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Le cerveau des émotions

Le xxe siècle a été le théâtre de fabuleuses découvertes scientifiques tant dans le domaine de l’infiniment grand (astrophysique) que dans celui de l’infiniment petit (physique quantique), ou encore dans les sciences de la vie. Il restait toutefois un continent quasiment inexploré : le cerveau humain. Depuis une trentaine d’années, il fait l’objet de nombreuses études, et le xxie siècle sera certainement celui de la découverte des secrets de sa complexité, voire, très probablement, celui d’une meilleure compréhension du fonctionnement de notre esprit et de ses interactions avec le corps.

Les premières recherches ont déjà permis de mettre au jour une extraordinaire chimie du cerveau qui influe directement sur notre bien-être. On a ainsi découvert que certaines molécules produites dans l’encéphale jouent un rôle important dans notre équilibre émotionnel. Plus d’une soixantaine de neurotransmetteurs (ou neuromédiateurs) occupent la scène du cerveau62. Ces substances dérivent d’acides aminés et assurent la communication d’un neurone à l’autre grâce à l’influx nerveux, en favorisant la propagation de celui-ci ou en l’inhibant. Les effets des neuromédiateurs diffèrent selon la zone dans laquelle ils entrent en action. L’excès de l’un peut entraîner la carence d’un autre. Chaque lobe du cerveau reçoit du système nerveux des influx électriques qu’il va s’occuper à convertir en message chimique, et c’est de cette transformation que dépend l’harmonie cérébrale. Les neurotransmetteurs sont perturbés par une alimentation déséquilibrée, des débordements émotionnels ou le manque de sommeil.

 

Le neurobiologiste Eric Braverman a utilisé le test Brain Electrical Activity Map (BEAM) pour étudier le fonctionnement électrique du cerveau63. Conçue dans les années 1980 par les chercheurs de la faculté de médecine de Harvard, cette technique d’imagerie cérébrale permet d’examiner si le cerveau est équilibré ou bien déséquilibré en dopamine, acétylcholine, GABA (acide gamma-aminobutyrique) et sérotonine. La dopamine correspond à l’énergie et à la motivation, l’acétylcholine aide à la créativité et à la mémorisation, le GABA est relaxant et apporte la stabilité de l’humeur, la sérotonine est couplée à la joie de vivre, au sentiment de satisfaction. Pour Braverman, ces quatre principaux neuromédiateurs du cerveau exercent une forte influence sur nos comportements.

Ainsi, une personne ayant un bon équilibre en GABA va avoir tendance à se montrer bienveillante et dévouée ; elle sera aussi capable d’accueillir les problèmes avec un certain détachement. Ce neuromédiateur est également impliqué dans la production d’endorphines, molécules libérées pendant l’effort physique, que ce soit le sport ou les relations sexuelles, créant une sensation d’euphorie. Mais si le GABA se trouve en excès dans le cerveau, la personne sera encline à se sacrifier pour les autres et à devenir dépendante d’eux. En revanche, une sévère carence du même neurotransmetteur peut générer une certaine instabilité et une propension à perdre le contrôle de soi.

La dopamine, sécrétée en majorité par les lobes frontaux, est synonyme d’appétit de vivre, de motivation, de prise de décision. Lorsque c’est elle qui prédomine, la personnalité est vive, extravertie, elle aime le pouvoir mais peut avoir du mal à accepter la critique. En excès, la molécule peut conduire à des actes impulsifs et violents.

L’acétylcholine, fabriquée dans le lobe pariétal, est liée à la créativité, à l’intuition, à la sociabilité, au goût de l’aventure ainsi qu’à la mémoire. En excès, elle peut donner lieu à un altruisme excessif ; l’individu va jusqu’à penser que son entourage profite de ses bons services et devenir paranoïaque. Un manque fait perdre le sens des réalités et la capacité de concentration.

La sérotonine, que l’on trouve dans le raphé et jusque dans l’intestin grêle, est impliquée dans la joie de vivre, l’optimisme, le contentement, la sérénité, le sommeil et dans l’harmonisation des deux hémisphères cérébraux. En excès, elle peut engendrer une grande nervosité et un manque de confiance en soi : la personne va se sentir agressée par la moindre critique et sera « pathologiquement paniquée à la perspective de déplaire ». À cause d’une carence en sérotonine, elle se sentira rejetée par ses proches et se repliera sur elle-même ; la dépression est un symptôme fréquent d’un déficit en sérotonine.

 

En sus des neurotransmetteurs, le cerveau subit l’influence des hormones, substances sécrétées par les glandes endocrines telles que l’hypophyse, la thyroïde, les surrénales et les glandes génitales. Elles peuvent également être fabriquées par le pancréas qui sécrète de l’insuline, ainsi que par l’hypothalamus qui, lui, sécrète l’ocytocine dont nous allons parler ci-après.

Libérées dans le sang par ces glandes endocrines et ces organes, les hormones vont en général se lier à une protéine qui régule leur action pour assurer le bon fonctionnement d’un grand nombre de fonctions physiologiques comme le métabolisme des cellules, le développement sexuel ou encore la réaction du corps au stress. Enfin, comme une clef trouvant la bonne serrure, l’hormone se fixe sur le récepteur qui lui correspond, situé sur son organe cible, et aide ainsi l’organisme à s’adapter et à faire face aux besoins qui se présentent.

Parmi les hormones qui jouent un rôle dans le bien-être ou les émotions positives, on trouve l’ocytocine, synthétisée dans l’hypothalamus, qui est libérée lors de l’orgasme, de l’accouchement et de l’allaitement. Ce polypeptide joue un rôle positif dans la confiance que l’on accorde aux autres, il favorise l’empathie, la générosité et motive le désir d’aider. L’ocytocine réduit également le stress et l’anxiété que l’on peut éprouver en situation sociale64.

Le système hormonal s’autorégule par un effet de feed-back qui encourage ou freine la production des hormones. Mais celles-ci sont souvent déréglées par le stress, ainsi que par des perturbateurs qui vont miner, bloquer ou modifier l’action de telle ou telle hormone, engendrant des effets nocifs dans le fonctionnement de l’organisme. Outre le mercure et le plomb, citons parmi ces indésirables le bisphénol A et les phtalates que l’on trouve dans de nombreux plastiques présents dans notre environnement immédiat, et les parabens qui entrent dans la composition de certains cosmétiques ainsi que dans celle des aliments industriels et de centaines de produits pharmaceutiques.

 

Un autre facteur de bien-être, récemment mis en avant par les spécialistes du cerveau, est la longueur d’un gène (5-HTTLPR) qui détermine la fabrication d’une molécule responsable du transport de la sérotonine dont nous venons de voir qu’elle est le neurotransmetteur favorisant l’optimisme, la joie de vivre, la sérénité. Variable selon les individus, la longueur de ce gène exerce une influence non négligeable sur nos humeurs. Une étude menée aux États-Unis sur 2 574 personnes vient de montrer qu’un gène court, qui fournit moins de transporteur qu’un gène long, rend le sujet plus sensible aux événements stressants, alors qu’un gène long lui permet au contraire de mieux retenir les événements positifs65.

 

Notre vie émotionnelle est ainsi considérablement influencée par notre cerveau et par toutes les substances chimiques sécrétées par notre corps. Celles-ci exercent un rôle important dans notre aptitude au bonheur ou au malheur, ainsi que l’avait pressenti Schopenhauer sans avoir, à l’époque, aucune connaissance du fonctionnement chimique de notre organisme. Mais si l’on peut avoir l’impression que neuromédiateurs et hormones nous déterminent, diverses études scientifiques montrent que l’on peut aussi agir sur eux en modifiant peu à peu nos habitudes et nos comportements. On a ainsi récemment découvert notre extraordinaire neuroplasticité : le cerveau se modifie continuellement, en fonction de nos expériences, en fabriquant de nouveaux neurones ou de nouvelles connexions neuronales.

En montrant que notre aptitude au bonheur est influencée par notre patrimoine génétique et par les sécrétions chimiques de notre organisme, tout en n’étant pas entièrement fixée par elle, puisqu’elle est susceptible d’évoluer en fonction de notre alimentation, de nos comportements, de nos modes de vie, la science contemporaine infirme en définitive l’hypothèse, maintes fois suggérée, du déterminisme génétique. La quête du « gène du bonheur » est un pur fantasme. Nos gènes conditionnent certes de manière importante notre disposition au bonheur, mais ils ne la déterminent pas. Ils fondent en grande partie notre structure émotionnelle, mais nous pouvons agir sur nos émotions et nos états d’âme. C’est ce qu’avait fort bien compris et expliqué il y a plus de trois cent cinquante ans un philosophe juif hollandais nommé Baruch Spinoza, comme nous le verrons à la fin de cet ouvrage.