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Le sourire du Bouddha et d’Épictète

Ce ne sont pas les choses qui te lient, mais ton attachement aux choses114.

Tilopa

Que ce soit en Inde ou en Grèce, un certain nombre de sages affirment avoir trouvé une issue à l’impasse où se trouve l’homme qui cherche à adapter le monde à ses désirs : inversant la problématique, le sage cherche à adapter ses désirs au monde. Il vise à les maîtriser, à les limiter, voire à les neutraliser pour s’accorder au réel. Il peut ainsi être satisfait de sa vie, quels que soient les faits extérieurs qui surviennent et risquent de l’affecter. Autrement dit, le bonheur du sage ne dépend plus des événements toujours aléatoires émanant du monde qui lui est extérieur (santé, richesse, honneurs, reconnaissance, etc.), mais de l’harmonie de son monde intérieur. C’est parce qu’il a su trouver la paix en lui-même qu’il est heureux. Plutôt que de vouloir changer le monde, le sage concentre ses efforts à se changer. Son bonheur est immanent : il se réalise ici-bas, dans le monde tel qu’il est, au plus intime de lui-même.

C’est par ce renversement que le bonheur devient possible. L’obstacle au bonheur n’est pas la réalité, mais la représentation que nous en avons. Une même réalité peut être perçue différemment par deux personnes : l’une s’en féliciter, l’autre en être malheureuse. Un individu donné peut percevoir une grave maladie comme un terrible coup du sort, alors qu’un autre, par-delà la douleur présente, y verra une occasion de se remettre en question, de changer telle ou telle chose dans sa vie, et ne se départira pas de sa paix intérieure. Face à une agression, certains ressentiront de la haine, un désir de vengeance, quand d’autres n’éprouveront aucun ressentiment : « Combien tuerais-je de méchants ? Leur nombre est infini, comme l’espace. Alors que si je tue l’esprit de haine, tous mes ennemis sont tués en même temps », écrit le sage bouddhiste Shantideva dans La Marche vers l’Éveil. Et le sage stoïcien Épictète d’affirmer en écho : « Souviens-toi que ce qui te cause du tort, ce n’est pas qu’on t’insulte ou te frappe, mais l’opinion que tu as qu’on te fait du tort. Donc, si quelqu’un t’a mis en colère, sache que c’est ton propre jugement le responsable de ta colère115. »

De fait, j’ai toujours été frappé par les nombreuses ressemblances entre bouddhisme et stoïcisme. Mais plus récemment, j’ai aussi été intrigué par celles qui existent entre les sagesses, plus flexibles et à taille humaine, de Montaigne et des sages taoïstes Lao-tseu et Tchouang-tseu, ou encore de celles, joyeuses et non dualistes, de Spinoza et de l’Advaita Vedanta de l’Inde telle qu’elle a été vécue par exemple à l’époque contemporaine par la sage Mâ Anandamayî.

Ce sont donc ces trois grands chemins de sagesse – transmutation du désir, accompagnement souple de la vie, libération joyeuse du moi – que l’on trouve autant en Orient qu’en Occident, que je voudrais évoquer dans les trois chapitres suivants pour répondre au pessimisme des modernes. Comment parvenir au bonheur profond que promet la sagesse ? La première voie, proposée par le bouddhisme et le stoïcisme, est sans doute la plus radicale : elle entend s’attaquer à la source du problème en proposant d’éliminer la soif, l’attachement.

 

La sagesse stoïcienne est née à Athènes dans un contexte de crise politique et religieuse qui n’est pas sans parenté avec celle que nous traversons actuellement en Europe. Déstabilisées par les conquêtes d’Alexandre le Grand, les cités grecques ont perdu le sentiment de supériorité qu’elles avaient sur le reste du monde, et sont aussi travaillées par une forte poussée de la raison critique qui fait perdre son autorité à la religion traditionnelle. Se fait sentir le besoin d’un nouveau langage religieux, plus conforme aux progrès de la raison, et c’est ainsi qu’apparaissent des écoles de sagesse qui soit mettent les dieux anthropomorphiques de côté (Épicure), soit les remplacent par la figure d’un Dieu unique accessible par la raison (Aristote), ou bien encore par une conception panthéiste et immanente qui identifie le divin au cosmos. Cette dernière vision est celle des stoïciens.

Le nom de cette nouvelle école vient du mot grec stoa, le portique au-dessous duquel enseignait leur fondateur, Zénon de Kition (v. 335-v. 264). Simple marchand originaire de Chypre, Zénon devint ainsi le « stoïcien », « l’homme du portique ». Rompant avec le caractère aristocratique de l’enseignement de Platon ou d’Aristote, renouant avec la figure socratique, Zénon entendait faire descendre la philosophie dans la rue. Méprisé par les élites intellectuelles parce qu’il n’était pas grec, il toucha rapidement le peuple par la force de sa parole et son mode de vie très simple. S’adressant à tous – citoyens, esclaves, hommes et femmes, Grecs et métèques, hommes cultivés et analphabètes –, il fonda une école qui allait exercer une énorme influence sur l’ensemble du monde grec et romain pendant plus de sept siècles.

L’essentiel de la doctrine stoïcienne a été couché par écrit par le principal disciple de Zénon, Chrysippe, au milieu du iiie siècle avant notre ère. Quelles en sont les lignes de force ?

La première idée majeure, c’est que le monde est un (tout est à la fois matière, esprit, divin) et peut être conçu comme un grand corps vivant répondant aux mêmes lois naturelles et peuplé de correspondances (on dirait aujourd’hui de connexions). La deuxième, c’est que le monde est rationnel : le logos (raison) divin le sous-tend de part en part et chaque être humain participe, par son logos personnel, du logos universel. La troisième, c’est qu’il existe une loi de nécessité immuable, de causalité universelle, fixant le destin de tous les individus. La quatrième, enfin, affirme la bonté du monde : tout ce qui arrive advient pour le mieux de tous les êtres (compte tenu de l’extraordinaire complexité du cosmos et de la vie), même si nous n’en avons pas conscience et que nous vivons avec le sentiment d’un mal apparent. Il découle d’une telle conception du monde que le bonheur de l’homme réside dans l’acceptation de ce qui est, dans une attitude d’adhésion à l’ordre cosmique.

Épictète a vécu à Rome au ier siècle de notre ère. Avec Sénèque et Marc Aurèle, il est sans conteste l’un des meilleurs vulgarisateurs de la sagesse stoïcienne, mais aussi un modèle du sage accompli, et fut vénéré comme tel de son vivant par une foule de disciples. Ancien esclave devenu philosophe, boiteux, humblement vêtu, il vivait dans une misérable masure et enseignait le détachement à des hommes et des femmes de toutes conditions. Chassé d’Italie alors qu’il avait quarante ans par un édit de Domitien hostile aux philosophes, il se réfugia à Nicopolis et y fonda une école. Comme Socrate, Jésus ou le Bouddha, il décida de ne rien écrire lui-même. Mais son disciple Arrien a résumé son enseignement dans des Entretiens qu’il condensera davantage encore dans un petit Manuel qui exprime la quintessence de la philosophie stoïcienne : se maîtriser et supporter l’adversité en distinguant ce qui dépend de soi, sur quoi on peut agir, du reste face auquel on est impuissant.

Épictète prend deux exemples frappants pour mieux faire comprendre cette philosophie. D’abord celui d’une charrette à laquelle un chien est attaché. Si l’animal résiste, il sera de toute façon obligé de suivre la charrette tirée par un cheval puissant et souffrira terriblement de ses efforts pour éviter l’inévitable. Mais s’il accepte sa situation, il épousera le mouvement et la vitesse de la charrette et arrivera à bon port sans fatigue ni souffrance. Il en va de même pour l’être humain dont la volonté doit ne faire qu’une avec la nécessité du destin. Il ne nous appartient pas de choisir ce qui ne dépend pas de nous (notre corps, les biens extérieurs, les honneurs, etc.), mais il nous appartient d’acquiescer au réel tel qu’il est et de changer ce qui dépend de nous : opinions, désirs, aversions. Pour mieux se faire comprendre, Épictète utilise encore l’image d’un acteur : il ne choisit ni son rôle – un mendiant ou un noble, un homme maladif ou en bonne santé, etc. – ni la longueur de la pièce, mais il est entièrement libre de son interprétation : il peut jouer bien ou mal ; jouer avec plaisir si le rôle lui convient, ou avec réticence ou dégoût s’il ne l’aime pas. « N’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui t’arrive et tu seras heureux116 », conclut le philosophe. Et de citer maints autres exemples de l’attitude à avoir lorsque nous sommes contrariés ou troublés par des événements extérieurs : « Devant tout ce qui t’arrive, pense à rentrer en toi-même et cherche quelle faculté tu possèdes pour y faire face. Tu aperçois un beau garçon, une belle fille ? Trouve en toi la tempérance. Tu souffres ? Trouve l’endurance. On t’insulte ? Trouve la patience. En t’exerçant ainsi, tu ne seras plus le jouet de tes représentations117. »

La sagesse stoïcienne considère que le désir affecte l’âme et la soumet : c’est une « passion » de l’âme. Au désir les stoïciens substituent la volonté, mue par la raison (logos) et qui transforme nos désirs aveugles en mouvements volontaires et réfléchis. Le désir instinctif, entièrement orienté vers le plaisir, est banni au profit de la volonté lucide et rationnelle qui conduit au bonheur, puisque la volonté ainsi conçue n’engendre que des actes vertueux et élimine les désirs pouvant perturber la tranquillité de l’âme. Le stoïcisme est donc une philosophie volontariste, qui exige une parfaite maîtrise de soi. À proprement parler, d’ailleurs, les stoïciens ne prétendent pas annihiler les désirs, mais les convertir en volonté soumise à la raison.

Les deux objectifs visés par la sagesse stoïcienne sont la tranquillité de l’âme (ataraxia) et la liberté intérieure (autarkeia). Cette dernière, nous l’avons vu, consiste à faire coïncider notre volonté avec l’ordre cosmique : je suis libre lorsque je veux ce qui arrive par nécessité. Ainsi, je ne me plains plus, ne me débats pas, n’éprouve plus aucun ressentiment, mais, au contraire, me réjouis de tout et préserve, en toutes circonstances, ma paix intérieure.

Pour mieux y parvenir, les stoïciens ont analysé avec une remarquable finesse psychologique les très nombreuses passions humaines : ils en dénombraient soixante-seize réparties en trente et un désirs (dont six colères), vingt-six chagrins, treize peurs et six plaisirs. Mais, surtout, ils pratiquaient des exercices spirituels. Le plus connu d’entre eux est la vigilance (prosoché) : une attention de chaque instant qui permet d’adopter l’attitude appropriée dès que surgit un événement extérieur ou une émotion intérieure. « Vivre le présent » est l’un des principaux préceptes de la pratique stoïcienne qui enseigne à éviter toute fuite dans le passé, toute évasion dans le futur, à chasser toute crainte comme tout espoir, à se concentrer sur l’instant, où tout est supportable et transformable, plutôt que de se laisser submerger par les peurs, les angoisses, les colères, les chagrins ou les désirs suscités par notre imagination.

Autre exercice important, qui semble quelque peu contradictoire avec le précédent : l’anticipation des événements fâcheux – la præmeditatio malorum, dont parle Cicéron – qui consiste à se représenter quelque événement désagréable susceptible d’advenir, afin de « dédramatiser » d’avance la situation par la réflexion et se préparer à avoir l’attitude la plus appropriée si ledit événement vient à se produire.

Les stoïciens préconisent aussi l’examen de conscience quotidien, notamment afin de mesurer les progrès accomplis de jour en jour et la méditation. Celle-ci est essentiellement conçue comme une « rumination », une mémorisation de la doctrine, afin de ne pas être pris au dépourvu lorsque va surgir un trouble ou quelque épisode contrariant. C’est la raison pour laquelle le stoïcisme tardif – grosso modo, celui de la Rome impériale – s’est quelque peu désintéressé de tous les fondements théoriques de l’école, au profit des conseils pratiques aidant à vivre et que les disciples se répétaient sans relâche. Le stoïcisme romain fourmille ainsi de manuels, de pensées, d’entretiens, de lettres ou de maximes qui proposent des sentences brèves et frappantes destinées à soutenir les débutants. Qu’il s’agisse du Manuel ou des Entretiens d’Épictète, des Lettres de Cicéron ou de Sénèque, des Pensées de Marc Aurèle, ces textes ont connu une exceptionnelle postérité dans la mesure où ils peuvent être compris et utilisés dans un cadre théorique autre que celui proposé par le stoïcisme. Des Pères de l’Église à Schopenhauer en passant par Montaigne, Descartes ou Spinoza, les sentences stoïciennes n’ont jamais cessé d’irriguer la doctrine chrétienne et la tradition philosophique occidentale.

 

Quelques siècles toutefois avant la naissance du stoïcisme, naissait en Inde une autre sagesse qui allait tenir presque le même discours : le bouddhisme. Avant de revenir sur les ressemblances frappantes entre ces deux grands courants de sagesse, voyons les fondements du second et comment se pose pour lui la question du bonheur.

Siddhārtha Gautama a vécu au vie siècle avant notre ère. Son père était le chef d’un modeste clan du nord de l’Inde et il bénéficia d’une enfance protégée. Il se maria, eut un enfant, et, vers l’âge de trente ans, fit quatre rencontres qui bouleversèrent sa vie : il croisa un malade, un vieillard, un mort et un ascète. Il réalisa soudain que la douleur était le lot commun de l’humanité et que nul, riche ou pauvre, ne pouvait y échapper. Il quitta alors le palais de son père, abandonna sa famille et partit en quête d’une voie spirituelle qui pourrait lui permettre d’échapper à cette condition souffrante. Après avoir erré pendant cinq ans dans les forêts en se livrant à des pratiques ascétiques extrêmes, il s’assit au pied d’un pipal et entra dans une méditation profonde. C’est alors, selon la tradition bouddhiste, qu’il atteignit l’Éveil : une pleine compréhension de la nature des choses et un état de libération intérieure. Il se rendit ensuite au parc des Gazelles, près de Bénarès, où il retrouva cinq de ses anciens compagnons ascètes, et il leur délivra un long enseignement : le fameux « Discours sur la mise en mouvement de la roue du dharma », qui exprime la quintessence de sa doctrine.

Cette doctrine tient en quatre phrases lapidaires (les Quatre Nobles Vérités) construites à partir du mot dhukka que l’on traduit en français par « souffrance », mais qu’il ne faudrait pas entendre dans l’acception de douleur passagère, mais de malheur durable lié à la fragilité intérieure qui nous rend réceptifs et vulnérables à tout événement extérieur désagréable : la maladie, la pauvreté, la vieillesse, la mort. Que dit donc le Bouddha ? La vie est dhukka. L’origine de la dhukka est la soif, comprise au sens de désir/attachement. Il existe un moyen de supprimer cette soif, donc la dhukka ; ce moyen, c’est le Noble Chemin octuple, ou Chemin aux Huit Éléments justes. Chacune de ces formulations, qui constituent le socle commun du bouddhisme dans ses différentes écoles, mérite d’être quelque peu explicitée.

La première vérité dresse le constat de la non-satisfaction. C’est le symptôme de la maladie que le Bouddha énonce en sept expériences : la naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la mort est souffrance, être uni à ce que l’on n’aime pas est souffrance, être séparé de ce que l’on aime est souffrance, ne pas savoir ce que l’on désire est souffrance, les cinq agrégats d’attachement sont souffrance. Autrement dit, la souffrance est omniprésente. Reconnaître le principe premier de la non-satisfaction, c’est admettre que l’on ne peut plier le monde à ses désirs. Ce constat lucide, objectif, est un premier pas sur la Voie.

La deuxième vérité est un diagnostic porté sur la cause de la souffrance : c’est, dit le Bouddha, le désir, la soif, l’avidité, l’attachement qui enchaînent l’être au samsara, la ronde incessante des morts et des renaissances, elle-même tributaire de la loi universelle de causalité qui régit le cosmos : le karma (chaque acte produit un effet).

La troisième vérité affirme que la guérison est possible : c’est, pour parvenir au tarissement complet de cette soif, la possibilité qu’a l’homme de renoncer à la tyrannie du désir/attachement, de s’en affranchir.

La quatrième vérité fournit le remède : c’est le « Chemin octuple » qui conduit à la cessation de la souffrance, c’est-à-dire au nirvana (état de bonheur absolu lié à l’extinction de la soif et à la connaissance de la vraie nature des choses). Ses huit composantes sont la compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, le moyen d’existence juste, l’effort juste, l’attention juste et la concentration juste. Ces huit éléments correspondent traditionnellement à trois disciplines : la conduite éthique, la discipline mentale, la sagesse. En réitérant le terme « juste », le Bouddha définit ce que l’on nomme la « Voie du milieu ». Il aurait ainsi introduit son premier discours : « Un moine doit éviter deux extrêmes. Lesquels ? S’attacher aux plaisirs des sens, ce qui est bas, vulgaire, terrestre, ignoble, et qui engendre de mauvaises conséquences, et s’adonner aux mortifications, ce qui est pénible, ignoble et engendre de mauvaises conséquences. Évitant ces deux extrêmes, ô moines, le Bouddha a découvert le Chemin du milieu qui donne la vision, la connaissance, et conduit à la paix, à la sagesse, à l’éveil et au nirvana. »

Pour comprendre comment l’homme peut accéder à cette sagesse ultime, il importe de bien appréhender ce qu’est le soi, autrement dit le principe qui produit et accumule du karma (la loi de causalité de toutes nos actions), qui s’engage dans la roue du samsara, et qui, un jour, dans cette vie ou dans une autre, s’en libérera peut-être pour accéder au nirvana. Le Bouddha a défini le soi comme une combinaison toujours mouvante de cinq agrégats constamment en flux, qu’il décline ainsi : l’agrégat du corps (ou de la matière), ceux des sensations, de la perception, des formations de l’esprit (émotions, pulsions, volontés), enfin celui de la conscience. Prenant le contrepied de l’hindouisme, il récuse l’existence d’un soi permanent, l’atman – sorte d’équivalent oriental de l’âme – dans lequel il ne voit qu’une projection mentale. Il prône au contraire la doctrine de l’anatman, le non-soi.

Or l’activité de notre ego se saisit de ces agrégats pour nous donner l’illusion d’une identité stable, d’un moi permanent. La pratique bouddhiste vise justement à nous défaire de cette illusion, à « lâcher l’ego », à accéder par là à la compréhension de la nature ultime de l’esprit : un état lumineux de pure connaissance qui échappe à tout conditionnement, que la tradition bouddhiste du Mahayana (Grand Véhicule) appelle « la nature du Bouddha ».

Le samsara n’est donc pas une condition objective de la réalité : le monde n’est pas en soi souffrance. Mais, du fait de notre ignorance, nous sommes dans le samsara, c’est-à-dire dans une perception erronée de la réalité, liée à l’ego et à l’attachement. La connaissance de la vraie nature des choses libère l’esprit des erreurs de perception et des émotions négatives. Cette libération consiste à prendre conscience de notre véritable nature, celle du Bouddha qui sommeille en nous et que nous devons réaliser.

C’est en découvrant par l’expérience de l’Éveil cette véritable nature de l’esprit que nous pouvons ne plus être mus par l’ego et accéder ainsi à un bonheur stable, permanent, puisque le désir insatiable qui produit la souffrance est lié au fonctionnement de l’ego. La tradition bouddhiste utilise le mot sanskrit sukha pour désigner le bonheur au sens où je l’entends ici : paix et harmonie profonde de l’esprit qui s’est transformé et qui n’est plus soumis aux aléas des événements agréables ou désagréables de la vie.

De même que pour les stoïciens, il serait réducteur d’affirmer que le bouddhisme enjoint à renoncer à tout désir. Le désir qu’il se propose d’abolir est celui qui crée de l’attachement (tanha, en sanskrit), alors qu’il encourage le désir noble de s’améliorer, de progresser dans la voie de la compassion, l’élan vers le bien (chanda en sanskrit).

La liste des points communs entre ces deux courants de sagesse d’Orient et d’Occident est longue118. L’un et l’autre font le constat que la douleur est liée à l’agitation, au trouble de l’esprit, et proposent une voie conduisant à un bonheur vrai, assimilé là aussi à une paix intérieure profonde et joyeuse, à la sérénité, au repos de l’esprit. Ils invitent les individus à se transformer eux-mêmes par une connaissance et un effort intérieurs, à adopter une conduite éthique juste prônant un équilibre de vie entre les extrêmes. Ils proposent une analyse très fine des émotions et des sentiments, et une foule d’exercices spirituels afin de contrôler ses passions, de développer l’acuité et la maîtrise de son esprit, de ne plus être le jouet de ses représentations.

Mais leurs similitudes ne portent pas que sur la psychologie humaine et le cheminement spirituel. Elles sont aussi frappantes dans leur compréhension philosophique du monde. L’un et l’autre ont une conception cyclique du temps : l’univers connaît en permanence des cycles de naissance, de mort et de renaissance. Tous deux insistent aussi sur le mouvement et l’impermanence de toutes choses (les stoïciens s’appuient sur la doctrine du devenir d’Héraclite selon lequel tout coule, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve) ; sur l’unité de l’homme et du monde et sur la présence en l’homme d’une dimension cosmique (divine pour les stoïciens) qui constitue sa véritable nature : ici la nature du Bouddha, là le logos. Ils croient que les choses adviennent par nécessité, du fait d’une loi de causalité universelle (karma ou destin). Mais ils déclarent aussi la liberté possible par un travail sur l’esprit et une juste représentation des choses. C’est peut-être sur cet ultime point qu’on pourrait cerner la différence la plus notable entre stoïciens et bouddhistes : ces derniers, nous l’avons vu, nient la substance du soi, alors que les stoïciens maintiennent l’idée d’un principe individuel permanent, même si celui-ci, le logos, n’est finalement qu’une parcelle du logos universel auquel il reviendra de s’unir après la mort de l’individu.

On a souvent reproché, en Occident, au bouddhisme et au stoïcisme d’être des écoles de la passivité, concentrées sur le changement individuel, mais pas assez sur le changement social. C’est là une vue superficielle qui méconnaît l’impact historique déterminant qu’ont eu ces deux grandes philosophies sur le destin du monde. En refusant de distinguer les individus d’après leur appartenance familiale, clanique, sociale, religieuse, mais en considérant que tout être humain peut atteindre l’Éveil ou l’ataraxie par un travail sur lui-même, elles ont introduit une extraordinaire révolution des valeurs. Pour elles, ce qui est digne, ce n’est pas le rang social, mais la vertu. Celui qu’il convient d’admirer et d’imiter, ce n’est pas le monarque ou l’aristocrate, ni même le prêtre, mais le sage, c’est-à-dire celui qui a su se rendre maître de lui-même. Elles ont montré que l’individu n’était pas qu’un rouage au sein d’une communauté, et en insistant sur l’égale dignité de tous les humains, tous dotés de la même nature fondamentale, elles ont fondé l’idée d’un homme universel, au-delà des cultures, et apporté au monde une vision sociale profondément subversive.

Le bouddhisme a logiquement réfuté le système des castes, ce qui lui a valu d’être banni de l’Inde. Quant au stoïcisme, en proclamant l’égalité ontologique de tous les humains, porteurs du même logos divin, il a fait sauter le verrou aristocratique de la pensée grecque et préparé le terrain à l’égalitarisme comme à l’universalisme chrétien, puis moderne.

« Si le pouvoir de penser nous est commun à tous, écrit ainsi Marc Aurèle, alors la raison [logos] nous est également commune et, par elle, nous sommes des êtres raisonnables. S’il en est ainsi, cette raison nous est également commune, qui nous dicte notre devoir. S’il en est ainsi, la loi aussi nous est commune. S’il en est ainsi, nous sommes citoyens. S’il en est ainsi, nous sommes membres égaux d’une communauté. S’il en est ainsi, l’univers est pour ainsi dire une cité. Car de quelle autre communauté l’ensemble de la race humaine peut-elle être citoyenne119 ? »

Plus de deux mille ans avant la Déclaration universelle des droits de l’homme, les stoïciens sont les inventeurs du cosmopolitisme, idée selon laquelle tous les êtres humains sont citoyens du monde, mais aussi égaux en droits. Quant au bouddhisme, il est certainement la sagesse d’Orient la mieux disposée à comprendre un tel message, qui lui est consubstantiel.

Ces fortes parentés entre bouddhisme et stoïcisme, et leur modernité, expliquent pourquoi ces deux grandes sagesses nous parlent encore près de deux mille cinq cents ans après leur apparition. Dans le même temps, on peut les considérer comme les meilleurs antidotes à l’individualisme narcissique de notre époque : car si elles exhortent l’individu à la liberté et à l’autonomie, ce n’est pas à travers la satisfaction de tous ses désirs, mais, de manière radicalement inverse, à travers la maîtrise de soi et le détachement. Alors que nous prônons la liberté du désir, elles nous enseignent à nous libérer du désir. Démarche salutaire, mais il n’en est sans doute pas de plus difficile à accomplir. Les stoïciens étaient conscients du caractère presque surhumain de la sagesse à laquelle ils aspiraient, ils n’en demeuraient pas moins attachés à la poursuivre comme une norme permanente de leurs actions.