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La quête du bonheur peut-elle rendre malheureux ?

Pascal Bruckner est beaucoup plus convaincant lorsqu’il dénonce « l’impératif de bonheur » sévissant dans nos sociétés actuelles en montrant comment, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la quête de bonheur s’est progressivement muée en injonction au bonheur. Le « droit » au bonheur s’est mué en « devoir », et, du coup, en fardeau. L’homme moderne est « condamné » à être heureux et « ne peut s’en prendre qu’à lui-même s’il n’y parvient pas. […] Nous constituons probablement les premières sociétés dans l’histoire à rendre les gens malheureux de ne pas être heureux. […] À la dramatisation chrétienne de la salvation et de la perdition, fait pendant la dramatisation laïque de la réussite et de l’insuccès102 ».

De fait, l’obsession du bonheur fait bien souvent obstacle au bonheur. D’abord parce que la société marchande nous fait miroiter maintes fausses promesses du bonheur liées à la consommation d’objets, à l’apparence physique, à la réussite sociale. Ceux qui y succombent iront bien souvent de désirs assouvis en nouveaux désirs insatisfaits, donc de frustration en frustration. Ensuite, parce que l’hédonisme contemporain se pratique souvent au prix d’une coûteuse ascèse. Le bonheur, comme jadis le salut, se mérite. Le sociologue allemand Max Weber a montré que la Réforme protestante « a fait sortir du monastère ascétisme chrétien et vie méthodique pour les mettre au sein de la vie active dans le monde103 ». Le sacré s’écrit dorénavant avec la grammaire du profane : la discipline respectée par les moines pour assurer leur salut s’est progressivement muée en une autre forme d’astreinte : celle à laquelle chacun s’oblige en vue d’accéder au bonheur. Ascèse du trader qui travaille jour et nuit pour s’enrichir, figure ultramoderne de l’entrepreneur capitaliste puritain décrit par Weber. Ascèse du coureur marathonien, de l’adepte assidu des salles de sport, de tous les sportifs de haut niveau (l’exercice physique apparaît d’ailleurs bien souvent comme l’équivalence moderne des exercices spirituels des Anciens). Et tout simplement ascèse des parents qui jonglent entre métiers accaparants, enfants, hobbies, amis, et finissent par s’épuiser à vouloir tout mener de front.

Enfin, des études américaines ont mis en évidence le fait que le malheur résulte souvent du fait qu’on s’est fixé des objectifs trop élevés qu’on ne parvient jamais à atteindre… à commencer par vouloir être très heureux ! Elles confirment les travaux du chercheur français Alain Ehrenberg sur « la fatigue d’être soi ». Croisant l’histoire de la psychiatrie et la sociologie des modes de vie, Ehrenberg a montré que les nombreuses formes de dépression qui affectent aujourd’hui l’homme occidental (fatigue chronique, insomnie, anxiété, stress, indécision…) constituent le prix à payer pour le double impératif d’autonomie et d’accomplissement de soi. Véritable « maladie de la responsabilité », la dépression est le symptôme de l’individu libéré des tutelles religieuses et sociales qui entend néanmoins répondre à l’impératif moderne de se réaliser par soi-même. « En 1800, écrit le sociologue, la question de la personne pathologique apparaît avec le pôle folie-délire. En 1900, elle se transforme avec les dilemmes de la culpabilité, dilemmes qui déchirent l’homme rendu nerveux par ses tentatives de s’affranchir. En l’an 2000, les pathologies de la personne sont celles de la responsabilité d’un individu qui s’est affranchi de la loi des pères et des anciens systèmes d’obéissance et de conformité à des règles extérieures. La dépression et l’addiction sont comme l’avers et l’envers de l’individu souverain104. » Une telle analyse s’applique on ne peut mieux à la moderne injonction au bonheur qui peut rendre les individus malheureux.

Faut-il pour autant ne pas chercher à être heureux ? L’attitude juste, pour le devenir, consiste-t-elle à ne rien attendre, ne rien souhaiter, ne rien espérer ? À laisser la vie agir sans se donner d’objectifs, sans poursuivre quelque idéal que ce soit ? Certes, on peut être heureux sans jamais se poser la question du bonheur et parfois même cette seule question peut compliquer l’existence. Une amie brésilienne m’a confié avoir vécu longtemps dans une certaine insouciance en étant satisfaite de sa vie. Et puis un jour, une amie venant vivre en France lui a posé la question : « Est-ce que tu es heureuse ? » Et mon amie de conclure : « Je ne m’étais jamais posé cette question et soudain j’ai perdu la joie de vivre car cette interrogation m’a tourmentée ! »

En même temps, comme le rappelle le philosophe anglais David Hume, « la grande fin de toute activité laborieuse de l’homme, c’est d’atteindre le bonheur. Dans ce but, les arts furent inventés, les sciences cultivées, les lois ordonnées, et les sociétés modelées par la plus profonde sagesse des patriotes et des législateurs105 ». Toute l’histoire est faite de rêves ou d’utopies mis en œuvre par des individus et des sociétés. C’est parce que les humains ont souhaité une vie meilleure et ont tout fait pour y parvenir que se sont accomplis les grands progrès de l’humanité. Il en va de même dans notre vie personnelle : c’est parce que nous voulons progresser, être plus heureux que notre vie s’améliore et nous procure de plus en plus de satisfaction. L’obsession du bonheur ou la quête d’un bonheur trop parfait peut produire le résultat inverse. Tout l’art du bonheur consiste donc à ne pas se fixer des objectifs trop élevés, inatteignables, écrasants. Il est bon de les graduer, de les atteindre par paliers, de persévérer sans crispation tout en sachant parfois lâcher prise et accepter les échecs et les aléas de la vie. C’est ce que Montaigne et les sages taoïstes chinois ont bien compris et expliqué : laisser s’exercer son attention sans effort ; ne jamais affronter une situation en vue de la forcer ; savoir agir et ne pas agir. Bref, espérer le bonheur et le poursuivre tout en étant souple, patient, sans attentes démesurées, sans crispation, en constante ouverture de cœur et d’esprit.