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Le temps d’une vie

« Êtes-vous heureux ? » Formulée de manière aussi abrupte, cette question me laisse toujours mal à l’aise. Si elle entend interroger mon état actuel, elle ne présente aucun intérêt véritable : je puis être mal à l’aise sur le plateau de télévision où l’on me décoche cette question et avoir envie d’y répondre « non » par référence à ce mal-être ponctuel alors que je suis globalement heureux dans ma vie… et inversement. Si elle entend interroger mon état global sur la durée, elle a le défaut d’être trop binaire : comme si on était totalement heureux ou, à l’inverse, intégralement malheureux. En fait, nous sommes presque tous « plus ou moins heureux », et notre impression de bonheur fluctue avec le temps. Je peux me dire aujourd’hui globalement heureux, c’est-à-dire satisfait de la vie que je mène, et certainement beaucoup plus qu’il y a dix ou vingt ans ; mais je le serai peut-être moins ou davantage dans dix ans. L’objectif à poursuivre est d’être de plus en plus profondément et durablement heureux, autant que la vie nous le permet.

 

Les chercheurs qui ont analysé les différents paramètres du bien-être subjectif font remarquer qu’il existe chez chaque individu une sorte de « point fixe » du bonheur lié à sa personnalité. Chaque individu possède de manière naturelle une certaine aptitude à être heureux. Il se trouvera en dessous de son point fixe lorsqu’il sera confronté à une situation pénible (maladie, échec professionnel ou affectif), mais au-dessus lorsqu’il vivra une expérience positive (mariage, promotion). Cependant il reviendra ensuite presque toujours à son point fixe. Certaines études ont même montré que la majorité des personnes qui gagnent au Loto connaissent un pic de bonheur, l’espace de quelques mois, avant de retomber peu à peu à leur niveau antérieur de bien-être. Inversement, bon nombre de personnes qui deviennent handicapées à la suite d’un grave accident sont extrêmement malheureuses pendant un certain laps de temps, allant souvent jusqu’à souhaiter mourir ; puis leur goût de vivre et leur mieux-être reprennent progressivement le dessus et, au bout de deux ans en moyenne, elles retrouvent généralement leur « point fixe », cette constante de bonheur qu’elles éprouvaient avant leur accident79.

Tout l’intérêt du travail sur soi, de la quête de sagesse, consiste précisément à pouvoir élever notre « point fixe » de satisfaction afin que le bonheur soit pour nous de plus en plus intense, profond et durable. J’ai pu moi-même expérimenter qu’il était possible de franchir des paliers dans notre capacité d’être heureux. Autant de « manches » qui constituent les nouveaux « points fixes » de notre aptitude au bonheur.

 

À cette possible évolution subjective, liée au travail intérieur de chacun, se superpose une progression de l’indice de satisfaction, tout au long de la vie, assez semblable chez une majorité d’individus. Les études statistiques montrent en effet que la plupart des gens partagent un indice de satisfaction qui varie selon l’âge de manière assez similaire. Ainsi, en France, à partir des enquêtes d’opinion qui posent chaque année (depuis 1975) la question de la satisfaction de vie, des chercheurs de l’Insee ont démontré qu’il y avait bel et bien un effet d’âge quelles que soient les générations sondées. Grosso modo, l’indice de satisfaction global de la vie ne cesse de baisser de l’âge de vingt ans jusqu’aux alentours de la cinquantaine, à partir de quoi il connaît une hausse sensible jusque vers les soixante-dix ans, avant de connaître une nouvelle phase de déclin80. Les chercheurs ne donnent pas vraiment d’explication à ce phénomène. Il me semble qu’on peut avancer l’hypothèse que la baisse de la satisfaction globale jusque vers la cinquantaine correspond à la perte des illusions et à la confrontation avec les difficultés de la vie adulte, ainsi qu’aux grandes remises en question du milieu de vie que l’on observe chez la plupart des individus entre trente-cinq et cinquante ans. La forte remontée qui suit, de la cinquantaine jusque vers soixante-dix ans, pourrait s’expliquer par l’épanouissement de la maturité : on est de plus en plus satisfait dans sa vie professionnelle et on a acquis, avec l’expérience, une connaissance de soi et des autres qui permet de vivre mieux. On a parfois refondé son existence sur de nouvelles valeurs ou de nouveaux désirs. D’aucuns ont même « refait » leur vie. La progressive décroissance de l’indice de satisfaction à partir de soixante-dix ans pourrait en revanche s’expliquer par les affres du vieillissement – soucis de santé croissants, perte de capacités physiques ou intellectuelles, perspective rapprochée de la mort –, mais aussi par le décès d’amis et parfois du conjoint.

De fait – et nous ne l’avons pas encore suffisamment évoqué –, notre bonheur dépend pour beaucoup de notre relation aux autres.