En ce début d’automne 1902, la chlorophylle des feuilles se prépare à laisser sa place à l’anthocyane, le rouge orangé remplaçant le vert de l’été et symbolisant les traditionnelles couleurs chatoyantes chères aux peintres paysagistes. Si l’automne donne encore quelques journées ensoleillées et douces, les nuits restent fraîches et contrastent avec les timides rayons du soleil. Les récoltes d’été se terminent, et maïs et tournesol rejoignent la paille et les foins dans les greniers. En ce début de siècle, si la France est toujours divisée entre dreyfusards et antidreyfusards, les élections ont vu la victoire des gauches. L’on reprend espoir qu’un nouveau procès pourrait acquitter définitivement le célèbre capitaine pour lequel l’écrivain le plus renommé de ces années a pris parti en publiant, un peu plus de quatre ans auparavant, avec la complicité du journal L’Aurore, un article intitulé « J’accuse ». Ce dernier dénonçait, sous la forme d’une lettre ouverte au président de la République, le verdict scandaleux frappant le militaire accusé d’espionnage. Le 26 septembre 1902, sous l’impulsion des partisans d’Auguste Blanqui et de Jules Guesde, un nouveau parti politique vient de voir le jour : le parti socialiste.
Tout est calme en cette matinée du 29 septembre, jour de la Saint-Michel. Eugénie Lavaud, comme tous les jours, s’apprête à réveiller ses employeurs. Ils habitent au 21 bis rue de Bruxelles et se nomment Émile et Alexandrine Zola. Ses employeurs célèbres viennent y passer leurs quartiers d’hiver et arrivent de la maison de Medan, où ils aiment à réunir des amis artistes dans le cadre de soirées organisées autour du naturalisme. Le dernier été fut calme, serein même. C’est à Medan que Zola retrouve la nature et s’abandonne à vivre à son rythme. Il tient à cette maison qu’il a achetée grâce aux gains réalisés après avoir écrit L’Assommoir, le septième volume de la série des Rougon-Macquart. Cette maison est aussi un peu son œuvre. Il l’a transformée au fil des ans, supprimant un mur et des parois, aménageant le jardin, construisant une tour qu’il surnommera Germinal, puis une autre qu’il baptisera Nana… Petit à petit, elle est devenue sa résidence principale, alors que sa maison de Paris lui permet de se rapprocher des contacts inférant à sa vie professionnelle et de passer l’hiver dans les meilleures conditions. C’est donc en plein cœur de Paris que le couple Zola demeure en cette fin septembre 1902.
Il est neuf heures trente quand Eugénie Lavaud monte à l’étage où sont les chambres, et frappe à la porte du couple. Jules Delahalle, le valet de chambre, l’accompagne. Ils sont persuadés que cette situation est anormale : ce ne sont pas les habitudes de la maison que de rester alité jusqu’à cette heure… Et puis, Madame Zola n’a pas tiré sur sa sonnette !
Eugénie tente bien de tourner la poignée et constate immédiatement que le loquet est tiré de l’intérieur. Il lui est donc impossible d’ouvrir la porte.
Les deux domestiques redescendent rapidement. Que faire ? Un ouvrier plombier se trouve là, appelé la veille pour réparer une fuite d’eau. Tous montent à l’étage. On cogne, on appelle, on tambourine. Rien n’y fait ! On entend de très discrets aboiements de l’autre côté de la porte. Ce sont les deux petits chiens, Zizi et Pinpin, qui geignent. L’ouvrier, d’un grand coup d’épaule, défonce la porte qui s’ouvre sur une chambre sans lumière. Tous pénètrent dans la pièce. Immédiatement, une odeur les saisit à la gorge. Une odeur âcre, étouffante… Le valet de chambre se précipite vers la fenêtre et écarte les rideaux. Très vite c’est la consternation et la tristesse qui s’installent.
On s’approche de l’écrivain. Il gît sur le tapis en chemise de nuit. L’homme ne respire plus. Son corps est encore tiède. Son épouse semble ne plus respirer. On approche son corps de la fenêtre et on distingue un léger souffle s’échapper de sa bouche entrouverte. On appelle les médecins en urgence. Les docteurs Lenormand et Main, arrivés sur les lieux du drame, tentent de ranimer à plusieurs reprises l’auteur de Germinal, mais sans résultat. Il est onze heures trente. Alors qu’on emmène d’urgence Alexandrine Zola dans une clinique pour lui prodiguer les soins nécessaires à sa survie, on constate le décès de l’illustre écrivain. On conclut à la hâte qu’il aurait succombé à une forte dose de gaz et d’acide carbonique. On transporte le corps sans vie de Zola dans son ancien cabinet de travail. Placé sur un divan, on étend sur lui un drap blanc. Seul son visage est découvert. L’homme paraît calme. C’est paisiblement qu’il a rejoint l’éternité. Le docteur Gaube, le médecin de famille, se charge de prélever du sang sur lui et sur l’un des deux chiens. Le docteur Vibert, quant à lui, effectue les mêmes prélèvements quelques instants plus tard auprès de Madame Zola.
L’activité déployée devant la maison de Zola inquiète les riverains. Très vite, la nouvelle se propage dans toutes les rues avoisinantes jusqu’à la butte Montmartre. Ce quartier est resté un village peuplé d’artisans et d’artistes et tous se connaissent pour s’être fréquentés ou déjà rencontrés. Le gouvernement est prévenu et ordonne une enquête qui sera menée par le juge Bourrouillou. En attendant, la maison ne désemplit pas. La maîtresse de Zola est arrivée sur les lieux. Elle est toute vêtue de noir et est accompagnée de ses deux enfants. Jeanne Rozerot est l’ancienne lingère de la maison de Medan avec laquelle l’écrivain a eu deux enfants, Jacques et Denise. Le premier a treize ans, la petite fille en a onze. L’entente est parfaite entre Jeanne et Alexandrine qui, n’ayant pas pu avoir d’enfants, se chargera de les faire reconnaître. Jeanne est effondrée. Elle pense un instant à un assassinat. D’autres intimes du romancier arrivent sur les lieux : M. et Mme Laborde, M. et Mme Charpentier, M. Fasquelle, M. Dumoulin… La nuit arrive avec ses cortèges d’ombres et avec eux la rumeur terrible qu’un tel homme n’a pas pu sombrer d’une telle façon… Trop facile disent les uns, trop bête assurent les autres… C’est M. Dumoulin et le couple Charpentier qui vont veiller le mort toute la nuit.
Au matin, alors qu’on emmène le corps de Zola pour être autopsié, le juge Bourrouillou nomme un groupe d’experts. Parmi eux le docteur Charles Vibert, qui pratiquera l’autopsie. Compte tenu de la personnalité de la victime, les rumeurs commencent à courir tout Paris. L’assassinat de Zola est sur toutes les lèvres. Il est vrai que l’affaire Dreyfus est encore d’actualité et que les menaces de mort envers l’écrivain n’ont pas disparu. On parle de suicide, mais l’on ne peut conforter cette thèse. On avance même que Madame Zola aurait pu tuer son mari… Ridicule ! Le commissaire Cornette, dès le départ de l’enquête, parle d’un malheureux accident avant même que le rapport d’autopsie ne soit révélé officiellement. Ce dernier confiera :
« Oui, Zola est mort dans des conditions très suspectes… Je crois que si on avait cherché davantage, on aurait découvert qu’il ne s’agissait peut-être pas tellement d’un accident ; mais à ce moment, la France sortait à peine de l’affaire Dreyfus. L’autorité supérieure ne tenait pas à avoir un autre sujet d’agitation. »
On le voit bien dès le départ, personne ne souhaite que l’enquête fasse l’objet de nouvelles polémiques. C’est dans cet état d’esprit que la famille et les autorités orientent les recherches afin de clôturer le dossier au plus vite. Le commissaire Cornette et ses hommes pensent à un empoisonnement, mais cette piste est très rapidement écartée. En effet, ni Madame Zola ni les domestiques ayant partagé le repas des Zola ne semblent affectés et il en est de même pour les chiens. On se rabat alors sur la cheminée de la chambre qui trône en plein milieu de la pièce. Cornette l’inspecte et découvre que les cendres qui reposent en bas de celle-ci sont encore brûlantes. Les enquêteurs vont alors interroger les domestiques et les amis du couple. Le valet de chambre Jules Delahalle se souvient que le matin précédant le décès de son maître, Zola avait tenté de faire du feu, mais ce dernier n’avait pas pris à cause du mauvais tirage du conduit de la cheminée. Le valet se remémore avoir ouvert les fenêtres pour évacuer la fumée et fermé le tablier de la cheminée.
C’est le lendemain que sera examiné et disséqué le corps. Les médecins unanimes concluent à une asphyxie par le gaz d’oxyde de carbone. L’analyse sanguine apporte les preuves du diagnostic. Ces analyses viennent confirmer le témoignage d’Alexandrine Zola qui déclare aux enquêteurs :
« Nous étions rentrés dans l’après-midi. Nous nous proposions de nous lever de grand matin afin de donner des indications indispensables aux ouvriers qui devaient venir exécuter des réparations dans notre appartement […] Nous nous étions couchés lui à gauche, moi à droite. Au beau milieu de la nuit, je me réveille. Je me sentais indisposée. Je descends du lit pour me rendre aux water-closets, proches de la salle de bains. Je n’ai plus de force. Je me traîne jusqu’à mon cabinet de toilette. Au bout d’un instant, je me sens soulagée et je regagne le lit... Il me sembla tout à coup que mon mari se plaignait. Je lui dis :
“Émile, tu te sens mal ?
— Oh ! Ce n’est rien. Et toi, tu ne dors donc pas ?
— Si, mon ami. Veux-tu que je sonne les domestiques ?
— Mais non.
— Mais si, tu n’es peut-être pas à ton aise !
— Non, inutile de les réveiller. Ils seraient autour de nous et je ne vois pas ce qu’ils pourraient faire. Du reste, ce n’est rien. Dormons.
— C’est comme tu voudras, mon ami.”
J’ai vu brusquement Émile se lever, comme si lui aussi avait un besoin à satisfaire. Mais je ne le vois pas se relever. Qu’est-ce qui se passe. Il cherche peut-être ses pantoufles. Je veux crier “Émile, Émile !” Je veux appeler au secours, sonner. Je reste immobile. Je le sens qui râle. Je ne peux prononcer un mot, je me sens m’évanouir. Depuis, je ne me rappelle plus. »
Girard, le responsable du laboratoire d’analyses, suppose qu’Émile Zola, se sentant indisposé par l’oppression spéciale qui précède l’asphyxie, se serait levé, aurait fait le tour de son lit jusqu’à la fenêtre et se serait affaissé à terre. C’est alors que les gaz délétères qui couvraient le sol à la hauteur d’un mètre environ auraient fait leur œuvre de mort. Mme Zola, étant restée sur le lit, avait pu échapper à l’asphyxie complète. Les petits chiens, obéissant à leur instinct, avaient dû chercher plus haut pour trouver un refuge afin d’échapper à l’asphyxie.
Le témoignage des domestiques va dans le sens des conclusions des médecins et des enquêteurs. L’un d’eux déclare avoir constaté des fissures dans la cheminée et des dégringolades de gravier. Il précise qu’Émile Zola avait déclaré l’année passée :
« Cette sale cheminée, elle nous tuera ! »
La veille selon le Petit Parisien, Madame Zola n’avait-elle pas ordonné, en passant devant la cheminée :
« Et n’oubliez pas de faire visiter cette cheminée par un fumiste, car je ne serai pas tranquille. »
On va conclure que la cheminée se serait bouchée durant l’été. Que l’obstruction serait due à des réparations effectuées dans une autre cheminée à un étage supérieur et que les pavés de bois disposés dans la rue de Bruxelles seraient à l’origine d’un glissement de gravas à cause des trépidations provenant du passage des nombreux hippomobiles. Le dossier est clôs. On décide d’embaumer le corps de l’illustre écrivain. Contre toute attente, un homme se présente au domicile de Zola. Cet homme est peut-être celui par qui le scandale et le malheur sont arrivés, tant l’esprit de revanche est fort chez ses contradicteurs et accusateurs. Cet homme c’est Alfred Dreyfus !
Dès l’annonce de la mort de son célèbre défenseur, Alfred Dreyfus se précipite au domicile de l’écrivain. Il se rend à la clinique de Neuilly où se repose Alexandrine Zola. Cette dernière le supplie de ne pas assister aux obsèques de son mari, pensant que sa présence pourrait passer pour une provocation envers ceux qui poursuivent leurs invectives contre l’officier juif et ceux qui défendent sa cause. Puis, pensant qu’Émile Zola aurait aimé dire adieu à cet homme pour lequel il avait combattu durant ses dernières années de vie, elle revient sur sa décision. On prépare alors les obsèques. Alfred Dreyfus se rend chez Anatole France et le convainc de lire l’oraison funèbre.
Le 5 octobre, une foule immense va suivre le cercueil jusqu’au cimetière de Montmartre : des amis, des représentants du monde des arts, des politiques, des anonymes, une délégation des mineurs de Denain venue pour dire adieu à celui qui les avait immortalisés dans Germinal. Anatole France, dans son oraison funèbre, fustige les antisémites et les nationalistes de tous poils qui ont œuvré pour faire accuser un innocent et ont menacé Zola dans ses dernières années :
« Puis-je taire leurs mensonges ? [...] Puis-je taire leurs crimes ? [...] Puis-je taire les outrages et les calomnies dont ils l’ont poursuivi ? [...] Puis-je taire leur honte ? [...] Envions-le : il a honoré sa patrie et le monde par une œuvre immense et un grand acte. [...] Il fut un moment de la conscience humaine. »
En 1908, l’assemblée vote le transfert des cendres d’Émile Zola au Panthéon par 344 voix contre 144. L’affaire est close, jusqu’à ce jour de 1952, où un journaliste de Radio France et de Libération, Jean Bedel, va révéler qu’un certain Pierre Haquin, pharmacien, l’a contacté et lui a révélé une étrange histoire. Celle-ci proviendrait d’un ami de Pierre Haquin, un monsieur Buronfosse, originaire de Sarcelles, qui lui aurait avoué être à l’origine de la mort d’Émile Zola :
« À la fin du mois de septembre 1902, il y avait des travaux de réfection de la toiture d’une maison voisine de l’immeuble où habitait Zola. Quand nous avons su qu’il allait rentrer de Medan à Paris, selon son habitude, nous sommes montés sur le toit voisin et nous avons bouché la cheminée en question. Et le lendemain de son retour, le matin tôt, nous sommes remontés sur le toit et nous avons débouché la cheminée. Personne ne nous a remarqués. »
Il aurait donc eu le temps qu’il fallait en fait pour asphyxier l’écrivain et se débarrasser proprement de l’avocat de Dreyfus. Émile Zola aurait donc bien été assassiné et l’affaire aurait été tue, de peur qu’un nouveau scandale n’éclabousse les institutions républicaines.
Alors, qui était cet homme rongé par la mauvaise conscience, ce fameux Buronfosse ? Âgé en 1902 de vingt-deux ans, le jeune homme exerçait le métier de ramoneur et avait été cadre de la Ligue des patriotes, mouvement fondé par Paul Déroulède condamnant l’engagement d’Émile Zola dans l’affaire Dreyfus.
Le pharmacien Haquin, qui avait connu Buronfosse dans le cadre d’opérations nationalistes, l’avait rencontré dans le train en 1928 peu de temps avant sa mort et avait précisé :
« À Sarcelles, il avait un peu le rôle d’un agent électoral pour le compte de l’Union républicaine. Certains amis disaient de lui : “C’est un roussin”, autrement dit un indicateur au service de la police. Je savais qu’il avait à Paris des activités militantes dans les milieux d’extrême-droite. Je crois qu’il avait aussi des relations étroites avec les militaires nationalistes. Il m’a toujours étonné en me racontant que dans le dépôt de la rue Mornay il gardait comme une relique le poteau d’exécution de la prétendue espionne Mata Hari… En tout cas, ma conviction est faite : la mort de Zola est bien un assassinat politique dont Buronfosse a été l’exécutant. »
Un exécutant ? Certes, l’homme n’avait pas la carrure pour organiser une telle opération. Une ligue nationaliste aurait très bien pu s’en charger. Les ligues antisémites incitaient la population à se venger de Zola en lançant le mot d’ordre :
« Mort à Zola ! Zola à la potence ! »
La Croix, un quotidien catholique, lui consacrait son éditorial et lançait :
« Étripez-le ! »
Mais, il aurait fallu renseigner les exécutants, et là… Il aurait fallu qu’ils connaissent la date de retour de Medan des époux Zola et qu’ils se coordonnent pour boucher et déboucher ladite cheminée. Avoir une complicité dans la place… Un domestique… Le valet Jules Delahalle ? C’est peu probable… Alors qui ?
Il est difficile, presque cent quinze ans après, de revenir sur un dossier dont les pièces de l’instruction ont elles-mêmes disparu.
La mort subite d’Émile Zola avait ouvert la voie à des thèses surréalistes, les nationalistes défendant celle du suicide par esprit de vengeance politique, d’autres, convaincues d’un assassinat, accusant les ligues antisémites et nationalistes. Il devenait évident que le gouvernement voulait choisir un juste milieu : la thèse accidentelle. Il n’empêche que le témoignage de Buronfosse existe bien et est très crédible… Alors que penser ?
Le 4 juin 1908, alors qu’on transférait les cendres d’Émile Zola au Panthéon, un journaliste écrivant dans Le Figaro et répondant au nom de Louis Grégori ouvrit le feu avec son revolver sur Alfred Dreyfus. Ce dernier ne fut que légèrement blessé au bras et à l’avant-bras. L’homme fut arrêté. Jugé en septembre 1908, il fut acquitté grâce au réquisitoire très indulgent de l’avocat général, qui voulait éviter d’ériger l’acte de Grégori en acte de martyr.
Ainsi, se rejoignant dans un improbable jugement, Zola et Grégori avaient sans doute été sacrifiés sur l’autel de l’apaisement des âmes. Cela n’empêcha pas la montée des extrémismes en France et en Europe et les massacres en découlant quelques années plus tard.
S’il est des hommes pour lesquels on cherche encore la cause et les circonstances de leur mort, tant est à prouver qu’ils soient bien morts au jour, heure et lieu auxquels on le prétend, il en est d’autres pour qui la mort elle-même reste un vrai mystère, vu l’absence de corps et de tout élément charnel l’authentifiant. Comment alors s’étonner que la survivance soit encore tenace ? C’est le cas d’Adolf Hitler. Il est vrai que sa disparition, dont le scénario semble avoir été orchestré par lui-même ou par les forces occidentales ou soviétiques, ou encore par ceux qui vécurent, selon leurs dires, ses derniers instants, a posé tant de questions, qu’aujourd’hui même nous ne savons toujours pas ce qu’il advint de lui après le 30 avril 1945.
Que savons-nous réellement de ce dernier jour ? Hitler, Eva Braun et quelques fidèles, que nous détaillerons par la suite, sont réunis dans le Führerbunker à Berlin. Du jardin de la chancellerie, il faut descendre trente-sept marches pour se retrouver au cœur du bunker. À quelques dizaines de mètres de cette entrée, les combats font rage entre une poignée de derniers soldats fidèles à la cause et l’armée russe qui encercle le centre-ville historique de la capitale allemande. Ces forces gigantesques ne sont qu’à quelques centaines de mètres de la chancellerie. Onze jours plus tôt, le 19 avril, Joseph Goebbels, ministre de la Propagande, avait déclaré sur les ondes radiophoniques :
« L’Allemagne est et demeure le pays de la loyauté. [...] Jamais l’Histoire ne pourra dire qu’en ce moment crucial un peuple abandonna son chef, ni qu’un chef abandonna son peuple. C’est cela la victoire ! »
Le 29 avril 1945, Hitler épouse sa maîtresse, Eva Braun, un mariage civil, organisé par un fonctionnaire nazi du ministère de la Propagande aux ordres de Joseph Goebbels. Ce dernier est témoin, ainsi qu’un autre grand dignitaire du parti national socialiste du IIIe Reich, Martin Bormann. Les deux époux déclarent être tous deux d’ascendance arienne. La brève cérémonie achevée, la famille Goebbels rejoint les mariés, accompagnés des deux secrétaires personnelles d’Hitler, Gerda Christian et Traudl Junge, et chacun lève son verre en l’honneur de l’événement. Puis, Hitler va dicter à Frau Traudl Junge son testament personnel et politique. Cette dernière le quitte à deux heures du matin. Entrent alors les médecins Ernst-Günther Schenck et Werner Haase. Ils sont suivis de deux infirmières. Hitler les remercie vivement du dévouement qu’ils apportent en soignant les blessés tombés près de l’entrée de la chancellerie. À quatre heures du matin, alors que Traudl Junge termine de taper à la machine à écrire le testament du Führer, elle est le témoin d’orgies et de beuveries auxquelles s’adonnent, par désespoir, ceux qui demeurent encore dans le bunker. D’après Linge, le majordome d’Hitler, ce dernier aurait passé la nuit, assis sur son lit, éveillé et tout habillé.
Les bombes tombent dans le jardin de la chancellerie et secouent les murs fortifiés des abris durant plusieurs heures. C’est en milieu de matinée qu’Hitler apprend l’exécution de Mussolini et de sa maîtresse, Clara Petacci. Pendus par les pieds après avoir été passés par les armes, leurs corps profanés sont promenés dans Milan dans la liesse populaire. Hitler est à présent convaincu qu’il ne faut pas tomber vivant entre les mains des Russes ou des alliés occidentaux. Il lui faut disparaître totalement. À tout hasard, il teste une capsule de cyanure sur Blondie, sa chienne berger. L’essai est concluant et pratiqué en présence du docteur Stumpfegger, son chirurgien personnel, et du docteur Haase. Ces capsules de cyanure étant fabriquées sous l’autorité de Himmler et ce dernier ayant trahi Hitler en voulant pactiser avec le comte Bernadotte, alors vice-président de la Croix-Rouge, afin de négocier un armistice entre l’Allemagne et les Alliés, on peut comprendre la méfiance d’Hitler à les employer en toute sécurité. On raconte que l’après-midi se déroula dans le calme. Hitler autorise ensuite plusieurs officiers d’État-major à quitter le bunker. Parmi eux, Nicolaus von Below et Bernd Freytag von Loringhoven. Ce dernier témoignera plus tard en parlant de cet instant chargé d’histoire :
« Alors qu’Hitler me souhaitait bonne chance, je perçus un éclair d’envie dans ses yeux. »
On assure qu’Hitler aurait alors conseillé aux officiers sur le départ de partir par la Havel, rivière arrosant l’ouest de Berlin, en utilisant un bateau à moteur électrique pour éviter de se faire repérer. Ce témoignage nous indique qu’on pouvait donc encore s’enfuir du bunker en empruntant ce moyen de locomotion.
Il est près de six heures du matin, ce 30 avril, lorsqu’Hitler se lève. Après s’être assuré une fois de plus que la défaite totale du IIIe Reich est inévitable, il prend l’avis du maréchal Keitel, qui lui aussi confirme l’imminence de la défaite. Puis, cédant aux nombreuses demandes de Helmuth Weidling, jusqu’ici restée infructueuses, il autorise le général à quitter le Führerbunker à partir de la nuit.
Vers treize heures, Hitler aurait déjeuné avec ses secrétaires et sa diététicienne autrichienne, Mme Manziarly. Hitler leur demande de partir, annonçant qu’il se souciait de leur sécurité. Le Führer fait ensuite ses adieux à son entourage rapproché : les Goebbels, Martin Bormann, le général Burgdrof et le général Krebs. Magda Goebbels supplie Hitler de quitter Berlin, mais ce dernier se retire dans son bureau, suivi d’Eva Braun. Selon Otto Günsche, aide de camp d’Hitler, ce dernier le charge personnellement vers quinze heures de veiller à la disparition physique de son corps après son suicide et lui demande d’interdire l’entrée du bureau où il s’enferme avec sa femme. Günsche téléphone au chauffeur d’Hitler, Erich Kempka, afin d’obtenir toute l’essence disponible pour la crémation des corps.
Derrière la porte du salon, Heinz Linge et Martin Bormann veillent également à ce que personne ne puisse rentrer. C’est ainsi qu’ils refusent l’accès à Magda Goebbels. Cette dernière s’adresse à Hitler, éplorée :
« Mon Führer, ne nous abandonnez pas, nous allons tous mourir pitoyablement sans vous ! »
À ce moment, Kempka avouera plus tard avoir perdu son sang-froid et s’être précipité en dehors du bunker. Il ne devait revenir que bien après que les corps ont été transportés dans le jardin de la chancellerie. Bormann ayant disparu, nous ne possédons donc que le témoignage de Linge. Et là, il faut bien l’avouer, cet instant était certainement le plus propice à une substitution. Les corps enveloppés dans des couvertures auraient très bien pu être ceux de deux sosies.
Le coup de feu retentit alors que la secrétaire d’Hitler, Traudl Junge, donne à manger aux enfants Goebbels. Heinz Linge, majordome d’Hitler, déclarera plus tard que ce dernier lui aurait demandé deux jours plus tôt d’envelopper son corps ainsi que celui d’Eva Braun dans des couvertures afin de les incinérer dans le jardin de la chancellerie. Au bout d’une dizaine de minutes, Linge raconte qu’il ouvre la porte du bureau d’Hitler et voit celui-ci, à côté de sa femme. Tous deux sont installés, morts, côte à côte, sur un petit canapé. Une forte odeur d’amande amère trahissant celle de l’acide prussique, se dégage du corps d’Eva Braun. La tête d’Hitler est affaissée, sans vie, le sang goutte de sa tempe droite. Son Walther 7.65 mm gît à ses pieds.
Linge et Bormann, aidés de gardes SS, déplacèrent les corps à l’extérieur du bunker. Ils furent posés, côte à côte, entourés d’un petit groupe de témoins comprenant Joseph Goebbels, Hans Krebs, dernier chef d’État-major d’Hitler, Martin Bormann, le ministre du Parti, et Wilhelm Burgdorf, son aide de camp de la Wehrmacht. Günsche ordonna à Kempka, qui avait amené deux cents litres d’essence, de brûler les corps. Il les aspergea d’essence et y mit le feu. Otto Günsche alla ensuite prévenir les occupants du Führerbunker puis revint avec Joseph Goebbels accompagné de Peter Högl, Ewald Lindloff, Hans Reisser, et tous saluèrent les dépouilles pour un ultime hommage.
Les bombardements redoublant, tous vont ensuite se réfugier dans le bunker. Seul Martin Karnau, l’un des gardes, reste sur les lieux de la crémation. Revenu sur place, Otto Günsche constate que les corps ont été réduits en cendres et ordonne à Lindloff et Reisser de les inhumer. Günsche confie le revolver Walther 7.65 mm à l’aide de camp Joachim Hamann. Plus tard, quand Weidling revient au Führerbunker, il rencontre Goebbels, Bormann et Krebs. Ceux-ci le conduisent dans la pièce où le couple s’est suicidé et l’informent que les corps ont été brûlés dans un cratère d’obus, dans le jardin de la chancellerie… Ils le font jurer qu’il ne répétera l’information à personne. On prétend que seul Staline dans un premier temps a été informé de la mort d’Hitler.
On dispose d’un autre témoignage, celui du général Baur, qui comme beaucoup de ceux à qui Hitler devait dire au revoir en ce 30 avril 1945, sera étonné de la déclaration de Goebbels qui lui assura que « tout était fini et que l’incinération avait commencé… »
Goebbels devenu chancelier du Reich, selon le testament d’Hitler, envoie le général Krebs auprès des autorités russes pour tenter de demander l’armistice. Parlant le russe parfaitement, il informe le général russe Vassili Tchouïkov du suicide d’Hitler. Les Russes refusent alors catégoriquement les propositions de Goebbels formulées par Krebs. Suite à cet échec, ce dernier se suicide en compagnie du général Burgdorf dans le bunker en ruines le 1er mai 1945 : après avoir bu une grande quantité de cognac, les deux hommes se tirèrent une balle dans la tête.
Le 1er mai vers vingt-deux heures, Otto Günsche et quelques hommes s’échappent du bunker en passant par le métro, en direction de la gare Friedrichstrasse. C’est dans leur fuite qu’ils apprennent la capitulation de l’Allemagne et se rendent aux Soviétiques. Ce même jour, les secrétaires et la diététicienne fuient le bunker en compagnie de Wihelm Mohnke. Ils seront découverts et emprisonnés le lendemain. Le 2 mai, Peter Högl, blessé à la tête en tentant de traverser le pont Weidendammer, meurt de ses blessures. Il en est de même pour Ewald Lindloff. Des témoins qui vécurent « les derniers instants d’Hitler », seul Linge, le majordome d’Hitler, pourra témoigner de la mort du Führer sans en apporter de preuves formelles.
À vingt-deux heures vingt-six, la population allemande est avertie par un communiqué radiophonique de la mort d’Adolf Hitler dans lequel on affirmait que le Führer était mort au combat. Dans l’après-midi du 1er mai, Magda Goebbels, certainement assistée du docteur Stumpfegger, assassine ses six enfants. Le couple Goebbels demande ensuite à un garde nazi de les exécuter dans les jardins de la chancellerie avant de brûler leurs corps. Il est à noter que le couple Goebbels aurait eu accès au jardin de la chancellerie en empruntant une porte secrète du bunker…
Et si cette porte avait également servi à la fuite d’Hitler et Eva Braun ?
Ce même 1er mai, le docteur Stumfegger aurait tenté de s’échapper du bunker en compagnie de Bormann et d’Arthur Axmann, chef des jeunesses hitlériennes. Axmann s’échappera de Berlin et ne sera capturé qu’en décembre 1945. Dans ses mémoires il certifiera s’être séparé de Stumfegger, lequel sera tué le 1er mai, et de Bormann dont il sera le témoin de la mort, ce dernier aurait absorbé une capsule de cyanure. Et là aussi, les témoignages divergent puisque le chauffeur d’Hitler, Erich Kempka, dira lors du procès de Nuremberg l’avoir vu se faire tuer par des missiles anti-char soviétiques.
On le voit bien, dans cette tragédie, tout semble orchestré comme s’il fallait absolument qu’Hitler soit vu par le plus grand nombre de témoins avant le 30 avril. Après le 30 avril à quinze heures, seul le témoignage de Linge nous est rapporté, les autres témoins directs étant morts dans les jours qui suivirent. Les déclarations se bousculent pourtant après l’annonce de la mort d’Hitler par Radio Hambourg le 1er mai : celui du docteur Fritzsche qui assure qu’Hitler s’est suicidé ; celui de Shellenberg à Lubeck qui dira qu’« Hitler a eu une hémorragie cérébrale ». Celui de Léon Degrelle qui assure qu’« un jour avant l’entrée des Russes à Berlin, Hitler préparait un plan de fuite ! » ; celui de Radio Allemagne libre qui annonçait sur ses ondes qu’Hitler « était dans un lieu où il serait impossible de le découvrir… » ; celui encore de Winston Churchill déclarant aux Communes : « Je crois à la mort d’Hitler ! » ; ou celui de Joseph Staline qui affirme : « Je suis persuadé qu’Hitler est vivant ! ». Ou encore le témoignage du général Berzarin, premier commandant des forces d’occupation soviétiques à Berlin, qui devait mourir mystérieusement dans un accident de la circulation à Berlin, selon la thèse officielle : « Hitler est probablement chez Franco ! » Le général Eisenhower est plus réservé, voire prudent, en avançant : « La mort d’Hitler est plausible. » Tout comme le maréchal Joukov qui déclare le 9 juin 1945 : « Nous n’avons pas identifié le corps d’Hitler. » Le Daily Express est plus affirmatif et titre : « Hitler aurait atterri à Barcelone le 1er mai 1945 ! » et combien d’autres encore…
Plus tard, le rapport Joukov indiquera catégoriquement :
« Nous avons pu établir de façon irréfutable qu’un petit avion a quitté le Tiergarten le 30 avril à l’aube avec trois hommes et une femme à bord. »
Joukov précisera encore dans ce même rapport qu’« il est établi d’une façon indiscutable qu’un sous-marin du type longue croisière a quitté Hambourg avant l’arrivée des troupes britanniques en emmenant plusieurs passagers, dont une femme… »
La Pravda affirmera que l’annonce de la mort d’Hitler n’est qu’un objet de propagande fasciste orchestrée par l’Occident. À ce titre et dans ce contexte, les hommes du SMERSH entreprendront une fouille systématique du bunker et en interrogeront les derniers occupants qu’ils ont faits prisonniers, en refusant de croire à leurs témoignages concordants sur le suicide d’Hitler. Une photo, celle d’un homme ressemblant à Adolf Hitler, prise par les troupes soviétiques sèmera le doute dans le monde entier lors de sa publication. Il s’avérera que cet homme, retrouvé mort dans un bassin du bunker, n’est autre qu’un sosie d’Hitler, répondant au nom de Gustav Weler… Deux questions restent sans réponse encore à ce jour : ce sosie fut-il tué et laissé sur place par Hitler lui-même pour faire croire à sa mort ou cette opération fut-elle lancée par les Soviétiques pour semer le doute dans les esprits ?
Le 15 février 1965, le gouvernement de Bonn, trouvant qu’après tout il manquait tout de même la preuve éclatante de la mort d’Hitler - son corps ! - lança un ordre de recherche pour « meurtres » contre Hitler.
Le 10 juillet 1945, le ministère de la Marine du gouvernement argentin annoncera dans un communiqué officiel :
« Ce matin, à 7 h 30, s’est rendu aux autorités de la base de sous-marins de Mar-del-Plata un submersible allemand de 700 tonnes aux ordres du commandant Otto Wermoutt. »
Il s’agissait d’un sous-marin allemand de type U.530 avec cinquante-quatre hommes d’équipage. Un deuxième sous-marin devait se rendre dans les mêmes conditions le 17 août suivant après être resté plus de quatre mois en haute mer. Les hommes et leurs commandants furent emmenés sous bonne escorte aux États-Unis. On n’eut plus aucune nouvelle de cette affaire depuis cette date.
La mort d’Hitler deviendra un sujet à sensation et lucratif et fera l’objet de nombreuses publications où l’on dévoilera çà et là l’absolue vérité de cette affaire. En 1970, sur décision du président du KGB, Iouri Andropov, les Soviétiques avouèrent s’être débarrassé des fragments de corps calcinés, trouvés dans le trou d’obus dans le jardin de la chancellerie. Seuls le crâne et les mâchoires furent conservés selon les sources du KGB et furent présentés au public en 2000 lors d’une exposition à Moscou. Pourtant, l’étalage de ces restes ne fit pas l’unanimité et les Britanniques, entre autres, devaient en contester sérieusement les origines. Une analyse ADN fut même effectuée et eut pour résultat que ce crâne appartenait à une femme âgée d’une quarantaine d’années…
Quoi qu’il en soit, il nous manque la preuve finale et incontestable de la mort d’Hitler - son cadavre -, comme l’insinua le Procureur de Berlin sur avis du ministère de la Justice de Bonn, vingt ans après les événements qui avaient mis à feu et à sang l’Europe. Alors, que pouvons-nous affirmer aujourd’hui ?
Nous avons la certitude qu’Hitler prit ses quartiers au Führerbunker dès le 16 janvier 1945, qu’il oscilla entre espoir d’une revanche militaire et désespoir d’une défaite mettant à genoux l’Allemagne devant les forces soviétiques. Nous savons qu’il fut vu dans le bunker jusqu’au 30 avril 1945 à quinze heures et qu’au-delà de cette date, nous ne pouvons plus rien affirmer, et que des restes furent retrouvés, calcinés, mais qu’ils ne peuvent apporter une preuve tangible qu’ils appartiennent effectivement à Hitler et Eva Braun. Et puis, nous savons que des sous-marins partirent de Hambourg et de Flensburg peu après le 30 avril pour une destination inconnue et que si certains demeurèrent plusieurs mois en immersion avant de se rendre, d’autres auraient bien pu ne pas être découverts. Ces sous-marins auraient pu transporter des personnalités en Amérique latine comme Eichmann ou d’autres encore et pourquoi pas Martin Bormann, Eva Braun et Adolf Hitler ? Alors, saurons-nous un jour ce qu’il se passa réellement ce 30 avril 1945 dans le bunker qui abritait l’homme le plus recherché du monde… ?
Les hommes du colonel Quénard sont en alerte en ce 28 novembre 1947. Dans une heure au plus, ils auront la visite en personne du libérateur de Paris et de Strasbourg, le héros de la France Libre, le général Leclerc de Hautecloque. La population de Béchar attend aussi l’avion avec impatience, malgré un froid tenace, une brume latente et un vent de sable qui souffle à près de 100 km/h. La foule s’est réunie sur la place des Chameaux dès le début de la matinée pour apercevoir le héros de la Libération. Cette visite n’est pourtant pas une promenade de santé, bien que les troupes se réjouissent de la visite de l’ancien « patron de la 2e DB ». C’est au titre d’inspecteur général des forces terrestres, maritimes et aériennes d’Afrique du Nord que ce dernier s’est mis en marche pour parcourir la revue de plusieurs régiments de Colomb-Béchar à Biskra, où il doit superviser les manœuvres interarmées à Oran.
Philippe Leclerc s’est embarqué à l’aéroport de Villacoublay avec plusieurs officiers. Parmi eux, les colonels du Garreau de la Méchenie, Fouchet, Clémentin et Fieschi, le capitaine Frichement et le commandant Meyrand, le pilote lieutenant Delluc, le lieutenant Pilleboue et le sous-lieutenant Miron de l’Espinay, le sergent-chef Lamotte et l’adjudant-chef Guillou. Philippe Leclerc assiste à une prise d’armes avant de rejoindre l’aéroport d’Oran-la-Sénia. La situation est grave en cette fin d’année 1947. La grève générale menace l’économie française et la guerre froide s’installe entre l’Occident et l’URSS. On prétend qu’en France la révolution est proche et peut être déclenchée par les communistes, que seul un coup d’État militaire peut enrayer cette marche vers un changement de régime, impulsé par les Soviétiques. Les manœuvres interarmées d’Afrique du Nord doivent simuler d’éventuelles attaques durant cette fin d’année et répondre à une menace latente.
À bord de l’avion, un bombardier bimoteur B-25 Mitchell, le pilote, le lieutenant François Delluc, semble confiant, comme à son habitude. Certes, la météo est mauvaise, mais elle est stable ! D’ailleurs, de nombreux témoins ont assisté au départ du général et aucun d’entre eux n’a pu remarquer une volonté de ce dernier de décoller absolument. Et puis le général Leclerc n’a-t-il pas baptisé le bombardier Tailly II en hommage à sa propriété dans la métropole ? La décision de décoller est prise tout naturellement par le pilote, en concertation avec son équipage. Delluc n’est-il pas un pilote chevronné, s’étant sorti de nombreuses situations périlleuses durant la guerre alors qu’il survolait l’Allemagne nazie pour des missions de bombardements ?
Nous l’avons dit, la météo est mauvaise ce matin du 28 novembre, l’arrivée est prévue pour onze heures quarante-cinq, mais est repoussée à plusieurs reprises par le lieutenant Delluc pilotant le bombardier. Ce dernier, pour faire face aux intempéries, a dû réduire sensiblement sa vitesse. Il n’a pas pu suivre le plan de vol qui prévoyait un vol à l’altitude de deux mille cinq cents mètres. Il évolue à présent à très basse altitude, survolant la voie ferrée qui mène à Colomb-Béchar et pense faire une percée de la couche nuageuse. Il est midi cinq quand il envoie son dernier message :
« Tout va bien à bord, nous sommes à dix minutes du terrain. »
Il est maintenant midi trente et à Béchar on est sans nouvelles de l’équipage militaire en provenance d’Oran-la-Sénia. Inquiet, le colonel Quénard, commandant la région et présidant le comité d’accueil, envoie un peloton de légionnaires au-devant de l’avion en direction du nord de la région. Les militaires vont alors suivre les rails de la voie ferrée. Après avoir parcouru quelques kilomètres, ces derniers aperçoivent une masse informe sur le sol. Aucun doute, l’avion qui devait évoluer à basse vitesse a dû percuter le remblai du chemin de fer. L’épave calcinée de l’avion est totalement disloquée et encore fumante. Les agents de Ménabha, station fortifiée et frontalière entre l’Algérie et le Maroc, ont assisté à la scène. Ils ont vu l’appareil voler à très basse altitude. Peut-être a-t-il heurté de son aile droite le monticule se dressant sur le côté de la voie… Il a dû frapper de plein fouet à gauche le ballast du chemin de fer, haut de trois mètres du sol, et s’enfoncer dans le sol, arrachant les rails du chemin de fer et exploser. C’est et ce sera la version officielle qui sera retenue jusqu’à ce jour.
Pourtant, un autre témoignage vient contredire cette version : un employé du chemin de fer, témoin de l’accident, déclara aux enquêteurs que l’avion n’avait pas explosé, comme on avait pu le dire, en touchant le sol après le choc frontal. Il prétendit qu’il avait vu « une grande lueur blanche qui ressemblait à un soleil » et que l’avion avait explosé alors qu’il était encore en l’air… Évidemment, ce témoignage, s’il avait été considéré par les hommes menant l’enquête, aurait remis en cause le premier et on aurait pu en déduire que le bombardier avait été la victime d’un attentat.
Arrivés sur les lieux, les militaires se précipitent entre les dunes, mais déjà ils ont compris que la catastrophe n’a laissé aucun survivant. Ils se recueillent alors pour respecter une minute de silence avant de se rendre près des débris et des fragments de corps qui sont éparpillés sur le sable. Le médecin capitaine Ardeber, lui aussi présent sur les lieux, racontera avoir aperçu « plusieurs masses représentant des corps broyés et en partie calcinés, des fragments d’os et de chair disséminés un peu partout sur le terrain... » La majorité des passagers a été projetée hors de l’avion lors du choc. Certains des passagers de l’avion, demeurés à l’arrière du bombardier, ont été littéralement broyés. Tous sont décapités. Parmi les légionnaires s’étant rendus sur la scène du drame, certains ont servi dans les Forces françaises libres et ont bien connu le général Leclerc. Aussi la peine est grande.
On prévient immédiatement les autorités militaires qui informent Paris de la catastrophe. Le président Auriol souligne la « haute conscience seulement animée par l’amour passionné de notre patrie » qu’incarnait Leclerc. Robert Schuman s’exclame en apprenant la nouvelle :
« Il ne manquait plus que cela ! »
Il est vrai que depuis quelques mois, la France et le gouvernement Ramadier sont confrontés à de vastes mouvements de grèves qui agitent le pays. Le ministre de l’Intérieur Jules Moch, qui a choisi l’affrontement, répond aux grévistes par l’envoi des forces de l’ordre, ce qui crée de véritables conflits au point que Ramadier est contraint de démissionner le 19 novembre. En ce 28 novembre, Robert Schuman n’est président du Conseil que depuis quatre jours et déjà il va devoir faire face à une crise de confiance. Le général de Gaulle déclare quant à lui que la mort de Leclerc est une catastrophe nationale. Il se souvient de leur première rencontre en juillet 1940, alors que Philippe Leclerc avait mis le pied sur le sol britannique pour rejoindre l’État-major de la France Libre. Une rencontre qui avait certainement changé la vie du jeune officier qui s’était présenté à lui. N’avait-il pas reconnu en cet homme déterminé un chef exceptionnel… ? Les années et les événements avaient confirmé ce jugement…
Alors que les légionnaires rassemblent les fragments de corps, dispersés dans les dunes, un fait de la plus haute importance vient perturber le début de deuil et les fouilles. D’après le manifeste d’embarquement, douze personnes étaient montées à bord du bombardier au départ d’Oran, or on compte treize cadavres dans les débris de l’avion. Certes, ces derniers sont atrocement mutilés, mais il n’y a aucun doute, les légionnaires comptent bien treize corps dans les décombres ! On rassemble les victimes et les dépose à l’hôpital militaire de Colomb-Béchar. Toutes sont identifiées sauf une, demeurant inconnue. Le médecin capitaine Ardeber et le lieutenant Gatounine vont prendre en charge les restes des malheureux pour les présenter au public. On les habille comme on peut, dans des tenues militaires, et on les aligne sur une estrade de bois.
On transporte les corps au patio où une veillée est organisée. Le père Louis préside la cérémonie religieuse. L’un des légionnaires, du nom de Horvath, recueille la chevalière du général Leclerc qu’il remettra plus tard à la famille du défunt à son retour en métropole. La veillée dure deux jours. Tout Béchar s’est rassemblé. On informe Alger trop tard de la découverte du treizième corps et les autorités en poste n’envoient que douze cercueils plombés. Il faudra fabriquer le treizième cercueil dans l’urgence. Ce sera le seul qui sera en bois brut et sans plaque et sur lequel on ne posera pas le drapeau tricolore. Alors que les cercueils de plomb sont installés dans la chapelle funéraire, on écarte celui contenant la victime anonyme. Il ne fera pas partie du voyage vers Paris pour les obsèques officielles.
Ce sont les militaires de la Légion étrangère venus de Sidi Bel Abbès qui ouvriront le cortège. Ils vont prendre la route de la gare du Mer Niger, éclairés par des torches. Juste derrière eux, le cercueil du général Leclerc et ceux de ses compagnons. L’embarquement aura lieu dans une micheline du Mer Niger nommée « Charles de Foucauld » en direction d’Oujda au Maroc où attend une foule grandissante.
À Paris comme à Colomb-Béchar, on se pose alors deux questions : quelle est l’identité de ce treizième passager et que s’est-il réellement passé dans le B-25 ? La question du treizième homme va alors alimenter la rumeur d’un attentat contre le général Leclerc. Pierre-Henri Teigen, le ministre des Armées, qui vient de reprendre ses fonctions sous le gouvernement Schuman après les avoir exercées sous celui de Ramadier, déclare que « le général Leclerc a été victime d’un attentat ! » Que connaît-il de cette affaire pour avancer de tels propos et lancer une telle déclaration en public ?
On parle de commanditaires, on cite des noms jusqu’à celui du général de Gaulle envers qui le libérateur de Paris et de Strasbourg aurait pu faire un peu trop d’ombre… On évoque une vengeance de la mafia. Laquelle aurait très mal perçu la politique de Leclerc à Saigon, ville entre les mains de la pègre. On parle aussi de la responsabilité des Britanniques. En effet, un géologue ardéchois, Conrad Kilian, avait tenté à plusieurs reprises d’intéresser le gouvernement français et les militaires à l’existence de gisements pétroliers dans le Sahara. Or, il s’avère que seul le général Leclerc avait accordé une écoute constructive à ses déclarations au point qu’il avait proposé au gouvernement français d’annexer le territoire libyen de Fezzan à celui du Sahara français. L’explorateur avait d’ailleurs signalé qu’un groupe d’étrangers exploitait clandestinement un gisement de Wolfram, minerai de tungstène, un métal très recherché pour la fabrication d’aciers spéciaux, et le transportait, après extraction, à dos de chameau, en direction du Nigeria qui était une colonie britannique. Son signalement permettra la fermeture de la mine quelque temps plus tard. Il connaîtra alors des tentatives d’assassinat. Son guide y laissera la vie. Mais c’est à Fezzan que ses recherches se concentreront. Ainsi, il concoctera des rapports portant sur la possible découverte de gisements d’hydrocarbures et imaginera leur exploitation dans cette contrée du monde conquise par Leclerc et sa 2e DB. L’importance de ces révélations pouvant entraîner un bouleversement du partage des richesses mondiales le propulsera très vite sur le devant de la scène internationale.
On peut penser alors que le général Leclerc s’entretint avec lui à Paris au début de l’été 1947. L’Angleterre aurait pu mettre fin au projet des deux hommes en commettant un attentat sur le général Leclerc. Conrad Kilian sera retrouvé mort à Grenoble, dans la chambre qu’il occupait dans une pension de famille. Il se serait pendu, selon les sources officielles, à l’espagnolette de sa fenêtre, haute d’un mètre vingt, alors que ce dernier mesurait un mètre soixante-dix-huit. On suspectera un temps les services secrets britanniques puis on classera l’affaire… On découvrira en 1954 que l’existence des gisements de gaz et de pétrole sahariens et libyens était bien exacte.
Les langues se délient. On parle aussi d’une possible vengeance. Et l’on se souvient de l’affaire des Français faits prisonniers par la 2e DB en 1945, lesquels défendaient l’Allemagne nazie sous l’uniforme allemand. Ces soldats français avaient été présentés à Leclerc, lequel avait déclaré à l’un des officiers présents qu’il fallait s’en débarrasser… Qu’avait-il bien pu vouloir dire ? Les hommes avaient été fusillés par groupes de quatre. On avait un moment voulu inquiéter Philippe Leclerc, mais on s’était ravisé en pensant qu’il y avait eu une incompréhension entre l’ordre du général et l’exécution de cet ordre par l’officier chargé de garder ces soldats prisonniers. On aurait bien pu oublier cet épisode peu chevaleresque de cette fin de guerre si le témoignage d’un aumônier militaire n’avait mis en avant la possibilité d’une vengeance personnelle. L’un des témoins de cette affaire aurait promis de se venger. Il aurait été employé sur plusieurs aérodromes où il aurait pu tranquillement préparer son attentat. Cet homme aurait pu être ce treizième homme inconnu jusqu’ici…
On pensa également que ce treizième homme pouvait être un déserteur. Mais aucun militaire absent ou déserteur n’avait été signalé. Un étranger peut-être, ce qui expliquerait également pourquoi son cadavre n’était pas vêtu comme les autres et qu’il n’avait aucun papier d’identité sur lui, contrairement à tous les autres passagers. Alors qu’on embarquait les cercueils de plomb pour la métropole, celui du treizième passager était remis au conducteur d’une camionnette de la RAF venant de Tripolitaine à destination d’Alger pour une inhumation discrète.
Comment accepter que le libérateur de la France ait succombé dans un banal accident d’avion ? Le problème technique est alors aussi envisagé. Le B-25 était un bombardier modifié en appareil de transport. Il aurait pu connaître des problèmes de centrage, notamment à basse vitesse. Il était établi que l’avion était descendu prématurément. On pouvait alors penser que les passagers de l’avion, contrairement aux consignes données, se seraient déplacés vers l’arrière de l’appareil, créant ainsi un changement de la répartition des masses qui, ajouté à une allure trop réduite, aurait provoqué un décrochage et un départ en vrille.
Une vrille à plat. Le bombardier ne se serait pas écrasé, mais bien aplati sur le sol. Mais alors qu’en est-il du témoignage de l’employé du chemin de fer qui assura avoir vu « une lueur blanche comme un soleil » avant d’entendre l’explosion de l’avion ?
Après avoir abandonné les soupçons qui auraient pu porter sur l’entretien mécanique de l’avion, ce dernier étant en parfait état, les divergences vont porter sur les conditions atmosphériques lors du départ du bombardier. Ainsi, selon quelques témoignages dissidents, l’avion aurait décollé sous d’effroyables prévisions météorologiques. Le pilote Delluc n’aurait pas osé contrarier la volonté du général Leclerc. Ce dernier avait d’ailleurs pour devise : « Ne me dites pas que c’est impossible ! » La météo ? Il n’était pas homme, on le sait, à renoncer face à ce genre d’obstacle. Cet état d’esprit n’avait-il pas coûté plusieurs pertes d’hommes dans ses régiments ? On murmure aussi que le lieutenant Delluc n’était pas le pilote prévu initialement pour prendre les commandes du bombardier B-25. Delluc était un pilote chevronné et aurait accepté de remplacer un autre pilote, adjudant de son état, lequel aurait refusé de décoller en raison des mauvaises conditions atmosphériques et du sous-équipement de l’appareil. On raconte qu’il soufflait sur la piste d’atterrissage un vent de plus de 100 km/h. Pour avoir refusé de décoller, il raconta que son chef (était-ce Leclerc ?) lui infligea une punition de trente jours d’arrêt de rigueur et une traduction devant le tribunal militaire. Si cette confession est véridique, elle lui sauva la vie… Le même adjudant pilote dressait du général Leclerc un portrait peu flatteur du héros de la France Libre en le taxant d’autoritaire, de méprisant à la limite du caractériel. Mais peut-on commander des hommes dans les conditions que l’on sait, sans être autoritaire, déterminé et jusqu’au-boutiste… ?
Alors, que penser ? Que le bombardier fut la victime de mauvaises conditions météorologiques… Peut-être après tout, mais ceci n’explique pas la présence d’un treizième homme retrouvé parmi les autres victimes, ni le fait que personne à ce jour, armée, famille, etc., n’ait signalé une quelconque disparition. Ceci n’explique pas non plus la disparition du premier rapport établi le jour de l’accident. Seul le deuxième, réalisé le lendemain, existe aujourd’hui. Qu’il y avait-il dans ce rapport ? Un relevé de traces d’explosion et des traces de napalm comme le prétendirent des confidences anonymes… Et dans ce cas la fameuse « lueur blanche comme un soleil » est tout à fait réaliste !
Si vous venez à Colomb-Béchar, vous y trouverez à quelques lieues un monument construit par les légionnaires, érigé à la gloire du général Leclerc de Hautecloque et des onze hommes connus qui ont péri dans la catastrophe de ce 28 novembre 1947. Au cimetière Saint-Eugène d’Alger, au numéro 500, une tombe discrète a été creusée contenant un cercueil de bois blanc où repose un individu, aussi discret que sa tombe, portant la mention « inconnu ». La même mention a été apposée le 29 novembre 1947 à quinze heures sur l’acte de décès numéro 71 rédigé par les médecins militaires et concernant celui dont on ne connaîtra certainement jamais ni l’identité, ni pourquoi il se trouvait dans le bombardier B-25 dont la disparition devait coûter la vie à celui qui était l’un des chefs militaires les plus populaires de son temps.
La nouvelle parcourt le monde comme une traînée de poudre en ce 6 mars 1953 : Staline, le « guide soviétique », le « petit père des peuples » pour les uns, le « dictateur » et le « tyran sanguinaire » pour les autres, vient officiellement de succomber à une hémorragie cérébrale…
C’est dans sa datcha des environs de Moscou que Staline avait réuni les plus hauts membres du bureau politique du parti communiste. Parmi eux, Beria et Nikita Khrouchtchev. Le lendemain, Staline demeurant toujours dans sa chambre, les employés de service et les gardes du corps s’interrogèrent toute l’après-midi sur l’absence du « grand guide ». Contrairement à ses habitudes, Staline n’avait pas demandé à ce qu’on lui serve son repas. Aucun appel, aucune demande provenant de ses appartements. L’un des gardes du corps se décida alors à enfreindre le règlement et pénétra dans la chambre du « père des peuples ». La pendule sonnait vingt-trois heures en ce 1er mars. Quelle ne fut pas la surprise de l’homme de sécurité lorsqu’il vit Staline, allongé au sol, sa chemise et son pantalon trempés d’urine, articulant des mots inaudibles et incapable de se relever, tendre la main comme pour demander du secours. Les gardes du corps le levèrent avec soin et le déposèrent avec précaution sur un canapé. Les hauts dignitaires, prévenus, se rendirent à la datcha de Staline, mais en l’absence de Beria, qui seul avait le pouvoir de convoquer des médecins, les minutes passèrent et se transformèrent en heures sans qu’un secours approprié ne soit apporté au chef de l’URSS. Enfin, on retrouva Beria qui finit par se rendre lui aussi à la résidence de Staline.
Il est rare de constater autant de contradictions dans les témoignages rapportés par ceux qui assistèrent à ces heures historiques qui devaient être les dernières de celui qui avait gouverné l’Union soviétique d’une main de fer, et pourtant d’après certains, Beria aurait déclaré à plusieurs reprises :
« Voyons, surtout pas de panique ! Ne voyez-vous pas que le camarade Staline dort ? Allez-vous-en tous ! »
Tous auraient donc quitté la chambre, laissant Staline seul pour la deuxième nuit consécutive. Seul et sans soins.
C’est le lendemain, le 2 mars 1953, que Beria donna l’ordre de faire venir les médecins. Beria avait à ce moment certainement le sentiment d’avoir tous les pouvoirs. Ancien chef du NKVD (police politique de l’URSS) et membre du Politburo, il avait gravi tous les échelons du pouvoir depuis qu’enfant il était parti d’Abkhazie pour s’engager dans l’armée bolchevique en 1917 afin de combattre les armées des Blancs.
« Garantissez-vous la vie du camarade Staline ? » demandait-il aux médecins s’affairant autour du corps de Staline. Puis s’adressant à son maître :
« Camarade Staline, il y a ici tous les membres du bureau politique, dis-nous quelque chose. »
Toutefois, l’homme qui avait tenu le monde entre ses mains ne disait plus rien et c’est à peine si l’on entendait sa frêle respiration. Ils veillèrent ainsi durant encore deux jours. Le 5 mars, le camarade Iossif Vissarionovitch Staline ouvrit les yeux, les plissa comme à son habitude, laissant échapper à la fois ruse, malice et fureur, et promena ses yeux horrifiés une dernière fois sur ceux qui avaient été ses proches collaborateurs et qui, déjà, se livraient à une guerre sans merci pour s’attribuer le pouvoir : Beria, Khrouchtchev, Malenkov, Boulganine, Kaganovitch… Puis, il souleva le bras gauche, et d’un geste menaçant le hissa aussi haut qu’il le put, comme pour attraper une main bienfaitrice et libératrice. Alors, il laissa retomber son membre déjà froid et rendit l’âme quelques instants plus tard. Staline venait de mourir et tout de suite on se demandait pourquoi ses collaborateurs avaient attendu plus de dix heures pour appeler les médecins… Sa fille présente à son chevet lors de sa mort devait confier plus tard : « Mon père était malade, mais il aurait pu être sauvé ! » et « Il a reçu des médicaments absolument contraires à son état... »
Le 6 mars, à quatre heures du matin, Radio Moscou annonçait le décès, laissant le monde entier en pleine consternation :
« Le cœur du compagnon d’armes de Lénine, le porte-drapeau de son génie et de sa cause, le sage éducateur et guide du parti communiste et de l’Union soviétique, a cessé de battre le 5 mars 1953 à 21 h 50, heure de Moscou. »
Qu’adviendra-t-il de l’URSS et de l’équilibre des forces mondiales demain ? Staline lui-même ne confiait-il pas par habitude à ses proches collaborateurs peu avant sa disparition :
« Que feriez-vous sans moi, vous qui êtes plus impuissants que des chatons aveugles tout juste venus au monde ? »
La disparition d’un grand personnage, mondialement connu, qui accumule les pouvoirs et responsabilités est et reste souvent enveloppée de secrets pour nous, c’est pourquoi il est important de retracer ces derniers moments selon les témoignages connus en notre possession.
Pour ceci, remontons au 28 février 1953. Nous savons que ce jour-là Staline travailla dans son bureau au Kremlin et que le soir il se fit projeter un film qu’il regarda en compagnie de Beria, Malenkov, Khrouchtchev et Boulganine. Ils partirent ensuite dîner dans la datcha de Staline à Kountsëvo. Khrouchtchev témoigne que le dîner se termina vers six heures du matin et que Staline était ivre. Cet état de fait pourrait paraître tout à fait normal si le vice-commissaire, Lozgatchev, chargé de garder la datcha et son hôte célèbre, n’avait confié plus tard à ceux qui l’interrogeaient sur cette journée qu’il s’était lui-même chargé d’apporter deux bouteilles de jus de raisin à cinq degrés d’alcool… Le dîner terminé, tous rentrèrent chez eux et Staline alla se coucher dans l’une des sept chambres mises à sa disposition et munie d’une porte blindée.
La journée du 1er mars s’était déroulée calmement. Khrouchtchev avait reçu un appel en pleine nuit de Malenkov qui l’avait informé que les gardes du corps de Staline considéraient anormal le silence de leur maître. Beria et Boulganine avaient eux aussi été prévenus. Khrouchtchev après avoir interrogé la bonne de Staline pensa dans l’immédiat que son patron était ivre et c’est pourquoi les gardes du corps, l’ayant trouvé allongé au bas du lit, l’avaient couché sur un canapé. Compte tenu de ceci, les hommes de Staline rentrèrent chez eux pour le restant de la nuit. Ce n’est que le 2 mars que Malenkov devait rappeler les deux autres dignitaires du parti : Kaganovitch et Vorochilov devaient être également prévenus.
C’est une fois qu’ils furent arrivés à la datcha et après avoir eu connaissance du diagnostic des médecins qu’ils organisèrent des tours de garde pour veiller le « père du peuple ». Nous apprenons donc par le témoignage de Khrouchtchev que seul Malenkov était resté à la datcha entre le 28 février et le 2 mars 1953.
Un autre témoignage nous est parvenu pourtant. Celui du garde du corps de Staline : Alexandre Rybine. Il confirme que Khrouchtchev, Beria et Boulganine quittèrent bien la datcha dans la nuit du 1er mars vers quatre heures du matin et que vers midi, n’ayant aucun signe provenant du « patron », il s’était inquiété de cette situation inhabituelle. Alexandre Rybine confia que la lumière du bureau de Staline s’alluma vers dix-huit heures trente et que cet événement rassura l’ensemble du personnel en poste. Toutefois, peu avant minuit, le courrier en provenance du Kremlin devait fournir un prétexte pour que l’un d’entre eux se rende auprès de Staline pour le lui porter. Le vice-commissaire Lozgatchev découvrit alors Staline allongé près de son bureau et incapable de parler. Près de lui, un exemplaire de La Pravda et sa montre gisaient au sol. Sur une table non loin de lui, un verre et une bouteille d’eau minérale. Le vice-commissaire constata que Staline grelottait et le recouvrit d’une couverture.
Prévenu, le ministre de la sécurité d’État, Ignatiev, fit appeler Beria et Malenkov. Beria était absent et demeurait injoignable. Personne ne voulut prendre d’initiative sans sa présence surtout que, depuis le « complot découvert » peu de temps auparavant et appelé le complot des blouses blanches, des médecins avaient été accusés de vouloir empoisonner Staline. Beria arriva sur les lieux vers trois heures du matin en compagnie de Malenkov. Il est important à ce stade de constater que les témoignages diffèrent et que Malenkov n’était pas dans la datcha, mais avec Beria. Ce dernier pensant que Staline n’était qu’endormi, protesta auprès des gardes du corps et quitta la datcha en compagnie de Malenkov peu après.
Pourtant, le lendemain matin vers neuf heures, tous réapparurent accompagnés de médecins. Les premiers soins furent alors prodigués à Staline, et le diagnostic tomba : il était victime d’une hémorragie cérébrale.
Dans ses mémoires, la fille de Staline raconte qu’à son arrivée le 2 mars au matin, l’hémorragie gagnait le cerveau et que le visage de Staline devenait de plus en plus noir, conséquence d’un manque d’oxygène évident.
Elle se souvient également que Staline ayant rendu l’âme, et devant ses collègues et collaborateurs, Beria se serait précipité dans le hall en appelant son chauffeur : « Kroustaliev, ma voiture ! », avant d’ordonner la fermeture de la datcha et le renvoi de tout le personnel. Un personnel qui devait d’ailleurs être mis à l’épreuve, car menacé d’être arrêté et exécuté si l’un des témoins donnait une version différente de la version officielle de la mort de Staline :
« Il avait eu une hémorragie cérébrale le 3 mars. Un point c’est tout ! »
Nous savons que, par la suite, la datcha sera rasée sur ordre de Beria et que ce dernier fera arrêter, le mois suivant, les témoins de la mort du « petit père des peuples ».
Vassili, le fils de Staline, arriva ivre et accusa les membres présents de n’avoir pas porté secours à son père. Il devait par la suite clamer publiquement que son père avait été empoisonné. Il fut arrêté pour ceci et condamné à huit ans de prison.
On le voit bien, Beria était l’un de ceux qui avaient le plus intérêt à ce que Staline ne réchappe pas de sa maladie subite. D’autant plus que depuis le début de l’année 1953, Ignatiev avait été chargé par Staline de monter un dossier contre lui, ce qui équivalait à tomber en disgrâce dans un premier temps et à être arrêté et jugé, voire condamné, dans un deuxième temps.
Dans ses Mémoires publiés en 1993, Molotov affirmera que Beria s’était vanté, lors des funérailles de Staline, alors que lui et Malenkov marchaient en tête du cortège, d’avoir empoisonné le guide soviétique. Beria aurait déclaré :
« C’est moi qui ai tué le tyran ! »
Svetlana Allilouïeva, la fille de Staline, avait quant à elle déclaré à la presse un peu plus tard :
« On l’a assassiné sans qu’il puisse se défendre. »
On sait aussi qu’une autopsie avait été pratiquée comme il se doit dans ce cas-là et que les résultats de cette dernière avaient disparu totalement alors qu’ils mentionnaient des hémorragies intestinales pouvant laisser supposer qu’un empoisonnement n’était pas étranger à la mort de la victime.
De tous les témoins du drame, Beria s’avérait être le seul à pouvoir bénéficier de l’opportunité d’une disparition subite de Staline et prendre le commandement suprême de l’URSS. Des témoignages, il ressortait également que c’était lui qui, de par sa haute fonction, avait perdu un temps considérable, volontairement ou par indécision, pour que les médecins viennent au secours de Staline. Il avait eu aussi un comportement étrange, proche de celui d’un vainqueur, lors de la veillée et à l’annonce de la mort du « guide soviétique ».
Lavrenti Pavlovitch Beria prononcera l’éloge funèbre du « petit père du peuple » et se placera à l’avant-poste de la succession de son ancien maître, mais il sera fragilisé par les événements ouvriers en RDA. Arrêté trois mois plus tard, le 26 juin 1953, il sera jugé le 23 décembre et exécuté le même jour dans sa cellule du bunker du Q.G. de Moscou de la main du colonel général commandant la défense aérienne de Moscou, Pavel Fiodorovitch Batitski.
Beria n’aura donc pas tiré profit de la mort de son chef puisqu’il n’arriva pas à accéder au commandement suprême, comme il avait pu l’envisager. Il n’aura réussi en fait qu’à prolonger sa vie et ses pouvoirs de trois mois, Staline lui ayant déjà retiré le ministère de la Sûreté de l’État. C’est Nikita Khrouchtchev qui succédera à Staline sans avoir omis auparavant d’accuser Beria et ses hommes de main d’avoir fomenté un complot pour assassiner le « guide soviétique ». Aucune preuve tangible ne viendra pourtant prouver ces accusations, les principaux protagonistes ayant été exécutés. Il est un fait que la thèse de l’accident vasculaire n’est pas à écarter pour autant, même s’il y eut complot. Staline souffrait depuis plusieurs années d’athérosclérose et avait dû remplacer en partie l’alcool par le thé même s’il fumait toujours autant. Il avait subi plusieurs attaques cardiaques et savait que sa durée de vie était considérablement diminuée.
On sait qu’un mémorandum écrit par Beria fut publié après sa mort. Dans ce dernier, Beria accusait Molotov, considéré comme le bras droit de Staline, d’avoir empoisonné ce dernier. Selon lui, l’attaque cérébrale dont fut victime le « guide soviétique » frappa ce dernier le 28 février au Kremlin alors qu’il débattait à propos du dossier des blouses blanches, appelé aussi l’affaire des médecins. Molotov, impliqué dans ce complot, aurait lui-même versé de la Warfarine (une sorte de pesticide) dans le cognac de Staline peu après son alerte cardiaque. Molotov était suspecté d’avoir participé à ce complot imaginaire, la dernière folie de Staline, et à ce titre s’attendait à une arrestation imminente. Il est toutefois difficilement probable que cette version soit considérée comme véritable pour deux raisons : la première est qu’aucun des gardes du corps et employés au service de Staline dans la datcha à Kountsëvo n’a témoigné en ce sens. L’arrivée de Staline ayant subi une attaque cérébrale dans les lieux ne serait pas passée inaperçue. La seconde raison concerne l’absence de témoignage de l’ensemble des vingt-cinq membres du présidium ce 28 février 1953. Même si les membres éminents du Politburo avaient ordonné un silence total sur l’accident cardio-vasculaire de Staline, il y en eut bien qui se seraient par la suite soulagés de ce poids historique à porter. Alors, était-ce une manipulation supplémentaire orchestrée par l’ancien commissaire du peuple Beria ?
Des zones d’ombre demeurent encore sur ces quelques journées ayant changé le cours de l’histoire du monde : si l’on admet que Staline rentra chez lui en bonne santé, ce soir du 28 février 1953, en compagnie de ses plus proches collaborateurs, aucune indication ne nous éclaire sur le contenu des conversations qui eurent lieu durant le repas. L’affaire des blouses blanches et des médecins empoisonneurs, dont l’instruction devait arriver très prochainement sur le bureau de Staline, avait-elle été une fois de plus évoquée ?
De même, on accuse un peu facilement Beria d’avoir fait en sorte que la maladie ne pût être enrayée à temps en demandant aux médecins d’intervenir. Mais, peut-on imaginer un seul instant que cette décision d’attente n’ait pas été prise après une décision collégiale ?
Il est difficile aujourd’hui, même après tant d’années, de séparer le vrai du faux, le témoignage sincère de la déclaration manipulatrice. Mais nous sommes certains, en revanche, que la mort de Staline provoqua des rivalités de pouvoir au sein de la direction de l’URSS et que sa destinée prit un tournant à compter de cette date. Beria lui-même, se déclarant pour plus de liberté, fit libérer plus d’un million de prisonniers des camps de travail dans les trois mois qui suivirent la mort de son chef. Plus tard, ayant conquis le pouvoir, Khrouchtchev devait annoncer l’amorce de la déstalinisation. Une déstalinisation qui ne sera officielle et totalement reconnue que sous le gouvernement Gorbatchev.
De toute cette époque terrible, où l’homme ne comptait que si peu face à la faim de pouvoir des dirigeants qui le gouvernaient, il ne reste que la terreur que l’on peut lire encore dans les yeux de certains autochtones assez âgés pour avoir connu les grandes purges orchestrées par quelques hommes avides de pouvoir. Tous les témoins directs ayant vécu les derniers instants de Staline ont disparu. On peut penser toutefois que ces hommes ont dû certainement se réveiller souvent, horrifiés, en repensant à cette soirée du 5 mars 1953 où vers vingt et une heures cinquante, le « guide suprême » de l’URSS avait, contre toute attente, ouvert des yeux épouvantés, en les toisant une dernière fois, avant que, d’un geste punitif, il lève son bras gauche vers eux en guise de glaive. Un glaive qu’il n’aura pu abattre contre celui ou ceux qu’il avait voulu désigner.
Lorsque le téléphone sonne à quatre heures vingt-cinq du matin au poste de police et que le sergent Jack Clemmons décroche le récepteur, il ne se doute pas encore qu’une voix inconnue va lui annoncer l’un des événements les plus importants de cette décennie. Lui qui voulait tenter de passer le week-end tranquille, il sait à présent qu’il ne sera pas de tout repos, car l’individu qui vient de l’appeler pour lui annoncer la mort de sa patiente est le docteur Greenson et la victime qui demeure au 5th Helena Drive, n’est autre que Norma Jeane Mortenson (Norma Jeane Baker selon son certificat de baptême), plus connue sous le pseudonyme de Marilyn Monroe.
Il fait encore nuit lorsque les secours et les voitures de police arrivent toutes sirènes hurlantes sur les lieux du drame. Situé au pied des monts de Santa Monica, Brentwood est un quartier de Los Angeles très prisé par les personnalités du show-business. Nous sommes le 5 août 1962 et l’Amérique dort encore, sans se douter une seconde qu’elle vient de perdre l’une de ses plus grandes stars.
La mort de l’actrice est la seule certitude que nous ayons encore à ce jour, tous les autres éléments que nous allons évoquer ne relèvent que des témoignages, souvent contradictoires, des témoins de cette affaire. C’est pourquoi il nous appartient de les évoquer au conditionnel.
C’est le docteur Greenson, un psychiatre, qui aurait découvert le corps de sa célèbre patiente. C’est du moins ce qu’il avance. Greenson est l’un des psychiatres attitrés des stars, très hollywoodien, charismatique et spirituel. La gouvernante de la star, Eunice Murray, engagée personnellement à la demande du docteur Greenson, aurait donné l’alerte s’apercevant que l’actrice ne répondait pas à ses appels et que sa porte de chambre était fermée à clef. Le docteur Greenson aurait alors brisé une fenêtre donnant sur le jardin à l’aide d’un marteau et aurait découvert le corps de Marilyn. Sur l’électrophone allumé, un disque de Franck Sinatra tournait encore. Arrivé à la fin des sillons, le saphir butant sur le dernier sillon hoquetait d’une façon régulière. Sur la table de chevet en marbre veiné rose, un petit magnétophone marquait sa bande réveil enregistrée la veille par l’actrice :
« Il faut que je me lève. Je dois absolument me lever. J’ai beaucoup de travail ce matin. Je prends l’avion pour New York demain lundi... »
Près du magnétophone, un flacon Chanel, portant le chiffre 5, le parfum préféré de la belle blonde avec lequel elle se parfumait rituellement le visage avant de s’endormir chaque soir. Marilyn était allongée, le corps en travers du lit et reposait sur le ventre, le visage enfoui sur ses draps et son oreiller. Le téléphone pendait au bout de l’une de ses mains.
Cette scène est également celle que verront le sergent Clemmons et le capitaine Sullivan. Quand le sergent Jack Clemmons entra dans la pièce, Eunice Murray s’employait à laver les draps de miss Monroe. Quelle drôle d’idée… Interrogés, le psychiatre et la gouvernante allaient se livrer à de nombreuses contradictions sur le déroulement des heures et minutes qui avaient précédé la mort de l’actrice. Le médecin légiste Thomas Noguchi, appelé sur les lieux, conclut très vite à un empoisonnement aux barbituriques et à un « suicide probable ». Mais, dès cette époque, émergea la thèse d’un complot pour assassiner la star. Très vite les amis proches et les derniers témoins à avoir rencontré ou parlé à miss Monroe allaient témoigner. Pat Newcombe, attachée de presse, qui avait dormi la veille dans la chambre d’amis près de la comédienne, devait assurer que Marilyn avait passé une nuit d’insomnie. L’acteur et ami de la défunte, Peter Lawford, beau-frère des Kennedy, assura avoir appelé Marilyn à vingt heures de sa résidence voisine de Malibu.
« Nous vous attendions pour le poker de six heures, “sucre de canne” [diminutif de la star dans le film Certains l’aiment chaud] !
— Je n’ai pas le cœur à jouer aux cartes, s’était-elle excusée.
— Nous nous mettons à table dans quarante-cinq minutes. Vous avez juste le temps d’arriver. Je vous préviens : nous commencerons sans vous.
— Je suis crevée, Peter. Je ne viens pas. Dites bonsoir à Pat, saluez tous nos amis. Dites au revoir au Président. Et dites-vous au revoir à vous-même. Vous êtes un chic type, je suis heureuse de vous avoir connu. »
Peter Lawford, ne voyant pas venir Marilyn et inquiet du contenu de leur conversation, c’est du moins ce qu’il prétendit, devait rappeler la star sans succès. Il téléphona alors à des amis communs et arriva enfin à contacter la gouvernante Eunice Murray qui lui certifia que tout allait bien.
Il était vingt heures trente. Cet appel est important, car selon les médecins qui examinèrent la victime, cette dernière était, selon eux, certainement déjà morte à cette heure. Les médecins pratiquèrent une autopsie comme il est d’usage dans ces cas de mort inexpliquée. John Miner dirigeait le service médico-légal du bureau du procureur du comté. L’homme fut formel : l’absorption d’une surdose de barbiturique ne faisait pas l’ombre d’un doute. Après analyse, on trouva qu’une très grande quantité de pilules de Nembutal avait été absorbée par la victime. Des doses suffisantes pour tuer une dizaine de personnes… Et puis, il y avait la rigidité cadavérique et les marques sur la peau apparues plusieurs heures après la mort et repérées par les légistes lors de l’examen du corps. À noter que ces marques apparaissent entre six et huit heures après la mort.
Et là, on ne comprend pas comment à vingt heures trente, la gouvernante pouvait affirmer que tout allait bien et qu’à quatre heures vingt-cinq, heure où la police fut appelée, Marilyn Monroe était morte. Il se serait donc passé huit heures au moins entre la mort de la célèbre actrice et l’arrivée des secours…
Mais revenons aux conclusions des légistes qui affirment que la mort de l’actrice aurait été provoquée par l’absorption de pilules de Nembutal en grande quantité. Cette absorption aurait-elle pu être accidentelle ? La star, désœuvrée, aurait pu vouloir trouver refuge dans un sommeil réparateur et aurait abusé de ces pilules… Une mort accidentelle en quelque sorte, un accident qui aurait pu impliquer également les deux personnes présentes sur les lieux du drame : le docteur Greenson et Eunice Murray. On sait que l’actrice s’adonnait, sur prescription et de temps à autre, à des lavements avec une composition d’hydrate de chloral destinés à trouver le sommeil. Or, ces lavements mélangés aux comprimés de Nembutal auraient pu être fatals à Marilyn. Le 4 août, en fin d’après-midi, Eunice Murray n’avait-elle pas reçu les instructions du docteur Ralph Greenson prescrivant un lavement de ce style ? Don Wolfe, ancien producteur de films à la Warner Bros et auteur d’Enquête sur un assassinat, prétend quant à lui que le docteur Greenson aurait pu faire une injection d’adrénaline intracardiaque à sa patiente, injection qui aurait mal tourné et entraîné la mort de cette dernière. Cette version est plausible. Ceci pourrait expliquer que le couple, gouvernante et psychiatre, ait maquillé la scène du drame, notamment en lavant les draps du lit de la star avant que les enquêteurs arrivent sur les lieux.
La thèse du suicide est d’ailleurs bien mise à mal par les différents témoignages recueillis. Les enregistrements du psychiatre, relevant des conversations avec sa patiente, le prouvent s’il en faut. D’après ceux-ci, Marilyn apparaît comme une comédienne pleine d’enthousiasme, décidée à relever le défi des Oscars, récompense qu’elle souhaitait obtenir plus que tout. Elle envisageait également de changer de cap et d’orienter sa carrière vers le théâtre en jouant du Shakespeare, prenant ainsi à contre-pied ceux qui la taxaient de comédienne puérile, ne pouvant jouer que des rôles d’ingénue où son buste et ses jambes conditionnaient les scénarios. Elle était enfin résolue à jeter aux orties les traitements et pilules qui l’accompagnaient nuit et jour jusqu’à présent et voulait changer de vie totalement.
Changer de vie… Elle en était capable selon ceux qui recueillaient ses confidences. Et dans ce cas, si l’accident médical peut encore apparaître comme la cause de son décès, le suicide est balayé d’un revers de manche. Un témoin de l’époque du drame, John Miner, qui dirigeait le service médico-légal du bureau du procureur du comté de Los Angeles, affirmera plus tard avoir eu connaissance d’enregistrements audio effectués par le docteur Greenson alors que la star s’épanchait sur le divan. Son opinion sera sans appel : pour lui, il est impossible que Marilyn Monroe ait voulu se donner la mort, car « elle avait des projets d’avenir très précis et savait exactement ce qu’elle voulait faire… » Une opinion bien forgée, mais des enregistrements dont l’existence ne fut jamais confirmée par leur propriétaire, le psychiatre Ralph Greenson.
John Miner, à l’écoute de ces enregistrements réalisés peu avant la mort de l’actrice, aurait pris note de ceux-ci. Ces bandes, soi-disant conservées par le psychiatre, auraient été détruites sans être confiées aux enquêteurs. Marilyn s’y montrait élogieuse envers le président Kennedy, mais se gardait bien d’avouer toute liaison avec lui. Elle précisait également qu’il n’y avait pas de place dans sa vie future pour le frère du président, Bob Kennedy, laissant entendre qu’une histoire sentimentale avait pu exister entre eux… Et elle ajoutait :
« Je veux que ce soit quelqu’un d’autre qui lui dise que c’est terminé ! »
L’opinion de John Miner était bien forgée, mais on ne put jamais prouver l’existence des enregistrements qui lui servirent à prendre des notes. Ces entretiens ne furent d’ailleurs jamais confirmés par le psychiatre Ralph Greenson qui demeurait suspect. Un suspect qui aurait pu faire un bon coupable si l’on en croit certains enquêteurs qui affirment que l’avant-veille, le samedi 3 août, lors des deux séances de thérapie de la journée, Marilyn s’était résolue à dire à Greenson qu’elle souhaitait arrêter les séances de psychothérapie avec lui, qu’elle voulait se marier et s’en sortir. Si ces témoignages étaient authentiques, cela signifiait que le docteur Greenson perdait une patiente argentée qui contribuait grandement à son train de vie confortable. Comment s’étonner que le psychiatre n’ait pas été parmi les premiers suspectés… Étrangement, les policiers dirigeant l’enquête n’interrogeront ni Ralph Greenson, ni Eunice Murray. De même, ils ne se demanderont pas pourquoi la gouvernante lavait les draps de la star quand le sergent Jack Clemmons arriva sur les lieux du drame aux alentours de quatre heures trente du matin. Drôle d’heure pour faire la lessive penserait n’importe quelle personne censée… Une lessive de draps permettant de faire disparaître toutes traces de lavement, lequel aurait permis d’injecter des doses de Nembutal assez importantes pour être fatales à l’actrice sans laisser de marques. Tout ceci permettrait également de comprendre pourquoi le médecin légiste ne devait trouver aucune trace de pilule ou de poudre dans l’estomac de Marilyn. Tant de Nembutal n’aurait d’ailleurs pu être avalé par un patient par voie buccale. D’ailleurs, sur le lieu du drame, il n’y avait aucune trace du moindre verre et de la moindre bouteille d’eau. À moins qu’Eunice Murray n’ait là aussi fait le ménage… Et dans ce cas pourquoi ?
Les légistes s’interrogent alors sur une tache sombre, apparaissant sur le colon de Marilyn. John Miner est à présent certain que le Nembutal a séjourné dans le colon de l’actrice et que c’est par là que les barbituriques ont dû pénétrer dans son corps. Si les enquêteurs adoptaient ces conclusions, il ne faisait alors aucun doute qu’il s’agissait bien d’un assassinat par lavement aux barbituriques.
Parmi les personnalités suspectées, on avança très vite les noms des frères Kennedy dont l’aîné était président et le second ministre de la Justice. On se souvint également que quelques semaines avant sa mort, la star avait quitté les plateaux de tournage de Something’s Got to Give malgré l’opposition de la production, qui devait à la suite de cette escapade la licencier, pour venir souhaiter l’anniversaire de John Fitzgerald Kennedy devant toute l’Amérique. Nous sommes le 19 mai 1962 et celle qui, presque ivre, chantonne d’une voix suave et sensuelle « Happy birthday to you Mr President » et déambule sur la scène du Madison Square Garden dans la robe fourreau en gaze de soie rose parsemée de strass, qui deviendra la robe la plus chère du monde, n’a plus qu’un peu plus de deux mois à vivre.
On prétendit que l’actrice avait été la maîtresse des deux frères et que Bob tenait particulièrement à cette liaison. Qu’il avait promis à Marilyn de divorcer d’avec sa femme pour l’épouser. Comment ne pas prendre au sérieux ces déclarations, celles-ci venant du propre beau-frère des intéressés, Peter Lawford ? Et là, on ne peut s’empêcher de repenser aux déclarations faites sur les bandes du docteur Greenson qu’il n’y avait pas de place dans sa vie future pour le frère du président, Bob Kennedy, et qu’elle voulait que ce soit quelqu’un d’autre qui lui dise que c’était terminé ! Peter Lawford écrira plus tard dans un livre de souvenirs que Marilyn avait menacé de révéler ses relations avec les deux frères Kennedy et qu’elle avait pris soin de tout écrire dans un petit carnet rouge. C’est pourquoi, afin d’éviter tout nouveau scandale, Bobby Kennedy aurait commandité le meurtre de la star par injection létale. C’est le psychiatre qui aurait injecté la dose mortelle. Ce psychiatre, dont elle dépendait totalement et qui avait été son amant lui aussi, aurait eu peur que les hommes au service de Bobby Kennedy révèlent sa liaison avec la star. Il aurait ainsi cédé aux pressions du jeune ministre de la Justice qui voulait faire taire Marilyn et aurait participé lui-même à l’assassinat. Bobby Kennedy aurait donc été l’un des commanditaires du meurtre. L’ancien chef de la police, Daryl F. Gates, reconnaît dans son autobiographie que Bobby Kennedy n’était pas à San Francisco le 4 août, mais bien en ville :
« C’était le ministre de la Justice, donc nous étions au courant, comme nous étions au courant chaque fois qu’une autre personnalité importante se rendait à Los Angeles […].
Franchement, je n’ai jamais cru qu’elle s’était tuée parce qu’il l’avait larguée – à supposer qu’il l’ait larguée. Mon impression, c’est qu’elle était à fleur de peau : beaucoup de choses l’atteignaient, et une liaison qui tourne au vinaigre n’était sans doute qu’un problème parmi beaucoup d’autres. »
George Barris, photographe, qui travaillait à cette époque pour Cosmopolitan avait réalisé une douzaine de pages et la couverture pour le magazine sur le retour probable de Marilyn Monroe au cinéma. Il rapporta que le 3 août la star lui avait déclaré « avoir des choses très importantes à lui dire » et qu’ils avaient convenu tous deux de se revoir le lundi 6 août. George Barris devait ajouter que la comédienne ne lui avait jamais semblé aussi heureuse et qu’il était ravi pour elle… Lui aussi se demanda pour quelle raison la star se serait suicidée, elle qui lui aurait confié peu avant sa mort qu’elle vivait la période la plus heureuse de sa vie, que l’avenir était devant elle…
Alors que s’est-il vraiment passé dans la soirée du 4 août 1962 ? Près de cinq heures se sont écoulées entre l’heure du décès fixé par les légistes et l’appel téléphonique des Greenson, Murray et du docteur Engelberg… Cette mort sera-t-elle un jour élucidée ? Les funérailles de l’icône du cinéma auront lieu trois jours plus tard dans le petit cimetière de Westwood à Los Angeles. Son deuxième mari, Joe DiMaggio, va régler lui-même chacun des instants de cet événement. Seuls les proches seront invités. Peter Lawford, Franck Sinatra et Dean Martin ne le seront pas, les Kennedy non plus.
Même si l’on approche un peu plus chaque jour de la vérité sur la disparition de Marilyn Monroe, la mort de celle qui devait défrayer les chroniques et déchaîner des foules entières reste un véritable mystère encore à ce jour. La précipitation de l’enquête, voulue ou non voulue, le rapport succinct des légistes et les témoignages se contredisant les uns les autres contribueront encore longtemps à obscurcir la vérité sur les véritables causes de la mort de l’une des actrices les plus célèbres du XXe siècle.
C’est à Élancourt, une petite commune d’un peu plus de huit cents habitants, située dans le département des Yvelines, à quelque trente kilomètres de Paris, que l’affaire qui devait remuer le Tout-Paris et la France entière commença.
Nous sommes le 1er octobre 1968 et un homme se promène tranquillement, loin des regards. Il se dirige vers un dépôt d’ordures, coincé entre le talus et la petite route qu’empruntent de nombreux riverains pour décharger des immondices de toutes sortes, vieux vêtements, appareils ménagers hors d’usage et même pièces et moteurs de voitures inutilisables. L’homme a l’habitude de cette promenade de santé et connaît parfaitement les lieux. Il s’y rend régulièrement pour regarder s’il pourrait y débusquer « l’affaire du siècle », on ne sait jamais après tout... Ce jour-là, il aperçoit un étrange paquet qu’il n’a pas remarqué les jours précédents. Tiens, se dit-il, et si j’y trouvais matière à revendre ? L’homme s’interroge et descend du talus, s’avance, retourne du pied les quelques détritus recouvrant une toile de jute, elle-même abritant une housse de matelas. Soudain, il s’arrête. Horreur ! Un homme défiguré gît dans la housse, emballé si l’on peut dire comme un objet précieux. La housse en très bon état présente des taches rouges : du sang séché ! L’affaire Markovic vient de commencer.
Très rapidement, l’homme appelle les forces de l’ordre qui se rendent sur les lieux. C’est le commissaire Samson, l’un des meilleurs flics de l’époque qui prend en charge le dossier. Il est secondé de Redonnet qui lui fait office d’adjoint. On écarte la housse de la toile de jute, on ôte avec précaution le corps de l’enveloppe en matière plastique. Il ne faut pas être un fin limier pour conclure immédiatement que l’homme que l’on extrait de cette enveloppe protectrice a été assassiné. « Un clochard ! s’exclame l’un des policiers, victime d’une querelle entre pochetrons qui aurait mal tourné… » Peut-être, mais il n’empêche, la victime a le crâne défoncé. Les coups ont été portés si violemment que seule une masse de bûcheron a pu être utilisée pour arriver à ce carnage. La victime sera rapidement identifiée grâce à ses empreintes digitales connues de la police, car elle a été fichée en raison d’un certain nombre d’interpellations.
Il s’agit d’un ressortissant yougoslave répondant au nom de Stevan Markovic. Rien de bien original, sinon que ce dernier est un proche du couple Delon, Alain et Nathalie, dont il aurait partagé l’intimité. Un proche me direz-vous ? Un homme à tout faire plutôt, secrétaire du comédien, garde du corps du couple et intime des deux stars, au point de les accompagner à toutes les réceptions, de connaître toute leur vie, ou presque… Enfin, avant qu’il ne soit remercié par le couple en instance de divorce… On emmène le corps et l’on prévient immédiatement le juge qui demande à ce qu’une autopsie soit effectuée au plus vite.
Le médecin qui pratique l’autopsie conclut que l’homme qu’il vient de disséquer est mort, un peu plus d’une semaine auparavant, aux alentours du 22 ou du 23 septembre. Que s’est-il passé ? On prévient la famille. Son frère, Alexandre Markovic, demeurant en Yougoslavie, révèle aux policiers avoir reçu de Stevan Markovic une lettre dans laquelle il précisait que le 22 septembre il avait remis ladite lettre à un ami parisien répondant au nom de Vuck Blagojevic en lui demandant de la poster s’il n’avait pas donné de ses nouvelles dans les trois jours suivant leur entrevue. Tiens, Stevan Markovic se méfiait-il ? Et de quoi ?
De plus, le 22 septembre, les enquêteurs apprennent que la victime s’était également confiée à l’un de ses compatriotes, Uros Milisevic, un jeune homme âgé de vingt ans et frère du premier garde du corps d’Alain Delon, Zorica Milisevic. Ce dernier lui avait rendu visite dans l’après-midi aux alentours de 17 heures. Markovic raconta à Uros Milisevic qu’il avait rendez-vous avec un nommé « François » et un autre personnage d’origine corse. Que ces derniers prévoyaient la réalisation d’un hold-up pouvant leur rapporter près de soixante millions de francs. Après cette rencontre, ils se rendraient tous les trois dans la maison de campagne de « François » afin de jouer au poker et de plumer un pigeon. Toujours selon Uros Milisevic, un taxi devait venir le prendre chez lui vers 19 heures. Il assura à son ami qu’il serait rentré vers minuit et lui demanda de l’attendre à son domicile en compagnie de deux filles qu’il aurait réquisitionnées pour la bonne cause auparavant. Le chauffeur de taxi, Eugène Dahmani, interrogé par le juge Patard, chargé de l’instruction du dossier, précisera avoir déposé les deux passagers vers 19 h 30 à l’angle de l’avenue de la Grande Armée et de la rue de Presbourg. Confronté plus tard à François Marcantoni, le chauffeur de taxi ne reconnaîtra pas ce dernier pour être l’homme qu’il aurait chargé rue Lafayette pour se rendre avenue de Messine pour y monter Markovic.
Uros assura aux enquêteurs avoir attendu toute la nuit Stevan Markovic, en vain. Il ajouta avoir patienté deux jours avant de rendre visite à Vuck Blagojevic pour tenter d’obtenir des renseignements sur ce fameux « François ». C’est ainsi qu’il apprit le nom de François Marcantoni. Le lendemain, Uros Milisevic, n’ayant aucune nouvelle de son ami Markovic, postait la lettre destinée au frère de ce dernier.
La première autopsie n’étant pas convaincante pour les enquêteurs, la justice en demanda une deuxième. Il fallut donc exhumer le corps. Cette deuxième autopsie révéla que Stevan Markovic n’était pas mort de fractures au crâne. En effet, les médecins découvrirent en effectuant des radios que la victime avait reçu une balle de 9 mm dans la nuque et que le projectile était encore présent dans la boîte crânienne. Cette seconde autopsie révéla également la date de la mort du jeune yougoslave que l’on fixa au 22 septembre. Cette date est importante, car c’est celle où Stevan Markovic a été vu pour la dernière fois chez lui par Vuck Blagojevic.
Le 3 octobre, soit deux jours après la découverte du corps, les enquêteurs se rendirent à Ramatuelle dans une somptueuse villa aux environs de Saint-Tropez. Ils y rencontrèrent Alain Delon, l’ancien employeur de Markovic, qui était sur le tournage du film La piscine dans lequel il jouait en compagnie de l’actrice Romy Schneider, laquelle effectuait son grand retour au cinéma. L’acteur confirma ses relations avec la victime, mais déclara ne plus avoir affaire avec l’individu en question. Il affirma également n’avoir pas séjourné à Paris les 22 et 23 septembre. Pour cause : il tournait dans le film de Jacques Deray… Les enquêteurs découvriront plus tard qu’il n’y avait pas eu de tournage à ces dates-là, selon le découpage du film… Un autre fait intéressait la police : une carte postale postée de Paris, près de son domicile, avenue de Messine par… Alain Delon, le 22 septembre pour un de ses amis, M. Caro. Si ce M. Caro était bien à Paris, venu en voiture selon ses dires, un billet aller et retour Paris-Nice à son nom fut retrouvé en date du 22 septembre 1968. Qui a pu utiliser ce billet ?
Alors que le tournage du film s’achevait, Alain et Nathalie Delon furent de nouveau entendus par les enquêteurs du SRPJ de Versailles le 12 octobre. Aucune charge ne fut retenue contre eux dans l’immédiat.
Les enquêteurs apprirent aussi que Stevan Markovic avait écrit plusieurs lettres à son frère dans lesquelles il désignait Alain Delon, sa famille et son associé Marcantoni comme responsables s’il lui arrivait quelque chose. Dans l’une d’elles, il précisait le nom d’un tueur qui, selon lui, devait le venger après sa mort. La lettre postée par Vuck Blagojevic arriva à Belgrade début octobre. Alexandre Markovic était maintenant informé de la mort de son frère et décida de la faire parvenir au Politika Express, un journal de Belgrade. Dans cette lettre, il était précisé que « quoi qu’il advienne, et pour tous les ennuis qui pourraient m’être causés, adressez-vous à Alain Delon, à sa femme et à son associé, François Marcantoni, un corse, vrai gangster, demeurant au 42 boulevard des Gobelins ».
Une fois de plus, on convoqua le couple Delon. Alain Delon semblait ne pas comprendre. Il confirma qu’effectivement, Stevan Markovic avait été employé par lui et sa femme en tant que secrétaire et garde du corps et qu’il logeait toujours dans un appartement de haut standing gracieusement prêté par eux, avenue de Messine. Quant à François Marcantoni, effectivement l’homme était connu d’Alain Delon. C’était même un ami de longue date. Alain Delon reconnut tout ceci et resta fidèle à sa vieille connaissance. Il déclara à ce propos :
« François Marcantoni est mon ami, et restera mon ami. Je le connais depuis longtemps, j’étais dans l’armée quand j’ai rencontré son frère. »
Effectivement, le frère de François, Charles Marcantoni existait bien, il était d’ailleurs connu lui aussi des enquêteurs pour tenir une boîte de nuit dans le XVIIe arrondissement de Paris et soupçonné de pratiquer de l’import-export en tout genre…
Le procureur en resta là. On s’intéressa donc à François Marcantoni, dit « François le Corse » ou « le Commandant ». L’homme de quarante-huit ans avait un passé militaire. Artificier de formation, il avait participé au sabordage de la flotte de Toulon en novembre 1942. Entré dans la clandestinité à partir de cette date, on le retrouva dans les FFI. Arrêté et torturé par la Gestapo, il ne s’en remit jamais et voua une haine féroce après la Libération aux anciens collaborateurs ou accapareurs de toutes sortes, allant même jusqu’à les rançonner. C’est certainement à compter de cette date qu’il se mit à fréquenter le milieu du banditisme.
Condamné en 1951 pour complicité de vol qualifié pour avoir braqué la Banque franco-algérienne de Paris après avoir été dénoncé par son complice Léon dit Le Juif, il avait écopé de cinq années de prison. Ce même Léon fut retrouvé assassiné, une semaine après la libération de prison de Marcantoni. C’est à Toulon que ce dernier fait la connaissance d’Alain Delon, qui est soldat et s’est engagé dans la marine quelques années plus tôt. Ils se rencontrent dans le bar du frère de François. Plus tard, alors que Delon est devenu une vedette, ce dernier n’abandonnera pas son vieil ami François, bien que celui-ci soit soupçonné de racket et de braquages de banques. Il fréquente les milieux politiques, notamment celui de Robert Hersant dont il s’occupe du service d’ordre durant les élections dans l’Oise. François Marcantoni n’est pas un débutant, il sait s’entourer. Son cousin n’est-il pas Jean-Charles Marchiani, officier du SDECE (devenu DGSE) ? Pourtant, François Marcantoni paraît rangé des « affaires » en cette année 1968, il déclare vivre grâce à sa pension de guerre et à quelques subsides qu’il reçoit d’appareils à musique déposés dans des bars. François Marcantoni, un bon père rangé des embrouilles - trop peut-être… -, apparaît donc comme le coupable idéal, mais n’est-ce pas un peu trop facile ?
En parallèle circulent sous les manteaux des photos représentant des personnalités politiques et du spectacle en tenues d’Adam et Ève, participant à des partouzes, lesquelles sont supposées avoir été organisées par Stevan Markovic. Ainsi on peut reconnaître entre autres, et en pleine action, Claude Pompidou, l’épouse de l’ancien Premier ministre du général de Gaulle, Georges Pompidou, remplacé depuis peu par Maurice Couve de Murville.
L’affaire prend alors une tout autre dimension. D’un simple meurtre résultant d’un possible règlement de comptes on en vient à une affaire politique, voire une affaire d’État. Ne serait-ce pas Georges Pompidou que l’on voudrait atteindre ? Car la lutte pour la succession du général de Gaulle a déjà démarré, bien que ce dernier soit encore au pouvoir. Ce qui gêne le procureur au plus haut point, c’est que le nom des Pompidou revient constamment sur les carnets de rendez-vous d’Alain Delon, lequel a tendance à mettre en avant ses nombreuses relations. Ainsi, on apprend que durant les semaines qui précédèrent la mort de Markovic, Alain et Nathalie Delon avaient plusieurs fois invité le couple Pompidou à passer des week-ends à Saint-Tropez…
Les relations politiques de Marcantoni ne contribuent-elles pas à s’orienter dans ce sens ? Celui-ci d’ailleurs ne niait pas aux enquêteurs qu’il avait obtenu le renouvellement du permis de séjour de la victime grâce à ses relations politiques, c’est du moins ce qu’il déclara dans une interview dans un grand journal parisien… Il ne niait pas non plus avoir été l’un des agents électoraux d’Alexandre Sanguinetti, ancien ministre des Anciens Combattants du troisième ministère Pompidou.
Le procureur de la République décida alors d’entendre la totalité des témoins de l’affaire. Il apprit qu’un nommé Hillebrand, détenu dans une prison suisse, aurait été chargé par Markovic de se rendre à Shonau pour y photographier nue une comédienne aux initiales R. S. Ces photos auraient été remises à Markovic en janvier 1968, lequel devait lui remettre une somme d’argent. À cette occasion, Markovic lui dévoila un montage de photos mettant en scène la comédienne et Alain Delon en positions indélicates. Hillebrand avoua par ailleurs que Markovic, rageant de s’être fait licencier, lui avait confié vouloir faire chanter l’acteur de cinéma pour le « contraindre à verser une forte somme, sous la menace de remettre ce montage à Nathalie Delon… » Déclarations difficiles à croire quand on sait que le jeune Yougoslave alimentait une rumeur dans laquelle on découvrait que le garde du corps yougoslave avait des rapports très intimes aussi bien avec Alain qu’avec Nathalie Delon…
Uros Milisevic, interrogé, confia aux enquêteurs que Markovic projetait d’écrire un livre dans lequel il voulait raconter les contraintes amoureuses subies du couple Delon. Il aurait donc voulu faire chanter l’acteur de cinéma. Cette déclaration pourtant ne convaincra pas le Procureur puisque ce dernier déclarera :
« Bien que Markovic ne le lui avouât jamais, elle se rendit compte que la mauvaise humeur de ce dernier était la manifestation de la jalousie et elle comprit alors qu’il l’aimait. »
Ceci pourtant ne pouvait être affirmé que par l’intéressée elle-même : Nathalie Delon. Celle-ci confiera au Procureur que Markovic avait déclaré, peu de temps avant sa mort, qu’« Alain Delon était un monstre d’imbécilité ». Il faut tout de même préciser que l’acteur avait auparavant remercié le Yougoslave et l’avait remplacé. Le garde du corps avait alors ajouté à l’actrice qu’il était « sur un gros coup » et qu’il « craignait pour sa vie, mais […] avait écrit une lettre au cas où quelque chose lui arriverait ». Peu de temps avant cette déclaration, il avait également déclaré à l’un de ses amis yougoslaves du nom de Kopanlija qu’il « exigerait de Delon de l’argent à l’occasion de la sortie de chacun de ses films ».
Tous les éléments trouvés pouvaient donc laisser penser à un règlement de comptes entre l’acteur et son maître chanteur… Mais était-ce si simple ? Le chantage à la photographie ne paraissait pas très sérieux, quand on sait que les magazines et les journaux spécialisés dans ce genre d’actualité devaient en posséder de nombreuses et certainement bien plus obscènes… Alors ? Un chantage pour quel motif ? La jalousie ? Alain Delon ayant appris la liaison de Nathalie avec Markovic ? Cette dernière hypothèse était peu crédible également. Alain et Nathalie Delon ne se faisaient d’ailleurs aucune illusion sur le passé de l’un ou de l’autre, et puis, n’étaient-ils pas séparés et l’acteur ne filait-il pas de beaux jours avec une autre actrice du nom de Mireille Darc ?
Toujours à la recherche d’indices pouvant les mettre sur une piste sérieuse, les enquêteurs remontèrent la filière de la housse à matelas ayant enveloppé le corps de la victime. Ils trouvèrent que celle-ci était assez rare, de la marque Treca, et qu’elle était vendue par l’entreprise Senac Mobilier. Ils s’y rendirent et constatèrent que François Marcantoni avait acheté un sommier et sa housse peu de temps avant la découverte du corps de la victime. Certes, celle-ci pouvait être la même, mais pouvait aussi ne pas l’être… Le procureur Bezio décida alors d’incarcérer François Marcantoni. Nous sommes le 17 janvier 1969. Suite aux demandes des avocats de Marcantoni, le juge d’instruction Patard et le procureur en poste refusèrent tous deux à maintes reprises la demande de libération de Marcantoni qui resta onze mois dans une cellule de la prison de Versailles. Il fut libéré sous contrôle judiciaire en décembre 1969 en versant une caution importante de l’ordre de soixante mille francs.
Quoi qu’on en pense, le mystère de la mort de Stevan Markovic reste entier. François Marcantoni, libéré de prison en décembre 1969, quelque temps après l’élection de Georges Pompidou à l’Élysée, attendra 1976 pour obtenir un non-lieu pour faute de preuves. Il reprit la vie mondaine et s’essaya au métier d’antiquaire avant de s’éteindre paisiblement à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Uros Milisevic, qui posta la lettre de Markovic le 25 septembre 1968, disparut prudemment et retourna dans son pays. Zorica Milisevic, son frère aîné, qui fut le premier secrétaire d’Alain Delon, fut assassiné à Hollywood. On retrouva son corps près de celui de la femme de Mickey Rooney. Zorica lui aussi connaissait une part de vérité dans cette affaire. Le procureur Lajaunie et le juge Patard, ayant instruit les premiers cette enquête, furent remerciés dès l’élection du président Pompidou. Le premier étant nommé procureur général à Montpellier, le second, juge d’instruction à Paris. Le commissaire Samson fut muté à la délégation judiciaire et son adjoint Redonnet se retrouva au commissariat du XIIe arrondissement de Paris. Le très médiatique couple Delon divorça officiellement après quatre ans de mariage. Nathalie Delon, continuant son métier d’actrice, se partagera entre la France et les États-Unis. Quant à Alain Delon, il enchaîna les rôles au cinéma et tourna Le clan des Siciliens d’Henri Verneuil, qui connut lui aussi un grand succès dans les salles de cinéma. On y retrouva tous les ingrédients d’un bon polar, comme dans l’affaire Markovic…
On ne connaît à ce jour ni le ou les mobiles exacts, ni le ou les assassins de Markovic, et ni le ou les commanditaires s’il y en eut. Ce que l’on sait, c’est que ce crime, celui dont fut victime un petit voyou au visage de jeune premier, aurait pu passer tout à fait inaperçu s’il n’avait touché l’intimité d’un couple célèbre et la réputation d’un homme politique que la destinée devait porter aux plus hautes marches de la République. Alors, ne faut-il pas chercher la réponse à ces questions dans celle qu’osa formuler François Marcantoni et qui disait avec humour :
« Nous ne sommes que trois à savoir la vérité : Delon, moi et Dieu, or ce dernier ne balance jamais ! »
Qu’elle est belle la campagne française ! Celle de Franche-Comté en juillet resplendit d’un vert étincelant et l’on s’y promène accompagné du bruit des eaux vives, du ruisseau de Vy-le-Ferroux, à l’image de la Saône, qui défile fièrement devant la petite commune de Traves, un bourg de quelques centaines d’habitants qui, en ce 13 juillet 1976, se préparent à fêter comme il se doit l’anniversaire de la prise de la Bastille. Certes, beaucoup de villageois sont contrariés par la mauvaise publicité que l’on fait depuis quelques temps à leur bourg, mais ils se décident à se réunir pour fêter ensemble cet anniversaire. Contrariés… C’est peu dire ! Pensez-vous, ils ont appris que parmi eux, un étranger, bien comme il faut, vivant sur la commune depuis quatre ans en compagnie de son épouse, fait la une des journaux et l’objet de recherches pour crimes de guerre.
Monsieur Peiper a encore belle allure à soixante et un an. Il est retraité depuis 1972 et a décidé de s’installer avec sa femme en France, dans une région qu’il connaît pour y avoir séjourné durant la Seconde Guerre mondiale. Il a acheté un terrain au lieu-dit Le Renfort et a fait construire sa maison. Pour ceci, un ami est venu lui prêter main-forte. Il répond au nom d’Erwin Ketelhut. Lui aussi est un ancien soldat allemand. Il a servi dans la même division que Peiper, mais n’a pas les mêmes distinctions. La croix de fer avec feuilles de chêne et épées est assez rare. Ketelhut va devenir son voisin à Traves et acheter une propriété bâtie sur un terrain boisé de quatorze hectares. Cette dernière est contiguë à celle de Peiper. Les époux Peiper sont discrets, bien polis. Les villageois savent que Joachim Peiper est retraité de l’entreprise Volkswagen où il occupait un emploi de formateur à la vente de voitures. Emploi qu’il avait obtenu grâce à son réseau de contacts dans les anciens de la SS après avoir été obligé de quitter Porsche. Il avait été condamné pour crimes de guerre et compte tenu de la pression syndicale locale sa présence nuisait à la bonne atmosphère de l’entreprise lui avait-on dit. Peu importe, à l’époque du plein emploi il avait retrouvé un poste immédiatement chez Volkswagen qui lui avait ouvert les bras…
Tout allait pour le mieux jusqu’à ce 11 juin 1974 quand l’ex-colonel SS Joachim Peiper se présente à la quincaillerie Catena de Vesoul pour y acheter du grillage destiné à la construction d’un chenil pour ses chiens. Paul Cacheux, l’employé du magasin, qui, ironie du sort, a lu récemment le livre brun allemand recensant les crimes de guerre allemands, le reconnaît immédiatement. Ce dernier, un ancien cheminot et résistant du réseau Parmentier de résistance Fer, militant communiste et cégétiste, lui demande dans un allemand parfait s’il est bien Joachim Peiper. Devant le trouble de l’ex-colonel SS, il en conclut que l’homme en sa présence est bien celui qui est recherché. Paul Cacheux en a la conviction, mais préfère ne rien dire. Du moins pour l’instant.
À Traves, la vie suit son cours. Joachim Peiper poursuit sa retraite paisible. Certes, les villageois protestent souvent contre les aboiements des chiens, des bergers, qui font les cent pas le long de la grande clôture de la propriété de l’Allemand. Des plaintes sont même déposées en mairie, mais rien de plus. Toutefois, le secret est bien trop lourd à conserver pour Paul Cacheux. S’étant souvenu d’un ancien camarade, devenu journaliste à L’Humanité, il le contacte en 1976. À compter de ce jour, Pierre Durand, journaliste et historien, va jouer un rôle primordial dans ce que l’on va très vite appeler : « l’affaire Peiper ».
Pierre Durand prend très au sérieux la déclaration de son ami et se rend à Berlin pour se faire confirmer l’identité de l’ancien officier de la division Das Reich et membre de la SS sous le numéro 132496. Il parcourt les archives de la Stasi et découvre que l’homme venu à la quincaillerie de Vesoul est bien celui qui a orchestré les massacres dans la région de Malmedy où trois cent soixante-deux soldats américains prisonniers et cent onze civils furent assassinés alors que les troupes de Peiper se rendaient à marche forcée à Stavelot pour reprendre le contrôle du pont de l’Amblève. C’est également ce dernier qui est responsable de la tragédie de Boves, devenue dans la mémoire italienne l’Oradour transalpin1.
C’est à Boves que l’un des adjudants préférés d’Heinrich Himmler, commandant la 1re Division de Panzer SS Leibstandarte SS Adolf Hitler, donne l’ordre à plusieurs reprises de punir la ville qui, selon lui, regorge de partisans. Le bourg est incendié le 19 septembre 1943 et trois cent cinquante maisons sont détruites par le feu. Les mêmes actes devront se répéter par la suite même après l’armistice. Au total, le passage de Peiper et de ses hommes aura fait des dizaines de victimes. À la fin de la guerre, Peiper est été condamné à mort par contumace pour y avoir fait fusiller des otages.
Pierre Durand va alors correspondre avec l’une de ses confrères journalistes à L’Unità. Elle lui confirme que ses soupçons sont bien fondés et que le Peiper de Traves est bien le même que celui de Boves, de Malmedy et d’autres villages martyrs qui subirent les atrocités de la division SS Adolf Hitler. Rien ne peut freiner la marche du temps à présent… Pour Paul Cacheux, Pierre Durand et les autres, il est temps que l’opinion publique sache !
Il est temps que l’on sache également que Joachim Peiper a rencontré sa femme, Sigurd Hinrichsen, au secrétariat de l’État-major d’Heinrich Himmler et que cette dernière est une amie proche de la maîtresse d’Himmler. Que Peiper suivait le chef de la Gestapo et des SS comme son ombre et qu’à ce titre, il l’avait accompagné lors de l’invasion de la Pologne.
Peiper n’est pas qu’un criminel de guerre comme on veut bien le laisser croire, ce fut aussi l’un des bras droits d’Himmler. Il avait d’ailleurs assisté au gazage des pensionnaires d’un établissement psychiatrique et accompagné Himmler à Ravensbrück et à Dachau entre le 14 et le 21 janvier 1941 pour y parler des derniers détails à mettre au point pour la mise en œuvre de la « solution finale ».
En France, en Franche-Comté et en particulier à Traves, c’est la consternation. À partir du 20 juin 1976, des affiches sont collées, dénonçant l’identité de cet administré au lourd passé criminel. Le 21 juin, un tract est distribué et le 22 juin, dans un article signé Pierre Durand, L’Humanité interpelle les autorités publiques. Les Renseignements généraux français certifient ne pas être informés de la présence sur le sol français de l’ancien dignitaire SS. On soupçonne enfin l’ex-colonel SS de faire partie d’un réseau secret d’entraide nazie. Peiper redoute d’être extradé en Allemagne fédérale ou en Italie pour y être jugé une fois de plus. Condamné à mort en 1946, en compagnie de quarante-trois autres SS au procès de Dachau pour avoir été impliqué dans le meurtre de soldats américains, puis libéré après dix ans de prison, Peiper avait toujours craint que la prescription des poursuites pour les crimes nazis ne soit continuellement reportée et qu’on vienne l’arrêter une fois de plus pour les événements d’Italie ou pour d’autres encore non jugés. À la fin du mois de juin, sous la pression de l’opinion publique, les autorités politiques et le maire de Traves rendent public le fait qu’ils ne renouvellent pas son permis de séjour. Le 25 juin, à Vesoul, une grande manifestation est d’ailleurs organisée à la suite de la découverte du passé de l’habitant de Traves. Peiper informe alors la gendarmerie des lettres de menaces anonymes reçues depuis quelques jours. Ce dernier doit certainement convaincre sa femme du danger qu’elle court, puisqu’elle quitte Traves pour l’Allemagne précipitamment.
Les jours passent jusqu’au 13 juillet au soir. Les déclarations concernant l’emploi du temps de Peiper nous sont alors fournies par son voisin mais, faute d’autres témoignages, elles ne peuvent être vérifiées. Peiper et son voisin Ketelhut ayant décidé de passer la soirée ensemble décident de veiller à la suite de menaces reçues. Comme chaque jour, les gendarmes envoyés pour protéger le ressortissant allemand montent la garde devant la propriété et s’éclipsent vers vingt-trois heures trente. Les deux hommes se séparent et Ketelhut rentre chez lui, prend un somnifère pour dormir et se couche. Entre vingt-trois heures trente et une heure du matin, des coups de feu et des détonations retentissent aux alentours de la propriété et le feu se déclare. Il ravage la maison de Peiper avant même que les sapeurs-pompiers n’interviennent. Ceux-ci jouent d’ailleurs de malchance puisque la pompe à eau tombe en panne et que la bouche à incendie est bloquée. Ce n’est pas un feu d’artifice que les habitants de Traves regardent ce soir-là de leur fenêtre, mais la maison de Peiper qui brûle complètement.
Les enquêteurs et les pompiers vont alors découvrir un corps dans les décombres encore fumants, enfin ce qui pourrait y ressembler. On trouve sur la terrasse du pavillon un fusil de chasse et trois douilles ainsi qu’un cocktail Molotov non utilisé. Il ne fait aucun doute que l’incendie est criminel. On découvre la montre du SS à quelques mètres et des impacts de balles sur les arbres voisins de la villa à une hauteur de six mètres. Les coups partis de la villa prouveraient que Peiper aurait cherché à intimider des rôdeurs… Quelques kilomètres plus loin, on retrouve des chiens blessés. Les gendarmes font venir sur les lieux un chien flaireur qui se dirige à l’extérieur, vers les barbelés où un trou a été pratiqué. Ils restent perplexes, d’autant plus que l’on ne peut toujours pas identifier la masse cramoisie qui gît dans les ruines de la maison. On établit officiellement un scénario où des hommes du village auraient attaqué Peiper après le départ de Ketelhut et que l’ex-colonel SS se serait défendu avec son fusil après avoir eu le temps de brûler un certain nombre de documents compromettants avant de périr asphyxié dans la maison enflammée par du mazout. Certains pensent également que la masse noire et calcinée, trouvée dans la maison, serait un chien et non un être humain et dans ce cas… Peiper aurait échappé une fois de plus à ses poursuivants. Il s’agirait alors d’une mise en scène qui lui aurait permis de disparaître de nouveau.
Le lendemain, les badauds ne se cachent pas pour venir regarder ce qu’il reste de la maison du dignitaire nazi. On spécule sur sa mort, on évoque sa survie, on prend forcément parti… Et l’on reparle du doute existant sur la mort d’Hitler… Les enquêteurs reconnaissent que l’on ne peut exclure aucune hypothèse tant que le cadavre retrouvé dans les débris de la maison ne sera pas formellement identifié. Ketelhut, lui, n’a rien vu et rien entendu… Parmi tous les hommes du village, on ne décèle qu’un seul suspect potentiel : un nommé Riquette, lequel est vite innocenté. Le 16 juillet on pratique une autopsie à Vesoul sur les restes du corps découvert deux jours plus tôt. Dans un communiqué, le substitut du procureur Finielz détaille l’opération. On apprend que des radios ont été réalisées, mais que l’état du cadavre carbonisé à un haut degré ne peut permettre aux experts de se prononcer sur son identité. Il ajoute que tous les prélèvements ont bien été faits et que ces derniers seraient comparés aux renseignements anatomiques et physiologiques concernant Peiper (prothèses dentaires, lésions osseuses, blessures de guerre…). Il assure que les radios n’ont décelé que des traces de fumée dans les poumons, mais que le corps est exempt de tout projectile.
En parallèle de l’enquête criminelle, la bataille politique fait rage en France comme à l’étranger. L’UDR et les républicains indépendants dénoncent l’attitude du PCF qui, selon eux, « assume une lourde responsabilité par la campagne d’accusation qu’il a déclenchée ». Dans les milieux extrémistes, on n’en reste pas là ! L’enquête est embrouillée par le flot de lettres anonymes et de menaces proférées contre des militants communistes. Paul Cacheux, qui a démasqué l’ancien criminel de guerre, reçoit des menaces de mort ainsi que Pierre Durand, journaliste de L’Humanité qui avait rendue publique la résidence du colonel Peiper à Traves. Décidément, le cadavre de l’homme retrouvé dans le brasier de la maison de Peiper est bien encombrant. Les policiers, pressés par le ministre de l’Intérieur qui en fait une raison d’État, voudraient clore l’affaire. Mais c’est sans compter sur Simon Wiesenthal, le célèbre chercheur de nazis, qui remet en cause la version officielle. Directeur du Centre de documentation juive à Vienne, il estime qu’il pourrait s’agir d’une mystification et compare l’affaire Peiper à plusieurs cas similaires qu’il a connus en Amérique latine où « on annonce la mort dans des conditions mystérieuses d’anciens nazis sans qu’il soit possible de les identifier avec certitude… »
De tous bords on s’active. Les enquêteurs vont perquisitionner les domiciles des habitants de Traves. On cherche qui a bloqué la bouche d’incendie et qui a saboté la motopompe. Le mutisme règne en maître. C’est une conspiration du silence titrent certains journaux ! D’autre part, le curé de Traves, l’abbé Ducros, reçoit lui aussi des lettres anonymes annonçant que si les criminels ne sont pas arrêtés, dix otages seraient abattus dans la nuit du 31 juillet 1976. De même, l’amicale des anciens SS a fait savoir au téléphone que cette organisation n’était pour rien dans les menaces envoyées à Traves. Elle a ajouté que le voisin de Peiper, Erwin Ketelhut, sculpteur allemand, serait lui aussi un ancien officier de l’État-major SS, et qu’il s’appellerait en réalité Jurgen Lutz. Cet homme, après avoir mis en vente au lendemain du drame son domaine, avec son parc et ses étangs pour 3 200 000 francs, a disparu.
Un millier de nostalgiques de la grande Allemagne se réunissent le dimanche 7 novembre pour rendre hommage à la mémoire de Joachim Peiper, ancien colonel de la Waffen SS, qui a peut-être trouvé la mort cet été là, en France, dans l’incendie de sa maison, près de Vesoul. C’est dans une Maison de la culture de la banlieue de Mannheim décorée aux couleurs de l’ancien Reich allemand (noir, blanc, rouge) que la manifestation se déroule. Six mois plus tard, alors que l’enquête patine, les restes de ce que l’on suppose avoir été le corps de l’ancien colonel SS Joachim Peiper quittent la morgue de l’hôpital de Vesoul, où ils se trouvaient depuis le 14 juillet 1976, pour la ville de Munich où l’attend sa famille. Pour la justice française qui avoue n’avoir que de fortes présomptions sur l’identité des restes retrouvés dans la villa de Peiper, le corps ne peut voyager sous l’identité de Joachim Peiper et c’est donc un corps inconnu qui voyage en direction de l’Allemagne, le juge d’instruction ayant délivré un permis d’inhumer. Ce n’est que six mois après la découverte du corps que le tribunal de Vesoul dressera officiellement l’acte de décès de l’ancien colonel SS. Il est à noter que dans son jugement, le tribunal estimera qu’il n’existe pas de preuve absolue du décès de Joachim Peiper. Toutefois, cet acte de décès devait notamment permettre à la veuve de l’ancien nazi de percevoir les primes d’assurance-vie que ce dernier avait souscrites.
Que s’est-il véritablement passé dans la nuit du 13 au 14 juillet 1976 au lieu-dit Le Renfort à Traves, petite commune près de Besançon ? Quel est ce secret qui hante encore les hauteurs de ce bourg, planté au milieu des vallons, accroché à une colline, juste au-dessus de la rivière, surplombant de grosses fermes posées près des hangars où le ventre de la terre déborde des greniers ? Et s’il n’est pas mort en cette nuit d’été, où est-il allé se cacher, ce retraité bien comme il faut qui répondait au nom de Joachim Peiper, nom qui était devenu pour beaucoup synonyme de crimes, d’horreur, de tortures ? Où était-il cet exterminateur qui avait vu, approuvé, cautionné, les camps de la mort et ceux d’extermination avant de se familiariser avec les crimes de guerre… ? Le saurons-nous un jour ?
Et immédiatement, une autre question vient s’ajouter aux autres : si Peiper n’est pas mort dans l’incendie du 13 au 14 juillet, à qui appartient le corps retrouvé dans les décombres ?
Lors de la découverte du corps de l’homme gisant dans le brasier de la maison de Peiper, il fut prélevé des éléments destinés à être comparés anatomiquement et physiologiquement à ceux conservés de Peiper. On peut penser que ces éléments ont été conservés à l’hôpital de Vesoul après l’autopsie et, dans ce cas, pourrait-on un jour en prélever une partie pour en rechercher l’ADN ?
José Perdomo, le portier de service habituel, n’est pas là. En ce 8 décembre 1980, il a été remplacé par un autre employé, engoncé dans son uniforme vert bouteille, qui fait les cent pas devant l’entrée de l’un des plus célèbres bâtiments de la ville new-yorkaise. Un homme s’approche, timide, dans la pénombre. Il répond au nom de Mark David Chapman. Il demande au portier si Mister Lennon est déjà rentré chez lui. Le gardien lui répond qu’il ne connaît pas les habitudes de la star, mais que l’ancien Beatle s’est absenté pour des séances de photos. Chapman aperçoit une groupie qu’il a déjà aperçue la veille et engage la conversation avec elle. Il se vante de bien connaître les allées et venues du couple Lennon-Ono et propose à la jeune femme d’aller grignoter un bout au Dakota Grill, là où John fait sa revue de presse. Chapman n’a pas d’appareil photo. Non loin de lui, il aperçoit un jeune homme dans le renfoncement d’une porte cochère. Il apprend de ce dernier qu’il attend lui aussi John Lennon pour prendre quelques photos et les vendre peut-être par la suite. Quelques allées et venues sont enregistrées et tous ont la consigne de ne pas divulguer la prochaine sortie du couple Lennon, qui doit se rendre dans les studios pour travailler sur le prochain disque de Yoko.
Soudain, John et Yoko font face à tous devant le portail du célèbre hôtel. Ils sont seuls. Sans garde du corps. D’ailleurs, Lennon a donné ses consignes : il ne veut aucun garde autour de lui et prétend n’avoir nul besoin de protection. N’a-t-il pas déclaré sur les ondes de la BBC peu avant :
« Garde du corps ou non, si un type veut te flinguer, il te flingue ! La seule différence si tu as un garde du corps c’est qu’il descendra d’abord le garde du corps et toi ensuite. »
Il ne se cache pas de profiter de la vie new-yorkaise pour se promener seul dans la rue, anonymement, contrairement à Londres où il lui fallait se cacher ou ruser continuellement pour parcourir quelques mètres.
S’étant approché de la star, Chapman lui tend son dernier disque Double Fantasy. Lennon griffonne son nom. Le jeune photographe en mal de photos inédites mitraille l’instant. Il ne devine pas que ce sera l’une des dernières photos de John prises alors qu’il est vivant. Il est poli John Lennon, il est poli et plein d’attention pour ceux qui viennent le rencontrer à la sortie de son domicile. Chapman le remercie. Ce dernier est troublé par la gentillesse de celui qui avait pourtant déclaré dans une interview à l’Evening Star :
« Le christianisme disparaîtra. Il s’évaporera, rétrécira. Je n’ai pas à discuter là-dessus. J’ai raison, il sera prouvé que j’ai raison. Nous sommes plus populaires que Jésus désormais. Je ne sais pas ce qui disparaîtra en premier, le rock’n’roll ou le christianisme... »
Mais tout ceci est révolu. D’ailleurs, John s’en est maintes et maintes fois expliqué auprès de la presse écrite et dans les radios. Il s’agissait simplement d’un malentendu. Le photographe prend un dernier cliché de Lennon en compagnie de Chapman sans se douter que cette photo fera bientôt le tour du monde et lui rapportera une petite fortune. À ce moment, alors que les Lennon s’engouffrent dans la limousine et que cette dernière disparaît au loin, Mark Chapman s’adresse au jeune photographe avec ces quelques mots bien étranges :
« T’as fait la photo ? Et j’avais mon chapeau sur la tête à ce moment-là ? Tu t’en souviens ? Parce que sinon… Sinon, s’ils ne me reconnaissent pas, ils ne voudront jamais me croire. »
Alors que le jeune photographe s’éloigne de Chapman, ce dernier s’adosse à un mur, regarde une fois de plus l’album dédicacé et se remet à lire son bouquin sorti de sa poche et qui titre L’attrape-cœurs de J. D. Salinger.
José Perdomo, le portier habituel qui avait repris son poste, vient de terminer son service. Il est vingt-deux heures. Chapman se retrouve seul, assis par terre, à attendre l’arrivée du couple Lennon. À vingt-deux heures cinquante, le bruit d’un moteur se fait entendre. Une grosse voiture s’arrête devant l’entrée du porche du Dakota Building. Chapman tente de se cacher dans un recoin d’ombre alors que Yoko sort de la voiture et passe à quelques mètres de lui. Derrière, John rassemble ses affaires, règle le chauffeur et claque la portière. Il s’avance lentement, tenant un magnéto et quelques cassettes contre lui. Il aperçoit l’ombre de Chapman au fond du couloir, la toise du regard puis s’éloigne lui aussi. Mark Chapman appelle Lennon. Ce dernier tourne la tête. Il a juste le temps de voir son assassin le viser, un genou à terre. Cinq coups de feu éclatent alors. Cinq détonations qui résonnent dans le hall de l’immeuble. Chapman vient de vider son arme sur l’ancien Beatle. Quatre balles atteignent John dans le dos et l’une lui brise l’épaule gauche. Chancelant, il monte comme il le peut les quelques marches qui mènent à la loge du gardien. Ce dernier se précipite vers lui. Yoko Ono hurle ! Les voix résonnent. Lennon, mortellement blessé, s’effondre sur le sol.
« On m’a tiré dessus… On m’a tiré dessus… »
Pendant que Lennon perd son sang, le gardien téléphone aux secours. Chapman est inerte, debout, comme apaisé. Il tient son revolver qui fume encore. Il prononce quelques mots :
« J’ai tué John Lennon ! »
Puis, l’assassin se dirige comme un somnambule près de la grille et à la lumière de la lampe, il ouvre un livre et se met à lire avec une totale indifférence sur la scène qui se poursuit à deux pas de lui et du drame qu’il vient de provoquer.
Une voiture de police en patrouille, sirène hurlante, alertée par les coups de feu, s’arrête à côté de la 72e Rue. Le gyrophare inonde le trottoir d’une lumière froide et impénétrable. Les agents se ruent sur Chapman, tombé comme en léthargie à la suite du drame qu’il vient de provoquer. On lui lie les mains. Son livre tombe sur le trottoir. Il s’en inquiète. L’un des agents le ramasse ainsi que le revolver. D’autres policiers, arrivés eux aussi sur les lieux, décident de transporter au plus vite le corps de John Lennon sans attendre l’ambulance. Le blessé est installé à l’arrière d’un véhicule de police qui démarre immédiatement vers le Roosevelt Hospital. Chapman est poussé dans une autre voiture qui prend, elle, le chemin du commissariat central. Yoko Ono monte avec d’autres agents, hébétée et répète sans cesse :
« Dites-moi que ce n’est pas vrai ? »
On déclare la mort de John Lennon dès son arrivée à l’hôpital. Il est vingt-trois heures quinze. L’aorte sectionnée et les poumons atteints, il avait perdu les trois quarts de son sang. Déjà une foule immense, alertée par les radios de la ville et les télévisions, se rassemble devant le Dakota Building. Yoko Ono rentre chez elle accompagnée par la police et appelle Julian, le fils aîné de John, sa tante Mimi qui l’a élevé et Paul McCartney. À l’extérieur on chante Give Peace a Chance en agitant des portraits improvisés de celui qui avait composé l’hymne à la paix et l’on brûle des bougies en reprenant le refrain de Imagine. L’icône de toute une génération vient de disparaître…
L’assassin est interrogé. On lui lit ses droits et on apprend qu’il a vingt-cinq ans et vient d’Hawaï, qu’il est originaire de Fort Worth au Texas, fils d’un père militaire et d’une mère infirmière. On découvre également qu’il est marié depuis juin 1979 avec une certaine Gloria Abe, sino-japonaise comme Yoko Ono, qui travaille dans une agence de voyages. Que l’homme a eu une enfance normale, bien que craignant son père devenu violent à la suite de ses nombreuses turpitudes, qu’il s’est essayé au LSD, à la Bible, au détriment de la réussite de ses études. On apprend qu’il a été hospitalisé plus tard au Castle Memorial Hospital pour une tentative de suicide au monoxyde de carbone. Dans ses papiers on trouve la facture remise par J. & S. Entreprise pour l’achat de son Charter Arms calibre 38. On apprend également que Chapman voulait ressembler à l’ex-Beatle et que c’est à ce titre qu’il avait choisi de se marier avec une Asiatique.
Après s’être convaincu qu’il ne risquait rien dans l’enceinte du commissariat de police de la 82e Rue, Mark Chapman va déclarer à plusieurs reprises que Lennon n’était qu’un fantoche, tout juste bon à raconter le tout et son contraire. Qu’il avait trompé toute une génération de jeunes gens avec ses slogans qu’il n’appliquait pas à lui-même…
« Un people qui chantait : imagine un monde sans possessions, et qui possédait des millions de dollars, des yachts, des propriétés et investissements immobiliers, se moquant des gens comme moi qui crurent ses mensonges et achetèrent ses disques, en construisant une grande partie de nos vies autour de sa musique. »
Puis il se tait. L’inspecteur lui demande la raison de son geste une fois de plus et Chapman répond :
« Je voulais me faire connaître. Je voulais faire connaître L’attrape-cœurs de Salinger. Si vous lisez ce livre et si vous vous intéressez à mon histoire, vous comprendrez… Je suis l’attrape-cœurs de ma génération. »
Les enquêteurs retrouveront dans sa chambre d’hôtel une table transformée en une sorte d’hôtel religieux où Chapman avait déposé l’évangile selon saint Marc, l’évangile selon saint Jean (John) où il avait écrit Lennon, des cassettes des Beatles, etc.
Le 10 décembre 1980, John Winston Lennon est incinéré et plus de cent mille personnes se réunissent à Central Park pour une veillée funèbre. Dans le monde entier des manifestations pacifistes ont lieu à la mémoire de celui qui avait prôné la paix dans ses chansons.
Inculpé immédiatement pour meurtre, Chapman est jugé et reconnu coupable. Condamné à une peine minimum de vingt ans de prison, il est incarcéré à l’Attica State Prison où il demeure encore à ce jour malgré ses nombreuses demandes de libération.
Adulé ou détesté, John Lennon n’aura laissé personne insensible durant les vingt ans qui sillonnèrent sa vie de star mondialement connue. Compositeur et auteur génial, il était provocateur, exhibitionniste, mégalomane et militant de la paix. De gendre bien comme il faut des années 1960, il cassera son image en adoptant des lunettes à bon marché et une longue coupe de cheveux :
« J’ai toujours été contre l’ordre établi, il est tout à fait naturel lorsqu’on a été élevé comme je l’ai été de craindre et de haïr la police comme un ennemi naturel, de mépriser l’armée. C’est tout à fait normal dans la classe ouvrière. »
On le voit bien, du fait de l’influence qu’il peut avoir sur les jeunes, Lennon dérange… D’autant plus qu’il croit ce qu’il dit et paraît le plus sincère du monde, même s’il change souvent d’avis. Il préconise une rupture, celle de l’ancien monde vers le nouveau, une rupture dans les valeurs, dans le mode de vie… Et reprend en chœur : « Change-toi avant de changer les autres… » dans Révolution, écrit pour l’album blanc en 1968. Il épouse Yoko Ono, une artiste et fille de banquier et se laisse pousser la barbe que l’on peut confondre avec ses cheveux. Il annonce ainsi la venue d’une ère nouvelle, celle du Peace and Love ! Sa femme et lui organisent un Bed-in for peace (« Au lit pour la paix ») d’une semaine à Amsterdam. Une autre façon de manifester dit-il… Ils resteront allongés sept jours dans la chambre 902 de l’hôtel Hilton. L’expérience sera renouvelée à Montréal. Lennon en profite pour renvoyer sa médaille de membre de l’Empire britannique en signe de protestation contre l’engagement de la Grande-Bretagne dans la guerre du Biafra et contre le soutien de l’Angleterre aux États-Unis dans la guerre du Vietnam… De bons sentiments, il en a l’ancien Beatle, comme celui d’acheter une immense caravane pour la transformer en école pour enfants gitans. Il se mobilise également contre la peine de mort et met ses talents d’auteur pour la cause. Le FBI commence à s’intéresser à lui. Celui qui vient d’être élu « clown de l’année 1969 » commence à devenir terriblement gênant. La star a une fâcheuse habitude : celle de se prendre pour le Christ. Il poursuit son chemin en chantant dans The Ballade of John and Yoko qu’« au train où vont les choses, on finira par le crucifier… » En juillet 1976, il obtient enfin sa carte verte lui donnant le droit de rester aux États-Unis.
Au lendemain de sa mort, un mouvement se crée pour faire toute la lumière sur son assassinat et des affiches sont placardées sur les murs de New York où il est écrit que Lennon n’est pas mort par hasard, que sa mort a un lien avec sa réapparition publique et politique… Et elles concluent avec un :
« Ne vous laissez pas intimider par les manœuvres gouvernementales… »
Cette recommandation laisse entendre que Washington n’est pas étranger à la disparition de John Lennon. Il est vrai que hormis la renaissance musicale de John, ce dernier faisait de nouveau parler de lui dans ses prises de position. Il devait entre autres apporter son soutien aux grévistes de Californie le 13 décembre suivant. On imagine alors une théorie du complot impliquant le gouvernement de Ronald Reagan et utilisant Mark Chapman.
On apprend que Mark Chapman, portant un cartable, s’était fait conduire par un taxi à son arrivée dans un immeuble de la 62e Rue Ouest, où il était resté cinq minutes. Puis, il avait demandé au même taxi de se diriger vers Central Park et arrivé à l’angle de la 2e Avenue et de la 65e Rue Est, il s’était absenté quelques minutes de nouveau. Mark Chapman avait ensuite demandé au chauffeur de le déposer entre Bleecker Street et la 6e Avenue… Mise en scène ou véritable rendez-vous ? Et si oui, que contenait le cartable en question ? Une chose est certaine, il ne l’avait pas avec lui lors de son arrestation. Si les courses et les arrêts de taxis sont relatés dans le rapport, les archives de l’officier de police Hoffman du NYPD, comprenant les six mois d’enquête, resteront secrètes. Lors de son arrestation, on trouvera sur lui plus de deux mille dollars et une carte de crédit : d’où peut bien provenir cet argent ? Et puis il y a ce livre de Salinger, L’attrape-cœurs, qui accompagne ses gestes tout au long de son séjour à New York… Un livre dont l’interprétation morbide devait conduire Mark Chapman à tuer son héros… Beaucoup imaginent alors qu’on aurait pu conditionner, voire programmer le jeune homme, en menant une action psychologique pour l’amener à se débarrasser de celui qui hantait ses cauchemars… On rapporte également le témoignage de Chapman relatif à son changement de défense lors de son procès où il devait plaider coupable :
« J’étais allongé dans ma cellule et j’ai entendu une petite voix dans mon cœur, une toute petite voix je la sentais plus que je ne l’entendais vraiment. C’était la voix de Dieu. Il m’enjoignait d’abandonner. Il me disait que sinon ce procès se transformerait en vaste cirque ! »
Ainsi, en écoutant la voix et en plaidant coupable, il évitait aux enquêteurs et au tribunal de chercher plus loin un éventuel assassin ou un commanditaire et que tout ceci se « transforme en un vaste cirque ». Certes, ces voix purent être l’objet d’une nouvelle hallucination, mais ces directives purent également lui être suggérées sous hypnose ou autre…
Il reste que les amis de Chapman ne croient pas une seconde qu’il ait pu se donner l’ordre de tirer. De même, le lieutenant Arthur O’Connor, le commandant de la vingtième section de la police de New York qui avait traité le meurtre de John Lennon, avait déclaré :
« Tant que vous essayerez de mettre au jour la conspiration, je vous soutiendrai. Comme j’ai dit au téléphone, si ce monsieur [le tireur] avait voulu s’échapper, il pouvait partir facilement. Il y avait le métro juste à côté et personne autour pour l’arrêter. Il est vrai que Mark Chapman a eu une réaction très bizarre, n’essayant pas du tout de s’échapper, et agissant comme un robot, insensible au tumulte l’entourant, alors que l’enquête avançant, il a semblé très inquiet d’être lynché. Son parcours a de quoi interroger, lorsque l’on voit le nombre de fois où il a brutalement changé de personnalité, de mode de vie, d’aspirations, renonçant plusieurs fois à son projet d’assassinat, pour se réveiller le 8 décembre 1980, calme et serein sur son projet de tuerie. »
On prétend que seul John Lennon avait le pouvoir de rassembler des millions de gens contre Reagan. On apprit que Chapman avait travaillé pour le Y.M.C.A. à Beyrouth, puis à Hawaï en 1975 et qu’il en était revenu changé. Que l’ex-Beatle était surveillé de près par le FBI depuis l’épisode John Sinclair à propos duquel il avait pris parti et participé à des manifestations en 1971. Il avait d’ailleurs composé la chanson portant le nom de celui qui était emprisonné pour avoir contesté la politique menée par Washington. En 1972, un rapport venant de la commission du Sénat à la Sécurité intérieure, concernant les troubles envisagés aux États-Unis à la suite de la campagne présidentielle de Richard Nixon, relate que les partisans de la gauche nouvelle prévoyaient d’utiliser John Lennon pour ratisser le plus large possible… On interdira par la suite des chansons de John dans les radios et télés et on engagera une procédure d’expulsion. Lennon sera fiché pour activités révolutionnaires. On sait enfin que la CIA et le FBI devaient alimenter régulièrement des dossiers sur le couple Lennon.
Alors… Mark Chapman malade mental, atteint de schizophrénie et d’aliénation mentale ou Mark Chapman conditionné, voire programmé à tuer… ? Et si Mark Chapman était les deux ?
Le prisonnier de l’Attica State Prison se verra refuser la liberté conditionnelle à huit reprises - la prochaine demande aura lieu en 2016 - et restera emprisonné sur le rocher comme il le déclare aux médias venus l’interviewer. Sans trop de remords, il continue à déclarer qu’il se sentait « tellement contraint à commettre ce meurtre que rien n’aurait pu [l]’éloigner de l’immeuble ! »
Les cendres de John Lennon reposent dans une urne remise par les pompes funèbres new-yorkaises à Yoko Ono. Cette urne avait été enveloppée auparavant, par délicatesse, d’un joli papier cadeau à ruban, pour ne pas attirer l’attention des groupes amassés devant l’entrée du Dakota Building.
Lorsqu’il était encore avec les Beatles, John Lennon avait répondu à un journaliste lui demandant comment il pourrait mourir :
« Je serai probablement descendu par un cinglé. »
Puis avait entonné le refrain devenu célèbre et annonciateur :
« Happiness is a warm gun ! »
Le bonheur est un fusil tout chaud…
1. À Malmedy, il s’agissait d’une unité américaine sanitaire et d’ambulanciers, qui furent massacrés et ne se défendirent pour ainsi dire pas. Ses membres furent exécutés méthodiquement par des tirs individuels et achevés à terre.