Nous sommes ce que nous pensons
Qu’est-ce que je serais heureux si j’étais heureux !
Un vieux débat philosophique relancé par la psychologie moderne porte sur le lien entre nos affects (émotions, sentiments) et nos pensées et croyances. Ceux-là précèdent-ils et conditionnent-ils celles-ci ? Ou bien, à l’inverse, nos émotions et nos sentiments sont-ils le fruit de nos pensées et de nos croyances ? Soit un exemple concret : un individu triste qui doute de ses capacités est-il devenu triste parce qu’il est habité par l’idée ou la croyance qu’il est un incapable, ou bien a-t-il développé cette pensée parce qu’il a vécu, enfant, une émotion traumatisante qui, l’ayant rendu triste, a développé en lui un complexe d’infériorité ?
Les Anciens ont eu plutôt tendance à postuler l’antériorité et le primat de la pensée sur l’émotion. « Nous sommes ce que nous pensons », affirme le Bouddha. Depuis Spinoza, puis Freud, les modernes valorisent au contraire les affects qui, selon eux, détermineraient le contenu de nos pensées. Mais, avec le développement de la psychologie positive à la fin du xxe siècle, les contemporains soulignent à leur tour le rôle déterminant des pensées et des croyances dans la vie émotionnelle.
Je crois qu’il s’agit là d’un faux problème. La réalité, me semble-t-il, est qu’il existe une interaction permanente des affects et des pensées, lesquels se conditionnent mutuellement. Parfois l’émotion précède la pensée : comme je me suis fait mordre un jour, j’ai peur des chiens et pense qu’ils sont dangereux. Parfois la pensée précède l’émotion : ma mère m’a dit que les chiens sont dangereux et je suis tétanisé par la peur quand j’en vois un qui se dirige vers moi. Ce qui importe, c’est que dans les deux cas, on peut agir sur ses émotions pour faire évoluer pensées et croyances, tout comme on peut agir sur ses pensées et ses croyances pour mieux réguler sa vie émotionnelle.
La plupart des nouvelles thérapies comportementalistes, qui obtiennent dans l’ensemble de bons résultats, associent travail sur les émotions et travail sur la pensée par une reprogrammation positive. Corps et esprit, émotions et pensées sont mobilisés pour permettre de guérir d’un traumatisme, d’une phobie, d’une blessure du passé. Mais le travail sur les pensées et les émotions n’est pas que curatif, il peut être aussi préventif. Il s’agit alors de faire montre de vigilance lorsque telle pensée ou telle émotion apparaîtra, afin d’éviter d’en être perturbé. L’attention à la vie intérieure, nourrie par l’introspection, permet de sentir de plus en plus vite ce qui se joue en nous, et de réagir avant que la pensée ou l’émotion ne vienne s’enraciner et nous perturber. C’est aussi un des apports majeurs de la méditation : par cet exercice quotidien de mise à distance de nos pensées et de nos émotions, nous apprenons à ne plus nous identifier aux émotions qui surgissent inopinément, ou à nous laisser envahir par la moindre pensée. Nous apprenons à ne plus dire : « Je suis en colère », ou « Je suis triste », mais à constater : « Tiens, une colère, ou une tristesse, arrive. » Cette distanciation permet une meilleure maîtrise de la vie émotionnelle et une sélection vigilante des pensées qui viennent à l’esprit.
Nous pouvons franchir un pas de plus et travailler activement sur nos pensées et nos croyances. Nous y serons d’autant plus enclins que nous aurons compris que le monde extérieur n’est que le miroir de notre propre monde intérieur. Quand il regarde un paysage, l’homme d’affaires voit un site à exploiter, le poète une « forêt de symboles », l’amoureux songe à celui ou celle qu’il aime et rêve de s’y promener en sa compagnie, le mélancolique se remémore avec nostalgie des événements lointains dans un cadre naturel semblable à celui-ci, l’esprit joyeux se réjouira des couleurs et de l’harmonie du paysage, quand le déprimé n’y verra qu’un morne spectacle. Nos pensées et nos croyances, comme nos états d’âme, déterminent notre rapport au monde. Un homme confiant verra une belle opportunité dans une situation donnée quand l’homme timoré se focalisera sur le risque couru. Un individu qui se respecte ne doutera pas de l’estime que les autres lui portent, quand un individu qui a perdu l’estime de soi sera sensible au moindre signe critique qui ne fera que conforter sa négativité.
C’est ce que les Anciens avaient là encore parfaitement compris. À la suite du Bouddha, le sage stoïcien Épictète affirmait : « Nul ne peut te faire de mal si tu ne le veux pas. Car tu subiras un dommage quand tu jugeras que tu subis un dommage72. » Je reviendrai plus longuement sur les sagesses bouddhiste et stoïcienne. Ce qui m’importe ici est de montrer combien le travail sur nos pensées et nos croyances est un élément essentiel dans la construction d’une vie heureuse. Schopenhauer l’avait bien saisi et insistait notamment sur la nécessité de développer des pensées positives tout en éliminant nos vieilles croyances négatives. Dans son traité sur L’Art d’être heureux, il conseille de « considérer ce que nous possédons avec le regard précisément que nous aurions si cela nous était arraché73 » (biens matériels, santé, position sociale, amours), car ce n’est souvent qu’après la perte que nous réalisons la chance que nous avions. De passer de la pensée : « Et si j’avais cela ? » à la pensée : « Et si je perdais cela ? » De regarder ceux qui vont plus mal que nous plutôt que ceux qui vont mieux, car comme les études sociologiques contemporaines le confirment, la comparaison est une des clefs du bonheur et du malheur74. Schopenhauer recommande également d’éviter autant que faire se peut de multiplier les espoirs et les craintes75. De son côté, le philosophe contemporain André Comte-Sponville a bâti toute sa philosophie du bonheur sur le thème d’une sagesse du désespoir : « Le sage n’a plus rien à attendre ni à espérer. Parce qu’il est pleinement heureux, rien ne lui manque. Et parce que rien ne lui manque, il est pleinement heureux76. »
Martin Seligman, professeur à l’université de Pennsylvanie, dirige le centre de psychologie positive à Philadelphie. Depuis quarante ans, il est l’un des pionniers de la psychologie positive, discipline qui s’intéresse au fonctionnement humain optimal et vise à valoriser les facteurs permettant l’épanouissement des individus. Plutôt que de se focaliser sur la maladie ou le mal-être, elle met l’accent sur l’origine d’une bonne santé psychologique. Dans ce cadre, Seligman a procédé à de nombreuses études destinées à comprendre ce qui favorise la santé ou la maladie, le bonheur ou le malheur. Ces études, étalées sur plusieurs décennies, portant sur des milliers d’individus, l’ont conduit à remettre d’actualité la vieille distinction entre individus « optimistes », qui voient plutôt le côté positif des choses et envisagent l’avenir avec confiance, et les « pessimistes », enclins à voir le côté négatif des choses et sont inquiets devant l’avenir. Or ces études, complétées par celles de nombreux autres chercheurs, ont montré que les « optimistes » réussissent globalement mieux que les « pessimistes » en tous domaines et sont ainsi beaucoup plus aptes au bonheur. Parce qu’ils ont confiance dans la vie et envisagent le futur avec sérénité, ils « attirent » en quelque sorte à eux davantage d’événements ou de rencontres positifs que les pessimistes. Ils bénéficient aussi d’une meilleure santé, sont huit fois moins sujets à la dépression, et jouissent d’une meilleure espérance de vie77. Dans n’importe quelle situation difficile, alors que l’optimiste envisage une solution au problème, le pessimiste reste convaincu qu’il n’y en a pas ou que la situation critique va perdurer. Au fond, le pessimiste ne croit pas que le bonheur soit possible. Il pourrait adopter pour maxime la célèbre formule de Woody Allen : « Qu’est-ce que je serais heureux si j’étais heureux ! »
D’où vient alors que certains individus soient davantage optimistes et d’autres plus enclins au pessimisme ? Seligman avance plusieurs facteurs, le principal étant la sensibilité de l’individu transmise par héritage génétique. Mais l’influence des parents et des enseignants n’est pas non plus à négliger, tout comme celle de l’environnement global et de la religion. Ainsi, certains peuples semblent plus optimistes que d’autres : c’est le cas des Américains, alors que les Français sont réputés figurer parmi les plus pessimistes au monde. L’influence des médias est aussi déterminante : ils peuvent entretenir une atmosphère anxiogène en faisant sans cesse leurs gros titres sur tout ce qui va mal. S’il est sans doute difficile à un individu typiquement « pessimiste » de devenir du jour au lendemain « optimiste », il est cependant loisible à chacun de nous d’atténuer le caractère négatif de ses croyances et de ses pensées tout en abordant la vie avec davantage de confiance. Il n’en sera peut-être que plus heureux, ou, à défaut, il se sentira moins malheureux.