à Montgeron. Bernard et Richard étaient bien restés à Paris, quant à Lesurques, l’existence de ce dernier lui était totalement inconnue. Une fois de plus, Lesurques était disculpé, mais une fois de plus, on ne pouvait tenir compte des déclarations de Couriol puisque c’était bien lui qui était retourné à l’auberge à Lieusaint pour y récupérer son sabre et non Dubosq. Alors, pourquoi avoir menti sur ce point ? Couriol voulait gagner du temps, le temps que le jugement en cassation soit examiné, le temps que son mémoire envoyé aux membres du Directoire soit étudié. Après lecture de ce mémoire, les directeurs rejetèrent le pourvoi.

L’exécuteur avait dressé l’échafaud sur la place de Grève. Les condamnés se dirigèrent vers le lieu de l’exécution accompagnés des cris de Couriol affirmant l’innocence de Lesurques et de Bernard, Lesurques hurlant qu’il était victime d’une erreur judiciaire. On prétendit que Couriol, Bernard et Lesurques moururent avec dignité.

Pour le tribunal, l’affaire du courrier de Lyon venait d’être jugée. Pour l’opinion publique, l’affaire Lesurques commençait !

Madeleine Brébant contacta le juge Daubenton et lui affirma que les témoins avaient été trompés par la couleur des cheveux blonds de Lesurques. Elle confia au juge que Dubosq portait une perruque blonde. Les mois passèrent. Le juge Daubenton, convaincu d’avoir participé à une erreur judiciaire, ne se pardonnait pas la condamnation de Lesurques. Il poursuivait sans relâche l’enquête pour débusquer les complices de Couriol. C’est ainsi qu’il délogea un nommé Durochat. Ce dernier avoua se nommer Laborde. Ce même Laborde qui était monté à la porte Saint-Martin avec le courrier Excoffon. L’inspecteur des postes le reconnut. Il donna les noms de ses complices et, outre Couriol, il dénonça Vidal dit Lafleur, Roussi, Dubosq et assura que Bernard s’était contenté de prêter les chevaux. Confronté à Vidal et Dubosq, il avoua au juge Daubenton que Dubosq le subventionnait pour ses besoins. Si l’on pouvait obtenir de lui de fausses déclarations moyennant argent, ses déclarations en faveur de Lesurques pouvaient éventuellement avoir été achetées aussi. Le tribunal le condamna à la peine de mort et il fut guillotiné le 22 thermidor an V.

Dans sa prison, Richard devait déclarer au juge Daubenton que Couriol avait massacré le postillon tandis que Roussi et Lafleur « s’occupaient » du courrier. Lafleur fut arrêté. L’aubergiste de Lieusaint le reconnut formellement. Pourtant, il s’obstina à crier son innocence jusqu’au bout. Il fut guillotiné le 12 frimaire an VI.

Enfin, on retrouva la trace de Dubosq, lequel s’était évadé du bagne. On devait trouver chez lui des passeports, des cartes de sûreté, des perruques en grand nombre. On organisa une confrontation. Les témoins n’étaient pas restés insensibles aux déclarations d’erreur judiciaire depuis la mort de Lesurques. Ils hésitèrent à reconnaître en Dubosq celui qui avait sévi à Lieusaint et à Montgeron. Quatre ans avaient passé depuis le premier procès et les témoins semblaient hésitants. On affubla Dubosq d’une perruque blonde, lui qui était brun. Cette fois-ci, il fut formellement reconnu par l’un des témoins. Le tribunal le condamna à la peine de mort. Pourtant, dans ses délibérations, les jurés ne le reconnurent pas responsable de l’homicide du postillon et du courrier de Lyon, ni du vol de la malle-poste, il fut accusé d’être complice de ce vol et d’avoir assisté au drame. L’arrêt prononcé évitait à la justice de remettre en cause le jugement porté contre Lesurques et rendait impossible la réhabilitation du procès. Jean-Guillaume Dubosq fut guillotiné en place de Grève le 3 ventôse de l’an IX.

Il fallut attendre huit ans après que le vol de la malle-poste eut lieu pour arrêter le nommé Roussi. Ce dernier, dont le véritable nom était Béroldi, fut jugé et condamné lui aussi à la peine capitale, il avoua ses forfaits tout en précisant qu’il ne connaissait pas Lesurques. Il remit à l’abbé Grandpré, son confesseur, une lettre à n’ouvrir que six mois après sa mort dans laquelle il précisait que Lesurques était innocent. Roussi guillotiné le 11 messidor de l’an XII était le septième individu décapité pour cette affaire qui selon l’enquête et les témoins n’avait compté que six participants.

L’un d’eux avait bien été guillotiné à tort ! Et l’innocence de Lesurques ressurgissait… Nous avions bien, selon les témoignages, nos quatre cavaliers en la présence de Couriol, Dubosq, Vidal dit Lafleur et Roussi. Richard s’étant contenté de complicité et Bernard d’avoir vendu les chevaux. À ceux-ci s’ajoute Laborde qui était monté dans la voiture avec Excoffon et qui avait volé le troisième cheval de la malle-poste. Quant à l’innocence de Lesurques ?

Comment expliquer la falsification du livre de comptes du bijoutier Legrand, prouvant la présence de Lesurques sur Paris au moment du drame et l’innocentant totalement ?

Comment expliquer que de nombreux témoins le reconnaissent comme l’un des cavaliers de Lieusaint et de Montgeron, lesquels même en présence de Dubosq, ne reviendront pas sur leurs déclarations initiales ?

Comment expliquer le fait que Lesurques connaissait Guénot et Richard, et qu’il ait déjeuné avec les suspects chez Richard dès le lendemain de l’attaque de la malle-poste ? Mais pourquoi avoir acquitté Guénot ? Pourquoi sa présence à Château-Thierry en compagnie de Couriol ? Guénot ne devait-il pas partager le sort de son ami d’enfance ?

Si l’on reprend la déclaration de l’aubergiste, celui-ci affirme avoir vu quatre cavaliers l’après-midi, puis vers le soir, deux autres, lesquels se seraient restaurés chez lui. Il y aurait donc eu six cavaliers ! Un premier groupe composé de Dubosq, Couriol, Lafleur et Roussi. Un deuxième groupe composé de Lesurques et Guénot. Laborde accompagnant la malle-poste et les complices Bernard et Richard restant sur Paris.

La demande en révision du procès concernant l’affaire du courrier de Lyon fut demandée à plusieurs reprises depuis le jugement de 1796. En vain. Joseph Lesurques ne fut jamais réhabilité par la justice bien que sa famille fût dédommagée par l’État et pût récupérer les biens confisqués. À l’affaire du courrier de Lyon fut associée l’affaire Lesurques qui représenta le symbole de l’erreur judiciaire, c’est du moins ce que mit en avant l’opinion publique sans pour autant que l’innocence du Douaisien ne soit réellement prouvée. On ne sut jamais de Laborde ou de Couriol, qui avait tué le courrier Excoffon… Les deux peut-être…

LOUIS XVII

QUAND LA RAISON D’ÉTAT L’EMPORTE

Nous sommes le 19 janvier 1794 et la tour du Temple est en effervescence depuis le matin. Le couple Simon, désigné il y a six mois par la Commune de Paris pour être précepteur du jeune dauphin, fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette, déménage. Antoine Simon vient d’être nommé pour siéger au conseil de la Commune de Paris. Le savetier et sa femme, bien qu’ayant un logement rue des Cordeliers, vont s’installer dans une dépendance du Temple, aidés par un ami auvergnat du nom de Genès Ojardias, qui n’est autre qu’un agent au service du marquis de Fenoyl. L’ami auvergnat trouvera la mort quelques années plus tard au cours d’un règlement de comptes et l’on découvrira son corps dans un étang près de Viverols… Le couple Simon passe la journée entière à déménager. Des linges, des malles en osier, du mobilier et de la vaisselle vont circuler dans l’enceinte qui abrite l’unique descendant mâle des rois de France, le petit Louis qui n’a que huit ans.

Louis-Charles de France, deuxième fils de Louis XVI, n’était pas destiné à régner lorsqu’il vit le jour le 27 mars 1785. Quatre ans plus tard, il devient l’héritier du trône après la mort de son frère Louis-Joseph, ayant succombé à une tuberculose osseuse. Mesdames de Rambaud et de Tourzel sont attachées à sa personne et il vit successivement à Versailles, puis aux Tuileries et enfin au Temple, après la journée du 10 août, où il est emprisonné en compagnie de ses parents, de sa tante Madame Élisabeth et de sa sœur Madame Royale. Après l’exécution de son père, il lui succède et est reconnu par ses oncles, Provence et d’Artois, et par toute la cour comme étant le roi légitime devant régner sous le nom de Louis XVII.

Simon parti, il est décidé que le fils de Louis XVI devra rester seul et mis au secret. Six mois plus tôt, le 3 juillet 1793, on l’avait séparé de sa mère et mis sous la garde du cordonnier Simon et de sa femme. Simon est un proche du procureur syndic Pierre Gaspard Chaumette qui le charge d’enseigner les nouvelles coutumes républicaines au jeune Capet. À l’été 1793, Marie-Antoinette est transférée à la Conciergerie pour être jugée au tribunal révolutionnaire. Lors du procès en octobre 1793, on fait déposer l’enfant à charge contre sa mère, il est alors question d’inceste. C’est Hébert et Chaumette qui se chargent le 6 octobre de l’interrogatoire honteux. Le lendemain, 7 octobre, l’enfant est confronté à sa tante et à sa sœur. C’est la dernière fois qu’il sera vu et reconnu par un témoin proche. Après cette date, aucun témoin crédible ne pourra garantir l’avoir vu.

À partir du 28 janvier, des travaux sont entrepris de façon à emmurer la pièce où il est enfermé. Et l’on peut se poser la question : quel est l’intérêt d’emmurer l’enfant royal ? Quel intérêt, si ce n’est qu’il faut absolument le mettre au secret pour éviter qu’on ne l’aperçoive… C’est l’hypothèse retenue par tous : pourquoi le cacher sinon pour éviter qu’on ne le reconnaisse ? Et si on avait fait évader le dauphin lors du déménagement des Simon le 19 janvier 1794 ?

Tous les jours, les gardes nationaux, désignés par la Commune pour monter la garde au Temple, se succèdent. Ils pensent garder le dauphin de France, mais ne surveillent en fait qu’une ombre qui évolue bizarrement dans la pénombre de sa chambre dont le seul orifice est un passage formé par une petite fenêtre guillotine, confectionnée par les ouvriers et qui est destinée à servir et desservir les repas. On ne peut apercevoir l’enfant véritablement avec détail de cette fenêtre.

Le 11 mai 1794, Madame Royale écrit dans son journal avoir reconnu Robespierre, venu en visite secrète. On prétend que le tribun emmena l’enfant avec lui à Meudon pour un rendez-vous et le ramena au Temple. Louis fut-il échangé ? Ou bien l’échange n’a-t-il pu se faire que parce que l’enfant était déjà évadé et qu’il s’agissait d’un autre enfant qui demeurait emprisonné à sa place ?

Le 3 prairial, un homme, auvergnat, répondant au nom d’Admirat, rôde rue Saint-Honoré, cherchant Robespierre dans l’espoir de le tuer. Il se renseigne auprès de Madame Duplay chez qui l’Incorruptible habite. Puis, il se dirige vers le restaurant de la terrasse des feuillants, dîne et part s’endormir sur les gradins des tribunes à l’Assemblée nationale. Plus tard, il se poste devant le Comité de salut public et va souper. L’homme mélange opium et boissons fortes et parle beaucoup, puis après avoir erré dans les rues de Paris, rentre chez lui. À l’étage au-dessus habite un autre membre influent du gouvernement de la République : Collot d’Herbois. Admirat a manqué Robespierre mais il ne manquera pas Collot ! L’auvergnat se jette sur lui et lui assène plusieurs coups de couteau. Le conventionnel est sauf pourtant et on emmène Admirat au Comité de sûreté générale où l’homme, interrogé, avoue ses amitiés avec le baron de Batz et ses hommes, ce dernier n’en étant pas à sa première tentative pour faire évader la reine et les enfants du Temple. Il affirme être venu à Paris pour tuer Robespierre. Ce qui ressort de cet épisode est qu’Admirat a cherché Robespierre toute la journée en vain. Où était-il bien passé ?

On rapporte que dans la même nuit un détachement de garde1 présenta, sur ordre de Robespierre, une réquisition à Plessier, qui effectuait sa garde au Temple, ordonnant la sortie sous bonne garde de l’enfant détenu. Sa destination ? Nous la connaissons par des indiscrétions provenant des réseaux royalistes du duc d’Antraigues : c’est Meudon ! Meudon qui est sous l’autorité d’un proche de Robespierre depuis le 21 avril 1794, le général Hanriot.

Ces mêmes agents royalistes préciseront qu’il fut renvoyé au Temple la nuit suivante. Un aller et retour bien mystérieux et hors convenances pour un prisonnier de cette qualité… À moins que Robespierre n’ait voulu s’assurer de la personne du dauphin et qu’il se soit aperçu ou qu’on lui ait prouvé que l’enfant présenté n’était pas le fils de Louis XVI… Ce qui expliquerait le comportement du tribun dès le lendemain de cet épisode. En effet, le lendemain, 6 prairial, il écrit à Saint-Just :

« La liberté est exposée à de nouveaux dangers, les factions se réveillent avec un caractère plus alarmant que jamais. […] Les intrigues qui se manifestèrent au temps d’Hébert sont combinées avec les assassinats tentés à plusieurs reprises contre les membres du Comité de salut public. […] Calcule si l’armée du Nord que tu as puissamment contribué à mettre sur le chemin de la victoire peut se passer quelques jours de ta présence. Nous te remplacerons… »

Sénart, agent de police du Comité de sûreté générale et indicateur du réseau d’Antraigues, affirmera à propos de l’affaire de Meudon et plus principalement de l’enfant du Temple :

« On ne l’a pas tué, ni déporté, mais on s’en est défait ! »

Si les faits se sont passés ainsi, il est donc prouvé que les réseaux royalistes n’étaient pas coordonnés, voire qu’ils se méfiaient les uns des autres, pour souhaiter échanger un otage qui avait déjà disparu… À moins que les délivreurs du jeune dauphin n’aient pas appartenu aux clans royalistes…

En s’assurant le 4 prairial par son fidèle ami Payan, agent national de la Commune de Paris, de la désignation nommée d’avance des commissaires pour être gardes du Temple, en nommant le général La Valette, général de brigade aux ordres d’Hanriot, en crédibilisant les soupçons des agents d’Antraigues et autres témoins qui se révéleront par la suite indiquant que Robespierre était bien absent de Paris mais présent à Meudon les 4 et 5 prairial de l’an II, en faisant revenir d’urgence Saint-Just de l’armée du Nord, on comprend mieux les notes trouvées dans les papiers de Robespierre après sa mort :

« Cuisinier à nommer – Faire arrêter l’ancien - Villiers, ami de Saint-Just à employer - Charger le Maire et l’Agent national de l’exemption - Nicolas instruira Villiers - opium - un médecin - Nomination des membres du conseil - Placer les deux ou trois premiers jours des nouveaux - Procès-verbal, nous présents. »

Si Robespierre avait voulu s’assurer de la personne du dauphin dans le but d’un éventuel échange diplomatique, l’affaire tombait à l’eau et l’on peut avoir une idée de la panique qui s’installa au sein du gouvernement et des mesures drastiques qui s’ensuivirent avec les lois de Prairial. Robespierre, pensant détenir en la personne du jeune dauphin un otage qu’il pouvait négocier contre une paix avec les pays coalisés, sut à ce moment que le dauphin avait déjà été évadé…

Les mois vont passer jusqu’au 27 juillet où l’enfant sera sorti de l’isolement. Le lendemain, c’est au Temple que Barras, le vainqueur de Robespierre, fait sa première visite, le bruit de l’évasion de l’enfant s’étant répandu durant la nuit. Il y trouve un enfant extrêmement grand, malade, recroquevillé dans un lit à berceau, les genoux, les chevilles et les mains enflés par les tumeurs, le visage pâle. L’état de santé de cet enfant s’est gravement altéré… Est-ce bien le même enfant que l’on détient ? On change ses gardiens. Certains d’entre eux seront d’ailleurs guillotinés avec Robespierre et la Commune de Paris. C’est le cas du savetier Simon. On désigne un médecin qui viendra l’ausculter et lui donner les premiers secours. C’est le docteur Pierre-Joseph Desault, le responsable de l’hôtel-Dieu, qui va s’occuper du jeune prisonnier. Son nouveau gardien, qui se nomme Laurent, obtiendra l’autorisation de faire monter l’enfant sur la tour afin qu’il se promène. Mais il respectera scrupuleusement les ordres du Comité et de la Convention :

« Ne pas laisser le frère et la sœur se rencontrer ou se promener ensemble ! »

Et pourquoi, demanderont certains, si ce n’est parce que l’enfant détenu au Temple n’est pas le fils de Louis XVI…

Le docteur Desault fait ses visites, mais dès le premier jour il ne reconnaîtra pas l’enfant qu’il avait vu à plusieurs reprises quelques années plus tôt, c’est du moins ce que répétera sa veuve par la suite.

Dans les mois qui suivent, l’enfant est visité, mais seulement par des députés ou représentants qui avoueront ne l’avoir jamais rencontré auparavant. En février 1795, son état de santé s’aggrave encore. En mai, il est signalé être dangereusement malade. Le 30 mai 1795, Desault visite une fois de plus l’enfant détenu puis va dîner avec quelques conventionnels. Le soir même, en rentrant chez lui, il sera pris de nombreux vomissements. Deux jours plus tard, il décédera mystérieusement. On décèlera une fièvre ataxique. Certains pensent à un empoisonnement. Son adjoint, le docteur Chopart, va mourir dans les mêmes circonstances quelques jours plus tard… Desault s’est-il confié à lui ? Le 9 juin, ce sera au tour du docteur Doublet de décéder dans des circonstances identiques. Le docteur Abeille, élève de Desault, n’aura la vie sauve que grâce à sa fuite vers les Amériques. Qu’avaient-ils tous appris, de quels événements avaient-ils été témoins et de quels secrets avaient-ils été les confidents pour mourir ainsi subitement ?

Compte tenu du décès subit du docteur Desault, c’est le docteur Pelletan qui est désigné pour soigner l’enfant qui est alors au plus mal. Pelletan se rend au Temple les 6 et 7 juin pour examiner le malade. Il confiera plus tard au docteur Jal à ce propos :

« Il est des circonstances où il est sage de se taire. J’ai très bien reconnu que l’enfant qui nous a été présenté n’était pas le dauphin, mais je ne voulais pas être empoisonné comme Desault... »

Le 8 juin, peu avant quinze heures, après avoir pris une cuillerée de potion, l’enfant meurt dans les bras de son gardien. Le docteur Pelletan va pratiquer l’autopsie et prélever une partie du cœur du défunt, qu’il dérobe secrètement. Son diagnostic : l’enfant en présence aurait succombé à une scrofulo-tuberculose.

Il est neuf heures trente du soir en ce 10 juin 1795 et on allume les torches. Voisin, le responsable des pompes funèbres se met en route avec quatre porteurs. La pluie crépite sur les pavés de la rue du faubourg Saint-Antoine. Peu de gens suivent la procession. Arrivé au cimetière Sainte-Marguerite, le citoyen Bureau, gardien du cimetière, et le fossoyeur Bétrancourt se joignent à la troupe. Il est onze heures lorsque les intervenants s’en retournent chez eux, laissant le silence s’installer dans ce petit cimetière qui vient d’accueillir officiellement le corps du fils de Louis Capet et de Marie-Antoinette d’Autriche, âgé de dix ans, le petit Louis XVII. Mais est-ce bien le dauphin qui repose dans ce cimetière ? Le mystère débute ! Le fossoyeur Bétrancourt sculpte grossièrement une fleur de lys sur le cercueil et le recouvre de terre. Plus tard, sa veuve racontera que son mari, accompagné par Découflet, bedeau de la section des Quinze-Vingts, retira le cadavre de la fosse commune et plaça le corps dans une tombe spéciale « pour moitié creusée dans l’épaisseur du mur et l’autre moitié dans le cimetière ».

En ce 10 juin 1795, en envoyant des estafettes en direction de tout l’Hexagone, le Comité de sûreté générale fait répandre la nouvelle que le fils Capet s’est échappé. Pour créer le trouble dans les armées vendéennes ? Peut-être… Pour retarder la succession du comte de Provence à la tête du royaume ? C’est possible… Parce que la République admet enfin que l’enfant du Temple n’est pas celui de Louis XVI et de Marie-Antoinette… Toute la France parle maintenant de l’évasion du dauphin.

Plus tard, la femme Simon, hospitalisée à l’hospice des Incurables, certifiera qu’elle avait, avec son mari, participé et assisté à la substitution du dauphin. Mise au secret, elle sera maintes fois interrogée et avouera à Madame Royale, venue à son chevet, que son frère était vivant et qu’elle l’avait revu en 1802, accompagné d’un serviteur noir.

De nombreux prétendants vont alors se faire connaître et tous voudront qu’on les reconnaisse comme étant le véritable dauphin. Les plus connus sont Mathurin Bruneau, le baron de Richemont et Karl-Wilhelm Naundorff, mais aucun d’entre eux ne pourra trouver une crédibilité nécessaire pour accréditer sa thèse.

C’est en 1846 que le docteur Milcent ouvrira le cercueil marqué d’une fleur de lys et découvrira le squelette d’un enfant, dont le crâne porte la marque d’un trait de scie, prouvant qu’une autopsie a été pratiquée lors du décès. C’est le trait de scie laissé par le docteur Pelletan lors de l’autopsie pratiquée au Temple ! Il ne fait aucun doute que les médecins sont en présence de l’enfant mort au Temple. Cependant, la taille du squelette correspond à celle d’un jeune homme âgé de seize à dix-huit ans. La constatation est importante, d’autant plus que l’opération va se renouveler le 5 juin 1894 sous la présence d’éminents spécialistes : les docteurs de Baker, Bilhaut, Magitot et Manouvrier, qui confirmeront les conclusions du docteur Milcent. Le squelette en présence ne correspond pas à celui d’un enfant de dix ans ! L’enfant qui est mort au Temple, autopsié par Pelletan puis enterré au cimetière Sainte-Marguerite, n’était donc pas Louis XVII…

En 1998, des analyses ADN vont être pratiquées par deux laboratoires spécialisés. La piste Naundorff est écartée. Ce dernier ne peut être le descendant de Louis XVI et de Marie-Antoinette. À la fin de 1999, on va comparer l’ADN du cœur reposant dans la crypte à la basilique de Saint-Denis et celui des cheveux de Marie-Antoinette et l’on conclura qu’il s’agit bien du cœur d’un Habsbourg apparenté à la reine. Mais est-ce pour autant celui de Louis XVII ? Ne s’agirait-il pas en fait de celui de son frère, Louis-Joseph, décédé en 1789 et non celui que le docteur Pelletan avait dérobé lors de l’autopsie de l’enfant mort au Temple ? La piste est sérieuse et une fois de plus le mystère demeure entier à ce jour. D’autant plus que, si la taille du corps retrouvé au cimetière Sainte-Marguerite est bien trop grande pour être celle du fils de Louis XVI, le fragment de cœur dérobé par Pelletan le jour de l’autopsie n’appartient pas non plus au prisonnier du Temple.

La fille de Gosselin Lenôtre, dans un livre édité en 1940 où elle recueille les notes et souvenirs de son père, nous dit que le 24 décembre 1904, ce dernier se rendit en compagnie de son ami M. de Vaufrelan chez le duc de La Trémoïlle au 4, avenue Gabriel à Paris. Le père du duc de La Trémoïlle s’était marié avec la princesse de Tarente à l’âge de seize ans en 1790. Le duc lui parla de la mission confidentielle qui lui fut confiée par le comte de Chambord, à l’époque héritier du trône de France, concernant les recherches sur la question Louis XVII. Le comte de Chambord s’était confié à La Trémoïlle, mais était mort avant de pouvoir autoriser La Trémoïlle à divulguer le contenu de cette conversation. L’historien Lenôtre précisa qu’il était question de substitution, de la région de Dijon, d’un certain Cormier, agent secret royaliste, et d’un certain Monsieur de Rougé.

Alors, qu’est devenu cet enfant orphelin s’il a vraiment survécu à ces années sombres, et où l’a-t-on caché, ce petit être, représentant à lui seul une menace d’État pour la République, mais aussi pour la succession au trône de France ? Sa descendance est-elle en Vendée, en Auvergne, près des monts Forez, à l’étranger… ?

À quel secret avait fait allusion Robespierre dans son discours testament, peu avant sa mort : « Si vous saviez tout, citoyens ! » ? Quel était donc ce secret embarrassant dont Napoléon faisait part à Sainte-Hélène en confiant à ses proches :

« Si je voulais dérouter toutes les ambitions, je ferais paraître un homme dont l’existence étonnerait l’univers ! »

Pourquoi le comte de Chambord avait-il fait la confidence suivante à son secrétaire, alors qu’il était en exil :

« Maintenant, j’ai la certitude que mon cousin Louis XVII existe. Je ne monterai donc pas sur le trône de France, mais Dieu veut que nous gardions le secret ! C’est lui qui se réserve le droit de rétablir la royauté ! »

Et pourquoi enfin ce même comte de Chambord, qui aurait dû régner sous le nom d’Henri V, aurait confié à Mme d’Osmond, comtesse de Boigne et compagne de jeu du premier dauphin avant la Révolution :

« J’ai beaucoup aimé votre grand-père, le marquis de Maleyssie. Je ne reviendrai jamais en France. Louis XVII n’est pas mort au Temple. Il est marié et il a des enfants. Je ne suis qu’un cadet ! »

Il paraît bien improbable aujourd’hui de découvrir la vérité, mais sait-on jamais, avec le temps, l’Histoire pourrait bien dévoiler ses secrets un jour ou l’autre…

NAPOLÉON BONAPARTE

SAINTE-HÉLÈNE, L’ULTIME PRISON

C’est par le vrombissement des canons qui résonnent à trois reprises que les habitants et les soldats en poste sur l’île de Sainte-Hélène apprennent la fin de l’aventure pour le prisonnier le plus célèbre de ce début de XIXe siècle. Napoléon est mort ! Alors que, près de la fosse dont les abords ont été recouverts d’un drap noir en signe de deuil, le cercueil, juché sur deux tréteaux, semble entrer dans la postérité, les soupçons d’assassinat vont déjà bon train sur l’île. Cette théorie franchira les océans, escaladera les falaises et fera l’objet, jusqu’à aujourd’hui encore, de discussions âpres, réunissant ou opposant historiens, témoins et experts.

Très rapidement on se pose la question : à quel mal a succombé Napoléon ? Cancer de l’estomac, néphrite, ulcère gastrique, affection du foie… ? Comme tout personnage célèbre, ce dernier n’apparaissait-il pas comme invincible ?

Tout a été envisagé depuis que dans cet abîme blotti entre les montagnes, dans cette vallée du Géranium, le cercueil de celui qui avait fait trembler l’Europe et le monde a touché le fond du caveau.

Très vite on murmure qu’il a été empoisonné. La rumeur est tenace, pensez-vous : comment un prisonnier de ce rang peut-il succomber ainsi, brutalement, six ans après avoir posé le pied sur ce roc fatal, ce rocher au milieu des mers, qui devait devenir sa dernière escale et son ultime prison ? Alors, dès la disparition du célèbre prisonnier, les regards se tournent vers son geôlier, sir Hudson Lowe, lequel s’était acquitté de sa mission, selon tous les témoins, avec une grande fermeté, détériorant les conditions de détention de Napoléon, appliquant avec zèle les consignes de surveillance reçues de Londres pour empêcher toute nouvelle fuite du détenu. Sir Hudson Lowe que l’Empereur déchu avait décrit par ces mots :

« Il a le crime gravé sur le visage. »

De là à penser que… Mais ce fameux empoisonnement pouvait aussi bien se revêtir du sens propre - faire mourir par le poison -, que du sens familier - nuire à l’autre… Si la première assertion reste encore à prouver, il n’y a aucun doute que la seconde n’ait été utilisée par le geôlier anglais contre son prisonnier qu’il soupçonnait de vouloir s’évader. Sir Hudson Lowe sombrant dans une paranoïa démesurée, multipliait l’espionnage, renforçait les surveillances, autorisait les railleries qu’on ne dissimulait plus contre l’empereur déchu, lequel hésitait même à sortir pour se promener.

M. de Montholon, qui avait accompagné l’Empereur dans son exil jusqu’à sa mort, s’était confié plus tard au général Lamarque et avait soutenu que Napoléon « n’avait pas été empoisonné, mais bien assassiné [sic] par les mauvais traitements des Anglais, par l’influence du climat de Sainte-Hélène et par les aliments qu’on lui fournissait... Aujourd’hui, il paraît certain que l’Empereur a succombé sous le poids des chagrins, des dégoûts, des vexations sans nombre et des privations de tout genre qu’on lui a fait supporter. »

Pourtant, bien qu’acceptant cette deuxième formule, l’hypothèse d’un véritable assassinat circulait dès le lendemain de la disparition de l’Empereur. Et puis, l’un n’empêchait-il pas l’autre ? Le gouvernement anglais avait sa part de responsabilité dans ces rumeurs puisqu’il avait toujours laissé entendre, durant ces six années passées sur cette petite masse rocheuse située au cœur de l’Atlantique, que Napoléon était en parfaite santé. Comment expliquer que subitement une maladie ait pu survenir dans ces conditions sans éveiller des soupçons de meurtre ? D’autant plus qu’à plusieurs reprises des attentats avaient été déjoués. Le général Gourgaud n’avait-il pas découvert de la litharge (oxyde de plomb) en grande quantité dans le vin destiné à l’Empereur, ce fameux vin de Constance qui était réservé à la consommation personnelle de Napoléon… ?

Nous savons que la haine entretenue depuis de nombreux siècles entre la France et l’Angleterre pouvait permettre que la théorie de l’assassinat s’installe à son aise à la suite du décès de l’Empereur.

Pour les Français, la tentation de rendre responsable le gouvernement anglais de la mort du célèbre prisonnier était grande. Tout d’abord parce que Napoléon n’avait que quarante-six ans en posant le pied sur l’île de Sainte-Hélène et qu’il était en parfaite santé.

À en croire les différents témoignages relevant de la vie quotidienne de l’exilé où apparaissent les maux dont l’empereur souffrit, et après lecture du rapport d’autopsie, nous sommes obligés de conclure que Napoléon ne fut pas victime d’une maladie, mais bien de différentes maladies qui l’affaiblirent durant ces cinq années passées en captivité.

Il n’est pas rare que la santé d’un prisonnier se dégrade dans les toutes premières années de sa détention. Napoléon n’échappa pas à cette règle et l’on put constater qu’il fut atteint d’une série de malaises dans les premiers mois. Le climat de Longwood et la mauvaise alimentation doublée de conditions d’hygiène minimes contribuèrent à provoquer des désordres de toutes sortes dans l’organisme du prisonnier et de ceux qui l’accompagnaient. Le journal de bord du général Gourgaud nous indique que la mortalité des habitants et des soldats de l’île était très importante. L’Empereur fut atteint dès les premiers mois, nous confie-t-il, d’insomnie, de maux de tête et sombra dans un état dépressif. Pour ce dernier point, comment imaginer le contraire… Il écrit qu’à partir de septembre 1817, les symptômes d’un mal à l’abdomen se firent plus prononcés, alors qu’il était atteint de rétention d’eau, lui faisant gonfler les chevilles et affaiblissant sa marche. Des rapports médicaux furent alors envoyés par O’Meara à Hudson Lowe qui refusa de réagir aux différentes alertes médicales du médecin et refusa d’envisager un rapatriement sanitaire du prisonnier qui ne supportait pas, à l’évidence, les conditions climatiques de l’île.

Le médecin, insistant et n’omettant pas de faire valoir les droits du prisonnier, fut rappelé à la mi-juillet 1818 sur la demande d’Hudson Lowe qui pensa, plus que jamais, que son célèbre captif simulait la maladie pour déjouer l’attention de ses geôliers et s’enfuir une fois de plus.

Six mois plus tard, l’Empereur étant au plus mal, les généraux Bertrand et Montholon sollicitèrent la venue d’un nouveau médecin, le docteur Stokoe. Ce dernier, après avoir examiné le patient, conclut à une hépatite et une fois de plus Hudson Lowe refusa le diagnostic. Celui-ci fut confirmé quelques mois plus tard par un autre médecin, le docteur Antommarchi, qui proposa au prisonnier de faire plus d’exercice physique. De bonne volonté, l’Empereur effectua quelques promenades et tenta plusieurs sorties à cheval, mais dut très vite arrêter ses efforts devant le nombre de malaises accompagnant ses sorties.

Au milieu de mars 1820, le constat était clair, la maladie ravageait le prisonnier qui n’était plus que l’ombre de lui-même : fièvre, toux, gingivite, alternance de diarrhées et de constipation, douleurs dans l’abdomen, dans l’épaule, etc. Le 17 mars, l’Empereur s’alita pour ne jamais plus se relever. Le médecin lui prescrivit un puissant vomitif et un médecin anglais du nom d’Arnott fut appelé en renfort au chevet du prisonnier. Force fut de constater, contrairement aux idées véhiculées par Hudson Lowe, que Napoléon était moribond. Alors, contrairement à l’avis du docteur Antommarchi, Arnott prescrivit du Calomel (Chlorure de mercure) en grande quantité au malade. Cette prescription eut pour conséquence de provoquer une hémorragie stomacale qui entraîna la mort de l’Empereur.

L’autopsie fut pratiquée par sept médecins anglais. Le docteur Antommarchi se joignit à eux. Tous conclurent que « le foie était engorgé de sang et très volumineux, que l’estomac avait la muqueuse intérieure recouverte d’un ulcère cancéreux et percé d’un trou de 7 mm environ, que près du pylore s’était installée une tumeur maligne… » Il fut décidé que « le squirre cancéreux au pylore » serait l’objet de la cause de la mort de l’Empereur. Cette formule présentant l’avantage d’être identique à celle dont son père et sa sœur Élisa avaient succombé.

Voilà donc pour la thèse officielle…

Pour le reste, il nous appartient de mener l’enquête avec l’appui de témoins et des médecins ayant vécu les derniers instants du prisonnier. Un médecin interrogé nous assure qu’un « squirre au pylore » peut être examiné comme une tumeur. Celle de Napoléon avait été jugée cancéreuse par les médecins ayant autopsié le corps. Il est improbable toutefois que cette dernière ait été la cause de la mort de l’Empereur, celle-ci n’ayant pas atteint sa grosseur critique et étant au stade de l’ulcère. De plus, la victime avait certes maigri, mais la perte de poids correspondait à un jeûne de plusieurs jours et non à l’aboutissement d’un cancer en phase finale tel que nous pouvons nous l’imaginer.

De nombreux témoignages nous livrent que Napoléon était anxieux. Cette anxiété était due à l’environnement hostile entourant le malade, aux regrets divers qu’il ressassait sur sa vie, aux déceptions constatées lors de ses nombreuses demandes de libération restant sans réponse. Or, l’anxiété peut provoquer des douleurs gastriques et, dans le cas de grandes anxiétés, des ulcères maintenus par une tension nerveuse pouvant aller jusqu’à la perforation de l’estomac.

En 1952, les mémoires du général Marchand furent publiées et devaient remettre en cause la thèse du décès par maladie. Ces mémoires ayant fait l’objet d’une large publication, un dentiste suédois expert en toxicologie, du nom de Sten Forshufvud, devait balayer les conclusions des légistes du XIXe siècle. Observant les confessions de Marchand, il releva les nombreux malaises et les symptômes du malade dans ses derniers moments et nota un comportement du patient digne d’intoxications arsenicales existant plusieurs années avant l’exil à Sainte-Hélène. Afin d’alimenter sa thèse, il se procura des cheveux de Napoléon et fit procéder à des analyses par le laboratoire de médecine légale de Glasgow. Il fut trouvé un taux moyen d’arsenic élevé dans un premier temps sur un cheveu provenant d’une mèche ayant appartenu au général Marchand, prélevée après la mort de l’Empereur et conservée au musée de l’Armée. Il fit la même expérience avec un cheveu ayant appartenu au peintre Isabey en 1805. Le résultat fut identique…

On pouvait en conclure que s’il y avait eu empoisonnement, ce dernier avait été préparé de longue date puisqu’en 1805, la teneur en arsenic du cheveu ayant appartenu à Isabey pouvait déjà laisser prétendre à un empoisonnement. De même, les symptômes constatés par Marchand dans les deux dernières années de vie du prisonnier n’avaient jamais été décelés chez un autre occupant de Longwood. Et pour preuve, Albine de Montholon, lors de son départ de Sainte-Hélène pour Bruxelles en 1818, avait remis une mèche de ses cheveux à son époux le comte de Montholon. Or, cette mèche fut également analysée. Elle ne présentait aucune anomalie quant à une surdose d’arsenic. La comtesse ayant fréquenté intimement l’Empereur et ayant pris souvent ses repas en sa compagnie aurait dû être également intoxiquée. Ce n’était pas le cas.

Des chercheurs et historiens, forts des mémoires du général de Montholon, l’accusèrent formellement d’être le véritable responsable de la mort de Napoléon. Cette thèse reposait en grande partie sur le testament de l’Empereur qui indiquait :

« Je lègue au comte de Montholon deux millions de francs comme une preuve de ma satisfaction des soins filiaux qu’il m’a donnés depuis six ans. »

Or, on sait que l’attitude de Montholon avait été douteuse durant les Cent-Jours et que la promesse de l’héritage d’une telle fortune aurait pu l’inciter à abréger les jours de l’Empereur.

Montholon, embarqué parmi les derniers sur le Bellérophon, vaisseau qui devait emmener le célèbre prisonnier vers l’île de Sainte-Hélène le 31 juillet 1815, avait fermé les yeux de l’Empereur et gagné sa fortune. Pourtant si Montholon avait été l’auteur de l’assassinat de l’illustre prisonnier, nous pouvons penser que la cupidité n’était pas le seul mobile…

Quand le comte de Montholon avait rencontré Albine de Vassal en 1812, cette dernière avait déjà été mariée auparavant par deux fois. Tombés amoureux immédiatement l’un de l’autre, ils avaient pris la décision de se marier. Ce mariage, interdit par l’Empereur, avait été célébré secrètement le 2 juillet 1812. Ayant appris la nouvelle quelque temps plus tard, Napoléon était entré dans une vive colère et avait destitué le comte. Rétabli par la suite, Montholon avait suivi l’Empereur. Lors de l’embarquement sur le Bellérophon, le couple était présent aux côtés de Napoléon. On prétend pourtant qu’Albine de Montholon eut une aventure avec l’illustre prisonnier et qu’il naquit de celle-ci en 1818 une petite fille que l’on prénomma Napoléone. Des témoins certifieront que la fillette présentait des traits assez évocateurs et que la ressemblance avec Napoléon était surprenante. On sait que, compte tenu du rude climat de l’île, Albine de Montholon fut autorisée à quitter Sainte-Hélène en 1819 et s’installa à Bruxelles. C’est là que la petite Napoléone devait mourir à l’âge d’un an. Ainsi, si la rumeur était fondée, Charles de Montholon avait donc un mobile supplémentaire pour commettre l’irréparable : la vengeance !

Charles de Montholon apparaissait ainsi comme le suspect idéal, ce dernier ayant ainsi trois mobiles : la vengeance (sa destitution de 1812), la réparation de son honneur bafoué (la liaison de l’Empereur avec sa femme et la naissance de la petite Napoléone) et la cupidité (le testament de Napoléon lui offrant la quasi-totalité de sa fortune).

Et si la mort de l’Empereur était due à la conjonction de deux facteurs : les conditions de vie infligées au prisonnier et l’empoisonnement à petite dose d’arsenic administré chaque jour par Montholon… ? Nous aurions là la véritable cause du décès de l’Empereur, d’autant plus que le traumatisme de l’exil se faisant grandissant, ce dernier, nous le savons par les témoignages recueillis, succombait petit à petit au désespoir d’un échec militaire et personnel en adoptant des règles de vie incompatibles avec un état de santé que l’on sait défaillant.

Quoi qu’il en soit, le crime ne devait pas profiter longtemps aux éventuels protagonistes de cette affaire mystérieuse : séparés de corps depuis le retour de son mari de l’île de Sainte-Hélène, peu après la mort de Napoléon, le divorce ayant été aboli en 1816 après le retour des Bourbons sur le trône, ils furent séparés de biens par jugement en 1828. Un an plus tard, englué dans de louches affaires financières qui avaient dévoré sa fortune mais aussi l’héritage donné par l’Empereur, Charles de Montholon fit banqueroute et fut condamné à la prison par jugement du tribunal de la Seine. Il dut s’enfuir à Londres pour échapper à ses créanciers. Montholon, âgé de cinq ans de moins qu’Albine, mourut au début du Second Empire après avoir retrouvé ses titres et grades.

En conclusion, le rapport d’autopsie concluant à une mort par maladie héréditaire de l’Empereur arrangeait bien les différents acteurs de ce drame historique : Hudson Lowe, tout d’abord, pour mieux se détacher de toute responsabilité auprès de son gouvernement, et Montholon ne souhaitant pas que l’on cherche une autre cause de la mort du célèbre prisonnier que celle diagnostiquée par les médecins légistes.

Les causes de la mort du prisonnier de Sainte-Hélène restent encore aujourd’hui très mystérieuses et font partie des grandes énigmes irrésolues.

LE DUC DE BOURBON

L’AFFAIRE DE SAINT-LEU

C’est en 1816 que le domaine de Saint-Leu fut acquis par Louis VI de Bourbon-Condé, duc de Bourbon après la Restauration. Cette magnifique propriété lui avait été cédée par la reine Hortense de Beauharnais.

Après la mort de son père, le duc de Bourbon était devenu le neuvième prince de la maison de Condé disposant d’une fortune considérable, de l’étiquette de Grand Maître de la maison du roi et d’habitats tels que le château de Chantilly ou le Palais Bourbon. Ainsi, la maison de Condé était une véritable entreprise, à la solde d’un homme employant plus de six cents personnes dans tous les domaines : écuyers, femmes de chambre, secrétaires, domestiques, officiers, aides de camp.

C’est avec sa maîtresse, la baronne de Feuchères, que le duc de Bourbon, prince de Condé s’installa au domaine de Saint-Leu. Cette dernière, Sophie Dawes de son vrai nom, avait tout juste quarante ans. Elle avait connu le duc, de trente-cinq ans son aîné, dans une maison close londonienne. Le prince en était tombé follement amoureux et s’était décidé à s’occuper de l’éducation de cette délicieuse jeune femme dont il était tombé « sous la coupe ». Elle apprit ainsi un français parfait, s’adonna à la musique, subit les cours particuliers de bonnes manières… Le temps passait et vint la défaite de Napoléon. Condé se décida à rentrer en France pour y récupérer ses biens et jouer un rôle prépondérant à la cour auprès du roi. Comme il n’était pas question pour lui d’abandonner à d’autres la belle Sophie et qu’il souhaitait éviter un scandale qui n’aurait pas manqué d’éclater si leur liaison était découverte, il arrangea un mariage blanc avec son aide de camp, Adrien Victor Feuchères. Devant l’insistance de Condé, Louis XVIII fit de ce dernier un baron et la jeune femme put devenir en 1819 la maîtresse officielle du prince. Quelques années plus tard, Feuchères, devenu jaloux, se sépara de Sophie et la renia jusqu’à la faire interdire à la cour du roi. Elle n’en demeura pas moins l’intime compagne et maîtresse du prince de Condé. Un couple, par intérêt, s’associa à sa miséricorde et fit de son mieux pour que ladite baronne rentrât en grâce : Louis Philippe d’Orléans et son épouse, la princesse Marie-Amélie.

Dès le mois de janvier 1830, Louis Philippe écrivait à la baronne :

« Je m’empresse, madame, de vous annoncer que le Roi vient de me dire que l’ordre du feu Roi [Louis XVIII] à votre égard allait être entièrement révoqué et effacé […]. »

On le voit bien, il était question d’héritages et de manœuvres, afin que la famille d’Orléans soit la principale bénéficiaire de la fortune du duc de Bourbon à son décès, ce dernier n’ayant aucun héritier. La baronne de Feuchères prenait officiellement le parti du jeune duc d’Aumale. En échange, elle retrouvait le droit et l’honneur de réapparaître à la cour. Le duc de Bourbon finit bientôt par signer, désespéré et abattu par l’attitude de la baronne qui ne se cachait plus à présent et menaçait de quitter les lieux si ses désirs n’étaient pas assouvis. Le jeune duc d’Aumale serait son légataire universel et la baronne ne serait pas oubliée puisqu’un legs de deux millions lui serait alloué.

Cependant, l’agitation parlementaire demeurait et atteignait à présent les ministères. Le frère de Louis XVI était impopulaire. En juillet 1830, Charles X, conscient que la partie était perdue, dut s’enfuir de Paris et les députés libéraux proclamèrent une monarchie constitutionnelle au détriment de la branche aînée des Bourbons. À la fin juillet, la France assista à un changement de dynastie, seul rempart monarchiste possible pour éviter l’avènement d’un gouvernement républicain. Ainsi, la branche cadette des Bourbons succéda à celle qui régnait depuis Henri IV et Louis Philippe fut proclamé « roi des Français ».

Le duc de Bourbon, très attaché aux valeurs monarchistes et pur partisan de la branche aînée des Bourbons à laquelle il appartenait, envisagea de quitter la France. Les Trois Glorieuses et la fuite de Charles X, hors de France, l’avaient péniblement affecté. En constatant la révolte parisienne contre son cousin, le roi, frère de Louis XVI, le vieillard avait dû revivre, non sans mal, les grandes heures de la Révolution française qui l’avaient contraint quelque quarante années plus tôt, à partir pour l’exil. N’avait-il pas confié à des proches qu’il hésitait à rejoindre le comte d’Artois dans sa déportation ? Le prince de Condé avait d’ailleurs refusé de siéger à la Chambre des pairs comme le lui demandait le nouveau roi des Français, Louis Philippe d’Orléans. Pour le prince de Condé, ce nouveau roi n’était que le fils du renégat, son cousin, qui avait voté la mort du roi en 1793. Refuser ! Pour le roi, il n’était pas envisageable que le représentant illustre de la famille des Bourbon soit absent de la Chambre des pairs… Le roi insista mais le prince demeurait sur ses positions, considérant que le seul roi légitime était Charles X.

Louis Philippe demanda alors à la maîtresse du prince de Condé, la baronne Feuchères, d’empêcher le départ pour l’exil du dernier descendant de l’illustre famille princière. Pensait-il qu’une fois après avoir quitté la France et rejoint les princes exilés, le prince pourrait annuler son testament et en rédiger un autre, en faveur de Charles X ? Pourtant, rien n’indiquait qu’il veuille fuir. N’avait-il pas soixante-quatorze ans et ne s’était-il pas résolu à demeurer dans sa propriété de Saint-Leu ?

Le 26 août, le prince avait montré une bonne humeur surprenante en rapport aux jours passés, et avait passé la soirée à jouer au whist avant de gagner sa chambre. Il avait demandé à ce qu’on le réveille le lendemain à huit heures et avait également réglé sa montre de chasse et préparé son futur réveil.

Le 27 août, comme il l’avait ordonné à Lecomte, son valet de chambre, ce dernier frappa à la porte de la chambre pour le réveiller. Le domestique attendit quelques instants et devant l’absence de réponse remarqua que le verrou intérieur avait été enclenché. Cette manœuvre lui semblant inhabituelle, l’inquiétude le gagna. Après une vingtaine de minutes, Lecomte revint devant la porte et constata que le prince ne répondait toujours pas. À ce moment, le docteur Bonnie, venu comme chaque matin prodiguer ses soins au duc, constata lui aussi que la porte était close et que personne ne répondait aux invectives du domestique.

Ils étaient maintenant plusieurs devant cette porte close, médecin, domestiques, tous décidèrent de donner l’alerte… Le silence régnait toujours dans la chambre. Une seule solution s’offrait à eux pour percer le mystère de ce silence : enfoncer la porte ! L’un d’eux, à l’aide d’une masse donna plusieurs coups sur la serrure. Celle-ci céda et les hommes se retrouvèrent dans la chambre du prince. À cet instant, la baronne apparut, alertée par le bruit occasionné par l’ouverture de la porte. Elle se précipita vers l’entrée de la chambre mais le docteur Bonnie l’en empêcha. Le dernier duc de Bourbon, prince de Condé, était visiblement mort et gisait, pendu à l’espagnolette de la fenêtre de sa chambre. Lecomte, le valet particulier du prince, constata que le lit était vide. Les volets donnant sur la cour étaient clos, les fenêtres fermées. Un bougeoir disposé sur un guéridon laissait apparaître une bougie consumée mais encore fumante. Celle-ci exhalait une odeur âcre dans la pièce. La flamme éclairant la chambre, timide et prête à s’éteindre, relevait les contours d’un corps appuyé contre l’une des fenêtres, légèrement tourné vers le volet intérieur. Les pieds de la victime touchaient à peine le sol. Un double mouchoir lié entourait le col du malheureux et la poignée de l’espagnolette à chaque extrémité. Le duc aurait pu sembler dormir si son visage n’avait laissé apparaître une blancheur livide. Ses yeux étaient clos et son visage retombait légèrement sur sa poitrine. Ses bras, loin d’être agités, longeaient son tronc, immobiles.

Après un rapide examen, le médecin constata que son patient était décédé. La baronne, ayant entendu le diagnostic du médecin, se manifesta alors bruyamment, hurlant, pleurant, criant sa peine… Connaissant la baronne, les témoins de cette scène furent surpris par cette réaction qu’ils jugèrent déplacée. Aux yeux de tous, tout cela relevait de la pure comédie et la baronne en faisait beaucoup trop… À moitié tordue, repliée sur elle-même, les yeux remplis de larmes, gémissant, elle prononça enfin la phrase fatidique :

« A-t-il laissé des papiers ? »

Certes, elle aurait pu aisément demander si le duc respirait encore un peu, s’il avait souffert… Elle aurait pu très bien crier à l’assassin, ou se demander quelle drôle d’idée lui était passée par la tête pour terminer sa vie ainsi, pendu à une fenêtre comme un simple domestique, une vulgaire baudruche, en plein été, à soixante-quatorze ans… Lui, le père du duc d’Enghien… Mais non ! Comme le proverbe l’assure : chassez le naturel et il revient au galop. Elle se contenta de demander s’il avait laissé des papiers. avant d’ajouter en regardant le pauvre corps de Louis-Henri-Joseph duc de Bourbon, dernier prince de Condé, en se lamentant :

« Qu’a-t-on fait de la cassette de diamants de Monseigneur ? »

Hormis les domestiques présents, à l’heure où le corps fut découvert, chacun assura que l’homme le plus riche de France s’était suicidé. Manoury, l’un des valets du duc, présent dans la chambre, douta devant tous du suicide de son maître. La baronne de Feuchères, reprenant soudain ses esprits, lui déclara :

« Prenez garde, de pareils discours pourraient vous compromettre auprès du roi ! »

D’ailleurs, le duc n’avait-il pas pris ses précautions ? N’avait-il pas fermé le verrou de la porte de sa chambre et fermé ses volets de l’intérieur, ce qui excluait toute possibilité d’assassinat ? Un suicide, soit, mais pour quelle raison ? Que s’était-il donc bien passé lors de cette nuit tragique ? Le désespoir, la peur de la vieillesse, de la maladie… C’était, sans nul doute, la thèse retenue par la baronne de Feuchères, mais aussi celle de l’abbé Briant, du maire de la commune s’étant rendu sur les lieux et du domestique du duc, Lecomte.

Pourtant, la police arrivant sur les lieux devait écarter cette thèse car c’était un suicide très curieux qui se présentait à eux. Certes les portes et fenêtres étaient fermées de l’intérieur mais, les pieds de la victime ne touchaient-ils pas, ou presque, le sol ? Les mouchoirs reliés entre eux laissaient apparaître un nœud peu commun : un nœud de tisserand… C’est du moins ce qu’avait constaté le médecin qui, lui aussi, commençait à douter de la thèse suicidaire. Un nœud de tisserand, proche du nœud de chaise, était quant à sa fonction assez surprenante. En effet, ce nœud sert à réunir deux cordages dont les diamètres peuvent être très différents (ce qui n’était pas le cas des mouchoirs). Un atout majeur de ce nœud est qu’il est facile à défaire. Or, pourquoi prendre cette précaution dans le cas d’un suicide ?

Et puis, le duc de Bourbon n’était-il pas handicapé de son bras gauche, suite à une fracture de la clavicule quelques années plus tôt causée par une chute de cheval, ce handicap l’empêchant de réaliser le nœud et se pendre dans ces conditions ? Quant à sa main droite, elle était aussi infirme, avec trois doigts sectionnés trente-cinq ans plus tôt. Le dentiste du duc ne rapportait-il pas que douze jours avant sa mort, le duc lui avait déclaré :

« Il n’y a qu’un lâche qui puisse se donner la mort… » ?

Dans l’après-midi, le baron Pasquier, président de la Chambre des pairs, se présenta au château de Saint-Leu, accompagné de Rumigny, maréchal de camp du duc d’Orléans. L’acte de décès officiel ayant fait ressortir beaucoup trop d’indices pouvant laisser croire qu’il pouvait s’agir également d’un homicide, le procureur de Paris envoya les médecins du roi devant l’importance des faits et de la personnalité de la victime. La mort du duc était bel et bien entendue. Les raisons véritables de la visite du baron Pasquier au château de Saint-Leu reposaient uniquement sur l’assurance que le testament du dernier prince de Condé n’avait pas été modifié et que le duc d’Aumale était bien l’unique héritier de l’immense fortune qu’il laissait à sa mort.

Toutefois, le baron Pasquier s’interrogeait. Il était bien question d’une mort par pendaison. Pourtant, il remarquait que « les pieds du duc de Bourbon touchaient le sol et que ses genoux étaient à demi fléchis... » Cette position lui sembla si bizarre qu’il s’empressa d’en informer le roi en personne. Il fallait de toute urgence faire taire l’opinion publique qui ne se privait pas à présent de commenter les faits et d’imaginer les raisons pour lesquelles le duc avait perdu la vie. Les journaux et les gazettes se faisaient l’écho des interrogations et des invraisemblances relevées lors de la découverte du corps. Le général de Rumigny, ne voulant pas être en reste du baron Pasquier, avait écrit une lettre au roi en évoquant le suicide de la victime :

« Les soupçons ne se portent sur personne encore, mais Dieu sait ce qu’on apprendra, car je dois dire que la mort n’a pas l’air d’avoir été un suicide... »

La police eut beau évoquer une mort par strangulation et le crime d’un rôdeur, il fallut se résoudre à abandonner cette thèse, compte tenu des circonstances et du fait que la chambre était fermée à clef. Le baron Pasquier et le général de Rumigny n’étaient pas les seuls à douter d’un suicide par pendaison. Le marquis de Sémouville commentait publiquement la thèse de l’assassinat.

N’osant pas affronter le roi, l’opinion publique se tourna vers la baronne de Feuchères et l’on apprit d’elle que le duc était devenu mélancolique dans les derniers temps de son existence et qu’il n’acceptait pas les événements ayant porté Louis Philippe d’Orléans sur le trône au point de ne pas vouloir y survivre. Elle parla d’une lettre d’adieu que le duc aurait écrite et mise à l’abri peu avant sa mort et l’on découvrit des morceaux de papier déchirés dans la cheminée de la chambre : la preuve ultime du suicide ! Ils furent remis au procureur Bernard qui, après avoir reconstitué la feuille initiale, déclara que ce texte évoquait bien un suicide. Il se terminait par ces mots :

« Je n’ai qu’à mourir en souhaitant bonheur et prospérité au peuple français et à ma patrie. Adieu pour toujours. »

Or, aucun signalement concernant ces feuilles de papier, en excellent état, n’avait été indiqué par les personnes qui avaient découvert le corps et effectué les premières constatations des éléments existant dans la chambre. D’ailleurs, que faisaient ces papiers déchirés dans la cheminée ? Est-ce bien le duc qui les y avait mis ? Et si ce texte était le testament du duc, pourquoi était-il déchiré et jeté dans la cheminée sans avoir été brûlé ? Et si cette preuve ultime avait été fabriquée de toutes pièces par ceux qui l’avaient assassiné pour s’accaparer une fortune estimée à plus de soixante-six millions à laquelle devaient s’ajouter les nombreux châteaux, maisons et domaines du duc ?

Le 7 septembre, la chambre du conseil du tribunal de Pontoise se positionnait en faveur du suicide et deux jours plus tard, la dépouille du duc de Bourbon fut déposée à l’église paroissiale de Chantilly. Le prêtre qui fit l’allocution devait prononcer ces paroles qui firent grand bruit :

« Le prince est innocent de sa mort devant Dieu ! »

Ces quelques mots indiquaient que le clergé, lui, ne croyait pas au suicide.

Le procureur classa l’affaire. On ouvrit le testament. Le duc d’Aumale était bien l’héritier du duc de Bourbon. La baronne de Feuchères obtenait deux millions de francs ainsi que plusieurs châteaux dont celui de Saint-Leu. Tout semblait rentrer dans l’ordre jusqu’à ce qu’un coup de théâtre se produise : l’un des anciens employés du duc de Bourbon affirma que l’on pouvait actionner le verrou de la porte de la chambre de son maître de l’extérieur. On reparla alors d’un possible assassinat, idée qui d’ailleurs n’avait jamais quitté l’opinion publique. Le prince de Rohan, cousin du duc de Bourbon, déposa une plainte au parquet de Pontoise. Un supplément d’instruction fut déclaré. On enquêta durant quatre mois et l’on apprit que la baronne battait parfois le duc et qu’il n’était pas rare que ce dernier présentât des traces de blessures.

Quelques jours avant le renvoi du dossier se produisit un nouveau coup de théâtre : M. de la Huproye demanda sa retraite d’office sur l’insistance du procureur général Persil et fut remplacé par M. Brière-Valigny, président de la chambre d’accusation. Une dernière fois, la chose était jugée. Il n’y aurait pas de renvoi en cour d’assise : le duc de Bourbon s’était officiellement suicidé !

La thèse de l’assassinat demeurait en revanche très plausible, le valet de chambre ayant démontré que le verrou pouvait être fermé de l’extérieur de la pièce, les mouchoirs servant de corde étant peu serrés sur le col de la victime, sa position équivoque près de la fenêtre, les jambes presque repliées, la lettre déchirée en morceaux et retrouvée, bien après, dans la cheminée et le tout accompagné par un mobile imparable qui n’était autre que l’héritage en faveur du duc d’Aumale. La baronne de Feuchères aurait pu, sur ordre du roi Louis Philippe, mettre fin aux projets du duc afin de préserver le testament initial. Elle aurait pu être aidée de Lecomte, le valet du duc, qui n’était autre que l’ancien coiffeur de la baronne, avant d’entrer au service du duc de Bourbon, un valet qu’elle avait imposé au duc quelques années plus tôt.

Pourtant, une autre hypothèse fut envisagée, celle de l’accident. Un certain nombre d’historiens s’étant penchés sur cette affaire ont avancé l’idée d’une stimulation sexuelle qui aurait pu mal tourner. Cette hypothèse fut confirmée par une lettre du comte de Villegontier, un proche du duc de Bourbon. En effet, les médecins qui ont autopsié le corps du malheureux révélèrent que le sexe du duc « était dans un état de semi-érection ». Après s’être pliée aux exigences du duc, la baronne aurait sans doute serré un peu trop fort le cou de son amant et ce dernier en serait mort. La baronne de Feuchères, prise de panique et dans la crainte que l’on découvre les causes de la mort du duc, aurait simulé un suicide avec la complicité de son valet.

Le duc d’Aumale est donc le bénéficiaire principal de l’héritage du dernier des princes de Condé. Le château de Chantilly lui revient tandis que celui de Saint-Leu est attribué à la baronne anglaise, la belle Sophie Dawes, qui ne tardera pas à le revendre. Ce dernier sera détruit en 1837. Le parc sera toutefois conservé et en juin 1844 il y sera érigé un monument créé à la mémoire du duc de Bourbon, prince de Condé, dont la mort fut et restera un mystère à jamais irrésolu.

LÉON GAMBETTA

LA MORT ÉPARPILLÉE

Le froid s’est installé sur la France en ce 27 novembre 1882. Une fois de plus, le thermomètre ne dépassera pas les six degrés. À Sèvres, dans la villa centenaire occupée par Léon Gambetta, située au numéro 14 de la rue du Chemin Vert, on se réveille et se prépare. Cette villa avait abrité Honoré de Balzac durant deux ans, jusqu’en 1840, date à laquelle, une fois de plus poursuivi par ses créanciers, il avait dû s’en séparer. C’est là qu’il avait écrit Le Curé du village et Béatrix, deux œuvres traduisant l’expression du romantisme balzacien. Et puis la demeure était retombée dans l’anonymat le plus complet et dans un silence où seules les ombres des personnages venus de l’imagination du grand romancier évoluaient parfois, dans l’ombre de ceux qui l’approchaient. Elle avait attendu, sagement, trente-huit ans, avant qu’un autre personnage, célèbre lui aussi, pose ses yeux sur elle et vienne l’habiter, avec sa maîtresse, pour échapper au quotidien parisien. Un homme doté d’un don certain et reconnu par tous pour haranguer les foules ; d’une force de persuasion si habile, notamment auprès des femmes, qu’il ne dépareillait pas avec les personnages que Balzac avait inventés et mis en scène tout au long de sa vie.

Il est onze heures du matin. Un coup de feu claque dans la maison. Les domestiques s’inquiètent que la détonation ait eu lieu dans la chambre du tribun. Il est vrai que l’homme politique s’entraînait depuis quelque temps à tirer sur des cibles dans le jardin, mais tirer dans sa chambre… Ils se précipitent et entrevoient leur maître, éberlué, regardant sa main droite, blessée et ensanglantée. Le revolver gît à terre à ses côtés. Une femme est près de lui, en pleurs. C’est Léonie Léon, la maîtresse du tribun depuis quelques années.

Ils s’étaient rencontrés pour la première fois en 1868, alors qu’elle avait à peine trente ans et était mère d’un garçon qu’elle avait conçu avec un inspecteur général de police en résidence impériale. Et puis, ils s’étaient revus tous deux quatre années plus tard. Les temps avaient changé. Son ancien amant, bonapartiste, n’était plus en odeur de sainteté. La défaite de Sedan était passée par là. Léon Gambetta, lui, pérorait sur toutes les tribunes. La République avait été proclamée et le tribun jouait un rôle important et prometteur dans cette nouvelle France. Elle, habitait à Auteuil, avenue Perrichont. Lui, évoluait plus modestement. On l’apercevait dans les salons politico-littéraires comme celui de Juliette Adam.

Les domestiques s’affairent autour du « taureau de Cahors » qui se tient la main et le bras. Ce dernier envoie Léonie chercher un médecin en bredouillant :

« Je ne sais comment cela est arrivé, j’ai pris ce revolver où il restait une balle que j’avais oubliée et le coup m’est parti dans la main. »

La balle, après avoir traversé la main, avait été se loger dans le mur d’en face. Rapidement, Léon Gambetta reçoit les premiers soins et le docteur Lannelongue, qui est également son ami personnel, arrive de Paris pour l’ausculter. Il considère que l’incident est sans gravité mais demande un repos complet à son patient.

On apprend que le tribun avait reçu en cadeau un revolver nouveau modèle de Ferdinand Claudin, fabriquant d’armes. Depuis sa découverte, tel un enfant avec un jouet, Gambetta ne l’avait pas quitté des yeux et avait pris son petit déjeuner, l’arme posée sur la table à ses côtés. Le docteur Fieuzal avait d’ailleurs déjeuné avec Gambetta et s’était étonné que l’arme fût là, trônant entre deux tartines. Tous deux en avaient ri, puis le médecin s’en était allé pour une journée de visites domiciliaires.

Gambetta, alité, la main et le bras pansés, déclare au docteur Lannelongue qu’il devait se marier dans trois jours, mais le docteur est formel : du repos !

Soit, le couple attendra que Léon soit rétabli et il s’en remet aux ordres du médecin sans se douter un instant que le mariage n’aura jamais lieu. La nouvelle va se répandre dans la France entière et, bien entendu, personne ne veut croire à la thèse officielle. Le grand homme ne peut s’être blessé par accident… Pensez-vous donc ! Et l’on se remémore ses frasques passées en citant les noms de ses nombreuses maîtresses et ceux, beaucoup moins glorifiants, de ceux qu’il a cocufiés. Serait-ce l’un des nombreux maris de ses conquêtes qui se serait vengé ? On s’offusque, on ricane… Et puis, cette Léonie Léon aurait très bien pu lui tirer dessus et le manquer, par jalousie, par vengeance… Tous deux se connaissaient depuis dix ans et si parfois le temps fait bien les choses, il peut aussi les défaire… Fille d’un officier supérieur qui avait dû être interné à Charenton, pourquoi n’aurait-elle pas hérité de la maladie de son père… Avait-il sombré dans la folie ? Et son état, relevait-il d’une maladie transmissible ? Elle avait été charmée par les discours de Gambetta et s’en était confiée à lui et, très vite, le couple avait vécu maritalement. Non, Léonie avait accepté sa condition et tenait son rang dans ce semblant de famille. Ne s’était-elle pas donné pour mission de s’occuper de l’éducation de Léon, en lui apprenant à s’habiller, à bien se tenir en réception et à marquer son rang ?

Gambetta avait l’âme d’un bourgeois de son époque et rêvait de mariage. Et puis, le mariage, se disait-il, n’empêche pas les vies décousues et le tribun pensait que l’acte de se marier était nécessaire à sa condition. Le mariage : Léonie ne voulait pas en entendre parler. On la suspecta d’être un agent de Bismarck, cherchant à pousser Gambetta dans les salons que les hommes du chancelier fréquentaient pour signer quelque accord. Une sorte de Mata Hari avant l’heure. Et l’on reparla de la vie amoureuse et tumultueuse de Gambetta, de ses maîtresses, de la jalousie de Léonie… On prétendit que cette dernière aurait trouvé son futur époux en galante compagnie avec Mme de Beaumont, la belle-sœur du maréchal Mac Mahon… Léonie devait être informée de cette liaison épisodique connue de tous et qui se propageait partout. On en riait, et Clemenceau le premier ! À moins, qu’une fois de plus, ses visites soient revenues aux oreilles de Léonie, qui cette fois n’avait pu se contenir. On avança aussi que cette dernière, ayant cédé le 18 novembre à Gambetta en acceptant le mariage, n’ait trouvé que ce moyen pour se rétracter. Ne lui avait-elle pas écrit d’ailleurs :

« Je suis prête à t’épouser à n’importe quel prix ! »

Léon Daudet et Henri Rochefort l’accusèrent ouvertement d’avoir tiré sur son amant. On peut encore supposer que, Léonie ayant voulu en finir avec la vie, Gambetta se serrait blessé en tentant d’empêcher cette dernière de se suicider. On le voit bien, rien de très sérieux. Il n’empêche que le docteur Odilon Lannelongue prescrivit une dizaine de jours de repos et obligea le blessé à s’aliter. Cette prescription devait lui être fatale. Dès le lendemain, il se mit à souffrir d’une inflammation des intestins. Le 16 novembre, une pérityphlite se déclarait suivie de complications. La syphilis, qu’il avait contractée certainement quelques années plus tôt dans le quartier Latin en fréquentant « la grande Thérèse », une femme galante de petite vertu qui avait été auparavant la maîtresse de Mistral, l’assiégeait de nouveau. Fatigué, exténué, Gambetta ne devait plus se relever. On saura plus tard qu’il avait succombé à une perforation de l’appendice et que ce mal n’était pas encore connu à cette époque.

Gambetta rendit l’âme non sans avoir une dernière fois déclaré son amour à sa belle maîtresse :

« À toi, lumière de mon âme, mon étoile, ma vie… Léonie Léon, pour toujours, pour toujours… »

Ainsi, une infection intestinale aurait eu raison du grand homme ? La France entière fut abasourdie par une telle nouvelle qui vint endeuiller les fêtes du nouvel an. Le 2 janvier, le gouvernement envoya à Sèvres, où reposait le corps du tribun, pas moins de treize médecins qui vinrent procéder à l’autopsie. La dispersion des restes « du père de la République » devait alors commencer ! Le docteur Fieuzal devait écrire à l’un des parents du tribun :

« Nous l’avons laissé mourir à force de vouloir le guérir. Nous avons été un homme qui, ayant entre les mains un vase fragile, d’un prix inestimable, le laisserait tomber et se briser à force d’avoir peur de le perdre. S’il eût été un manœuvre, il ne serait pas mort. Sais-tu ce que nous avons oublié pendant des jours ? Tout simplement de le faire aller à la selle ! Nous ne nous sommes jamais enquis, entends-tu bien, jamais de ce détail ! Et pendant onze jours, il n’a rien évacué ! De là l’inflammation mortelle : un simple laxatif l’aurait sauvé. »

Mais qui étaient-ils ces célèbres médecins venus pour découper le grand homme ? Parmi eux, il y avait le professeur de pathologie chirurgicale Trelat, le professeur d’anatomie pathologique Brouardel, le docteur Lannelongue, le professeur d’anatomie chirurgicale Charcot. Tous de grandes sommités de la médecine.

Le témoignage de l’embaumeur Baudiau nous décrit la scène épouvantable relative à l’intervention des médecins :

« Quelle boucherie ! V… désossait le bras, L… coupait l’appendice, Gibier s’emparait d’un long fragment d’intestin, Bert empaquetait le cœur dans un vieux journal, Fieuzal s’en allait avec le crâne… »

Le corps de Gambetta avait été allongé sur une table disposée devant les fenêtres et tous s’affairaient dessus : l’un pour scier la boîte crânienne, l’autre pour ouvrir l’estomac… On apporta le cerveau chez le pharmacien le plus proche pour le peser : 1,160 kilogramme… Le docteur Lannelongue enveloppa l’avant-bras et la main blessée par la balle de revolver dans un drap.

Enfin, peu après midi, les médecins ayant repris le chemin de Paris, il restait à l’embaumeur à rafistoler le corps avant de déposer ces restes dans le cercueil. Le communiqué officiel concernant la cause du décès de Gambetta fut alors rédigé par le professeur Charcot. Le docteur Lannelongue délivra le permis d’inhumer. La raison exacte du décès ne fut pas établie et alimenta la rumeur publique qui assurait que la mort de Gambetta était peut-être due à un assassinat ou à un duel qui aurait mal tourné. Et pour cause ! Léon Gambetta n’avait que quarante-quatre ans et l’on ne meurt pas aussi subitement à cet âge. L’enterrement eut lieu en présence de sa famille et des docteurs Fieuzal et Liouville, mais aucun des membres présents ne rendit un dernier hommage à l’homme de la République avant la fermeture du cercueil et pour cause… Le cadavre était sans tête et ils n’avaient aucune envie d’assister à une scène digne des plus grands récits d’horreur.

Ainsi, loin d’avoir souhaité donner volontairement son corps à la science, les restes du corps du « taureau de Cahors » furent dispersés aux quatre coins du pays et ne ressurgirent, pour certains, que très longtemps après.

Si la tombe de Gambetta demeura à Nice et son cœur fut transféré au Panthéon, sa dépouille fut mystérieusement éparpillée dans toute la France. En effet, les restes du grand homme furent dispersés ici et là sans qu’aucune autorité ne s’interposât. Son œil fut retrouvé dans la bibliothèque de Cahors, mais on ne retrouva pas sa tête ; l’un de ses bras et l’une de ses mains pourraient se situer dans le Gers alors que l’intestin et l’appendice se trouveraient dans quelque laboratoire parisien, on aurait enfin localisé son cerveau à Paris.

Léonie Léon regagnera Paris, après avoir subi une campagne publique l’accusant d’avoir été à l’origine du décès de l’homme fort de la IIIe République. Âgée de quarante-trois ans, elle y vivra recluse, cachée, durant vingt-quatre ans. De son vrai nom, Marie-Léonie Constance Berlier Saint-Ange, la jeune femme avait aimé profondément Léon Gambetta au point que les deux amants s’étaient écrit plus de trois mille lettres d’amour et de confessions politiques en dix ans. Confessions que Léonie aurait bien pu soutirer à son « mangeur d’ail et d’huile d’olives » pour les transmettre à Henckel, industriel allemand et préfet de la Lorraine annexée, ou au cousin de ce dernier, Bismarck, comme le soupçonnera Juliette Adam, amie fidèle de l’homme politique.

Cette idée de transmettre des informations à Henckel n’était d’ailleurs pas si farfelue que cela puisque ce dernier, de son véritable nom comte Henckel von Donnersmarck, avait pour maîtresse une amie proche de Léonie, une cocotte demi-mondaine, épouse d’un aristocrate portugais répondant au nom d’Aranjo de Païva. À en croire la dédicace que Léonie Léon avait écrit sur un portrait offert à son amie, la Païva (« À Madame la comtesse Henckel, si puissante et si bienfaisante, sa petite esclave qui lui doit tout, Léonie Léon »), les deux femmes devaient être très proches. On prétend que Léonie aurait convaincu Gambetta de rencontrer le chancelier Bismarck pour négocier la question des provinces d’Alsace et de Lorraine. La France étant dans une période revancharde depuis la fin de la guerre de 1870, on comprend que cette entrevue, si elle avait eu lieu, aurait fait scandale.

Léonie avait-elle juré de prouver la soumission de son amant à son amie la Païva ? Convertie au catholicisme, Léonie Léon aurait alors exigé un mariage à l’église à « son grand homme », ce que Gambetta ne pouvait accepter sans se ridiculiser tout en levant les obstacles à ce qu’il accède au poste suprême à l’Élysée. Gambetta aurait été espionné.

Il est vrai que le contexte général était à l’espionnage entre les deux pays séparés par le Rhin. Gambetta était un homme en vue, plein d’avenir, qui, bien que président du Conseil de novembre 1881 à janvier 1882, s’était réservé le domaine des Affaires étrangères. Il savait lui-même qu’il était surveillé par toutes les polices secrètes. Mais était-il assez prudent pour ne pas se laisser aller à quelques confidences sur l’oreiller soyeux de la belle Léonie… ?

Vingt-six ans passèrent. En avril 1909, le cercueil du grand tribun fut transféré dans un monument élevé par la ville de Nice. On ouvrit alors le cercueil et on constata immédiatement la présence du corps sans tête et l’absence d’un bras et d’une main. Les personnalités en présence restèrent muettes devant un tel spectacle. On referma discrètement le cercueil et l’on procéda à la cérémonie prévue pour cet événement. En 1920, sur proposition du président de la République Paul Deschanel et afin de fêter le cinquantenaire de la IIIe République, on transféra le cœur de Gambetta au Panthéon. Celui-ci avait été emmené par Paul Bert lors de l’autopsie réalisée à Sèvres. Il faudra attendre soixante-sept ans pour retrouver le cerveau du célèbre républicain au palais de Chaillot à Paris, au sein même du musée de l’Homme. Il reposait dans un bocal auprès d’autres cerveaux célèbres dont celui de l’anarchiste Émile Henri, guillotiné à la fin du siècle. Celui qui avait sauvé la République et celui qui avait voulu la détruire cohabitaient ainsi depuis soixante-dix ans… Mais le dernier mot revient à Georges Clemenceau qui, très bien informé des frasques amoureuses de son adversaire politique, aurait eu ce singulier et véritable éloge funèbre, en cette formule assassine :

« En tous les cas, c’est le cul qui l’a tué ! »

 

1. Il est fort possible que l’officier étant venu chercher l’enfant pour le mener à Meudon soit La Valette, promu le 4 prairial général de brigade dont l’acte de nomination fut signé uniquement par Robespierre.