Le rire de Montaigne et de Tchouang-tseu
Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos120.
Le rire de celui qui a atteint la félicité est sans pourquoi121.
La voie proposée par le bouddhisme et par le stoïcisme pour atteindre à la sagesse est un chemin ardu. Le bonheur, la paix intérieure, la sérénité viennent de la suppression des désirs ou de leur conversion en un vouloir rationnel, ce qui n’est pas une mince affaire. C’est aussi un chemin qui peut être fort long : la tradition bouddhiste explique qu’il faut de nombreuses vies pour prétendre accéder à l’Éveil ! Ne sachant trop où nous en sommes dans ce cheminement karmique séculaire et n’étant pas forcément appelés à orienter toute notre vie en vue de l’acquisition de cette sagesse ultime, considérons une autre voie vers le bonheur qui pourra nous sembler plus accessible. Une voie à taille plus humaine, qui valorise davantage les plaisirs simples de la vie, sans pour autant renoncer au principe fondamental de la sagesse selon lequel l’homme doit apprendre à ajuster ses désirs au monde, et non l’inverse.
D’autres sages de l’Antiquité ont en effet proposé une solution moins radicale que celle du bouddhisme et du stoïcisme, qui prend en compte le caractère bon et naturel de la plupart des désirs humains. Comme nous l’avons déjà évoqué, c’est la voie des plaisirs modérés, prônée par Aristote et Épicure. Les plaisirs sont bons en soi, il faut juste les réguler par la raison : alors le Bien suprême, le bonheur, peut être assimilé à un état de plaisir stable. Dans une perspective assez proche, un écrivain et penseur français du xvie siècle, Michel de Montaigne, va frayer un chemin de sagesse joyeux, modeste, conforme à la nature de chacun, qui trouve un écho étonnant chez les sages chinois taoïstes, tout particulièrement Tchouang-tseu, principal fondateur du taoïsme philosophique avec Lao-tseu.
On pourrait résumer cette sagesse en quelques mots : rien n’est plus précieux que la vie, et pour être heureux, il suffit d’apprendre à aimer la vie et à en jouir avec justesse et souplesse, selon sa nature propre. Tchouang-tseu et Montaigne ont aussi un trait en commun : l’humour. Ces deux sceptiques se moquent des dogmatiques, se plaisent à raconter des anecdotes truculentes, tournent en dérision les suffisants, savent rire d’eux-mêmes et de leurs semblables.
Descendant de négociants bordelais, Pierre Eyquem devient en 1519 seigneur de Montaigne, château et domaine acquis par son grand-père. C’est là que naît en 1533 Michel qui va ainsi porter le nom de Montaigne. Pierre devient maire de Bordeaux alors que Michel a vingt et un ans. Doté d’une nature aimable et enjouée, le jeune homme entame des études de droit et devient conseiller au parlement de Bordeaux où il fait la rencontre d’Étienne de La Boétie, le grand ami de sa vie, qui décédera prématurément cinq ans après leur rencontre. Il se marie à trente-deux ans à Françoise de la Chassaigne qui lui donnera six filles, dont une seule survivra : Léonore. À la mort de son père, Michel devient propriétaire et seigneur de Montaigne. À trente-huit ans, il se retire dans son château pour entamer la rédaction de ses Essais, publiés neuf ans plus tard, en 1580. Cette même année, il entreprend un voyage de quatorze mois en Allemagne et en Italie d’où il rentre pour devenir maire de Bordeaux, charge à laquelle il a été élu en son absence. Bien que réélu, il l’abandonne en 1585 pour se consacrer à la réédition de ses Essais sur lesquels il travaille jusqu’à sa mort, en 1592, à l’âge de cinquante-neuf ans.
Cette vie en apparence paisible se déroule dans un contexte historique particulièrement violent et troublé – épidémies, famines, guerres de Religion – qui exerce une forte influence sur sa pensée.
Montaigne a lu la plupart des sages de l’Antiquité, notamment les stoïciens qu’il cite souvent. Pourtant, il le dit aussi ouvertement, il se sent tout à fait incapable de suivre cette voie, du moins dans sa radicalité. De même exprime-t-il son admiration pour Socrate, mais pour affirmer qu’il se serait enfui sans hésiter plutôt que d’obéir à la loi inique qui le condamnait à mourir : « Si [les lois] me menaçaient seulement le bout du doigt, je m’en irais incontinent en trouver d’autres, où que ce fût122. » Pour Montaigne, les sages sont certes admirables, et nous avons besoin de leur exemple pour nous montrer l’idéal de la sagesse, mais ils ne sont pas imitables par tout un chacun. Sa position à ce sujet, comme sur bien d’autres, n’a cessé de progresser, comme le montre l’évolution de sa pensée dans les Essais, seul ouvrage qu’il ait écrit et qui condense en trois volumes sa vie et ses réflexions sur lui-même, le monde, la société, les hommes et les bêtes, la vie et la mort. Écrit dans le français de son époque, sa lecture n’est pas toujours aisée, malgré l’extraordinaire saveur de la langue. Elle recèle pourtant des trésors de sagesse et d’humanité.
Le rapport que Montaigne entretient avec la mort donne un excellent exemple de l’évolution de sa pensée. S’inspirant d’une formule de Cicéron123, il intitule le chapitre xx du premier volume des Essais : « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », et y livre une parfaite leçon de philosophie stoïcienne : contrairement au vulgaire, « n’ayons rien si souvent en tête que la mort » afin de nous y accoutumer et de ne plus la craindre lorsqu’elle surviendra. Mais, à la fin de sa vie, lorsqu’il rédige le chapitre xii du troisième livre, il confesse qu’il lui semble tout compte fait préférable de n’avoir, comme les paysans qu’il observe, aucune pensée de la mort. La mort n’est finalement que le « bout », la « fin » de la vie, pas son « but » ni son « objet ». Bref, la vie est bien trop précieuse pour penser à autre chose qu’à elle.
Montaigne admire le Christ autant que Socrate, mais il trouve également l’idéal évangélique excessivement élevé : il se juge bien incapable de donner sa vie, voire ses biens, et tout autant de compatir en permanence à la souffrance d’autrui. Il est en quête d’une sagesse à sa portée, à la mesure de ses forces. « Je ne suis pas philosophe, écrit-il. Les maux me foulent selon qu’ils pèsent124. » Il cherche à éviter les ennuis, les polémiques inutiles, les situations délicates, les complications. Il s’efforce de ne pas penser à ce qui le fâche, de ne pas ruminer ses soucis, mais de se réjouir des menus plaisirs de la vie et de ne penser, autant que faire se peut, qu’à ce qui le rend joyeux.
Cette sagesse du quotidien, Montaigne la pratique aussi bien dans sa vie intime que professionnelle. En politique, il manie l’art du compromis, évite la confrontation et considère que son rôle consiste davantage à trouver les arrangements nécessaires qu’à offrir de grands desseins ou à vouloir bouleverser l’ordre des choses. Dans la vie intime comme en politique, une chose lui paraît certaine : il convient d’éviter les grandes passions, celles qui dérèglent l’esprit, portent vers l’illusion de l’illimité et conduisent aux actions extrêmes.
Si Montaigne prône ainsi une voie modeste et limitée, c’est qu’il est en quête d’une sagesse à sa mesure, c’est-à-dire conforme à sa nature, à ce qu’il est, lui, Michel de Montaigne. Nous touchons là à ce qu’il y a sans doute de plus original, mais aussi de plus profond dans sa pensée. Car ce qu’il reproche aux grandes écoles de l’Antiquité, ce n’est pas seulement le caractère presque inaccessible de leur idéal, c’est aussi le systématisme de leur doctrine, réputée devoir s’appliquer à tous. Or, Montaigne en est convaincu, chaque individu doit pouvoir trouver lui-même la voie du bonheur qui lui convient, en fonction de ce qu’il est, de son caractère, de sa sensibilité, de sa constitution physique, de ses forces et de ses faiblesses, de ses aspirations et de ses rêves. Cette critique du dogmatisme des grandes écoles philosophiques, Montaigne la fonde sur un profond scepticisme hérité des Grecs, notamment du pyrrhonisme. C’est dans l’« Apologie de Raimond Sebond », le chapitre le plus long et le plus structuré des Essais125, qu’il expose ses doutes sur la capacité de la raison humaine d’atteindre des vérités universelles, de pouvoir parler de Dieu ou de prétendre déchiffrer l’énigme de la nature.
Il commence par moquer la prétention humaine à s’arroger une place centrale dans la nature, et affirme que rien ne nous rend supérieurs ni même différents des animaux, si ce n’est notre orgueil : « Ce n’est par vrai discours, mais par une fierté folle et opiniâtreté que nous nous préférons aux autres animaux126. » Ceux qui connaissent et aiment les bêtes liront avec jubilation les nombreuses pages qu’il consacre à leur sensibilité, à leur mémoire, à leurs passions, mais aussi à leur intelligence, à leur bonté et à leur sagesse. Il s’en prend ensuite au savoir théorique et à la science, et commence par constater qu’ils ne nous sont, en vue du bonheur, d’aucune utilité : « J’ai vu en mon temps cent artisans, cent laboureurs plus sages et plus heureux que des recteurs de l’université, et lesquels j’aimerais mieux ressembler127. » Puis il tente de démontrer l’incapacité fondamentale de la raison humaine à appréhender Dieu, le monde, le vrai et le bien. Montaigne affirme avoir la foi et croire en Dieu, mais il est convaincu que cette foi ne peut être que le fruit d’une révélation divine dans le cœur de chaque homme. Tout ce qu’on a dit et dira de Dieu dans la métaphysique des philosophies ou dans la scolastique des théologiens, ce ne sont que de vains mots résultant de la projection sur une « puissance incompréhensible » de nos qualités et passions humaines.
Il en va de même pour les philosophes qui entendent décrypter les lois de la nature : le monde échappera toujours à notre entendement, et aucun système philosophique ne pourra rendre compte de sa complexité et de son harmonie. Au demeurant, si les grands penseurs ne cessent de se contredire sur Dieu, le monde, le Vrai et le Bien, constate-t-il, c’est que toutes ces choses demeurent inaccessibles à la raison humaine.
Faut-il pour autant renoncer à penser et à philosopher ? Non, car Montaigne refuse de s’enfermer à la manière d’un Pyrrhon dans un scepticisme absolu. Il convient, pour lui, de chercher un équilibre entre dogmatisme et scepticisme, ainsi que le philosophe Marcel Conche l’a fort bien exprimé dans son essai, Montaigne ou la conscience heureuse : « Avec les sceptiques, il convient de suspendre son jugement au sujet des choses elles-mêmes et de renoncer à exprimer l’être de quoi que ce soit. Avec les dogmatiques, il faut s’essayer à juger et à vivre de la vie de l’intelligence. On ne sera pas sceptique, car on se formera une opinion et on n’hésitera pas à la donner ; on ne sera pas dogmatique, car on ne prétendra pas exprimer la vérité, mais seulement ce qui, pour nous, à un moment donné, en a l’apparence128. »
Ce que Montaigne reproche aux philosophes, ce n’est donc pas d’exprimer leur opinion : au contraire, celle-ci nous est précieuse et nous incite à réfléchir ; c’est de prêter à leur réflexion l’apparence d’une vérité absolue. Or nous ne pouvons penser le monde, ou Dieu, qu’à partir de nous-mêmes et des contingences de nos vies. C’est pourquoi le philosophe ne peut jamais atteindre à des certitudes. Il ne peut transmettre que des intimes convictions. Autrement dit, une philosophie exprime d’abord et avant tout ce que voit, ressent et pense un homme dans une société donnée et à un moment précis de l’histoire. Un homme de tempérament pessimiste produira une philosophie marquée du sceau du pessimisme, tout comme un optimiste sera enclin à porter un regard optimiste sur l’homme et le monde.
L’imposture consiste à ériger sa philosophie, sa vision de l’homme, du monde ou de Dieu en système universel. Deux siècles avant Emmanuel Kant, Montaigne met à mort la métaphysique. On comprend mieux, dès lors, l’objectif poursuivi dans la rédaction des Essais : exprimer une pensée vivante, souple, au fil des expériences quotidiennes, subjective, aux antipodes de toute prétention dogmatique. En cela il est sans doute le premier des penseurs modernes, et Nietzsche ne s’y est pas trompé : « Qu’un homme tel que Montaigne ait écrit, véritablement la joie de vivre sur terre s’en trouve augmentée. »
S’inspirant de la célèbre confession socratique – « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » –, Montaigne a choisi pour devise « Que sais-je ? » et pour emblème une balance, symbole d’équilibre et de suspension du jugement. Rappelant que les choses « ont cent membres et visages129 », il cherche à multiplier les points de vue, à décaler son regard, à se mettre à la place de l’autre. C’est pourquoi il aime tant observer, écouter, voyager. Ses périples et ses rencontres avec des individus de cultures et de milieux fort divers ne font que confirmer son relativisme : toute chose est perçue en fonction du point de vue de celui qui la regarde ou l’expérimente. Nos valeurs sont bonnes pour nous, mais le sont-elles pour d’autres ? Et il en va de même à l’échelle des peuples.
Montaigne a été profondément choqué par la manière dont on a traité les Indiens du Nouveau Monde. Non seulement par la violence avec laquelle on les a soumis, mais aussi par la condescendance et le mépris avec lesquels on a considéré leurs mœurs, leurs coutumes, leurs croyances et leurs rites. Quoique chrétien, Montaigne considère que la religion n’est que l’expression d’une culture, tout comme la langue ou le mode de vie : « Nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. […] Une autre région, d’autres témoins, pareilles promesses et menaces nous pourraient imprimer par même voie une créance contraire. Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Allemands130. »
Non content de souligner la relativité des valeurs et des religions, Montaigne va plus loin encore et affirme à propos des Indiens du Nouveau Monde – dont il a d’ailleurs rencontré à la Cour quelques pauvres spécimens exhibés telles des bêtes étranges – que ces « sauvages » que l’on prétend civiliser seraient plutôt aptes à nous prodiguer un enseignement. Il est frappé par leur naturel : alors que nos coutumes nous en ont progressivement éloignés, ces hommes et ces femmes vivent au plus près de la nature, ils sont simples, spontanés, vrais, et, tout compte fait, heureux. Montaigne se livre à une comparaison féroce mais juste entre les citadins européens repus, mais perpétuellement insatisfaits, et ces « sauvages » qui, vivant selon leurs seuls besoins « naturels et nécessaires » tels qu’évoqués par Épicure, sont toujours joyeux. Parlant des Brésiliens, il constate que, pour eux, « toute la journée se passe à danser » et qu’« ils sont encore en cet heureux point de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent131 ».
C’est précisément en se comparant à eux, dit-il, que nous pouvons constater à quel point, malgré l’importance de notre religion, de nos connaissances, de notre confort matériel, nous sommes « déréglés », incapables d’être heureux selon l’ordre naturel. Nous cherchons constamment notre bonheur en nous projetant dans le monde extérieur et matériel, alors qu’il ne peut être trouvé qu’en nous, dans la satisfaction profonde que nous pouvons tirer des plaisirs simples de la vie qui, pour la plupart, ne coûtent rien.
Ce qui importe, dès lors, c’est de se connaître soi-même, au sens de connaître sa propre nature : qu’est-ce qui est bon pour moi ? se demande Montaigne. Sa philosophie émerge de ce qu’il ressent, de ce qu’il voit, de ce qu’il constate et éprouve en lui-même. C’est pour cela qu’elle lui convient, mais c’est aussi pour cette raison qu’elle nous touche : il nous convie à faire de même, à réapprendre à penser à partir de nos sens, de nos expériences, de l’observation de nous-mêmes, pas seulement à partir de théories apprises (la pensée des autres), des coutumes et des préjugés de la société dans laquelle nous vivons.
Nous touchons là à un point crucial de la pensée de Montaigne : sa conception de l’éducation. Il dénonce la volonté des éducateurs de vouloir « remplir le crâne » des enfants en leur enseignant toutes sortes de connaissances qui les aideront fort peu à vivre bien. Le vrai projet éducatif devrait consister à apprendre à l’enfant à développer son jugement. Car la chose la plus essentielle pour mener une vie bonne, c’est de savoir discerner et bien juger. La formation du jugement est indissociable de la connaissance de soi : un éducateur doit apprendre à l’enfant à se faire un jugement sur les choses à partir de lui-même, de sa sensibilité, de son expérience propre.
Cela ne signifie pas qu’on doive renoncer à lui transmettre des valeurs essentielles à la vie en commun, comme la bonne foi, l’honnêteté, la fidélité, le respect d’autrui, la tolérance. Mais il convient d’aider l’enfant à mesurer l’importance de ces vertus à partir de son propre ressenti, de sa manière de voir. En lui apprenant à se connaître et à observer le monde avec un esprit à la fois ouvert et critique, on l’aide à se former un jugement personnel qui lui permettra de faire les choix de vie qui conviennent à sa nature. Bref, l’éducation doit apprendre à penser bien pour vivre mieux, ce qui, comme nous l’avons déjà évoqué, est la fonction principale de la philosophie telle que les Anciens l’entendaient. À une tête « bien pleine », objectif éducatif de son temps – mais que ne pourrait-on pas dire du nôtre ! –, Montaigne préfère « une tête bien faite » ; plutôt que la quantité de savoir, il privilégie la qualité du jugement : « Il fallait s’enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant. Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vides132. »
« Il faut étendre la joie, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse133 » : se trouve là résumé en une phrase le programme de vie selon Montaigne. Programme d’une apparente simplicité, à quoi nous incline spontanément notre nature, mais dont il rappelle qu’il est suivi par bien peu d’hommes dits « civilisés », lesquels ont plutôt tendance à se compliquer l’existence et à se la rendre pénible soit par une vie déréglée, esclaves de désirs jamais assouvis, soit inversement en laissant une conscience morale et religieuse pervertie les charger de fardeaux trop lourds à porter.
Pour accroître la joie et atténuer la tristesse, deux conditions sont à réunir : apprendre à se connaître et à régler son jugement afin de discerner ce qui est le mieux pour soi-même, sans pour autant faire de tort à autrui. En bon épicurien, Montaigne s’attache à être le plus heureux possible (selon sa nature) en goûtant tous les bons plaisirs que lui dispense quotidiennement la vie : promenade à cheval, dégustation d’un mets savoureux, échange amical, etc. Mais il insiste sur deux points déjà évoqués : la nécessité d’avoir conscience de son bonheur, de prendre le temps de l’apprécier, d’en jouir le plus intensément possible, et la qualité d’attention que nous devons porter à chacune de nos expériences : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors134. »
Tout autant qu’il savoure les plaisirs de l’existence, Montaigne s’efforce autant que faire se peut d’en éviter les peines. Il fuit toutes les souffrances évitables et cherche, on l’a vu, les compromis qui simplifient la vie sociale et la rendent plus aimable, plutôt que d’attiser les divisions et d’envenimer les problèmes au nom de grands principes ou de passions politiques.
Dans sa vie privée, lui-même a parfois été durement éprouvé. Face aux épreuves liées à la santé, il prône une sagesse toute stoïcienne de l’acceptation, et, puisqu’il considère que la maladie fait partie de l’ordre naturel des choses, il recommande de laisser le corps faire lui-même son œuvre de réparation et d’éviter de se soigner par d’autres moyens que ceux que propose la nature. Il faut dire aussi que la médecine de son époque était assez peu recommandable… Il a perdu cinq de ses six enfants, « sinon sans regret, au moins sans fâcherie135 » affirme-t-il sans sourciller, car, là encore, il considère que ces deuils entrent dans l’ordre naturel des choses, qu’il ne sert à rien de s’apitoyer.
C’est aussi la raison pour laquelle il condamne toute idée de « sacrifice » et se refuse à partager la souffrance d’autrui. Il y a assez de souffrance comme ça, dit-il, pour ne pas ajouter la sienne à celle des autres. Aider les autres, oui, mais pas au détriment de soi. Agir avec courage, mais ne jamais surestimer ses forces.
Toute la sagesse de Montaigne se résume à une sorte de grand « oui » sacré à la vie. Connaître et accepter sa nature propre pour apprendre à jouir au mieux de la vie. Esquiver toute souffrance évitable, et supporter avec patience les épreuves inévitables tout en continuant à essayer de jouir de ce qui nous contente. Compenser la brièveté de l’existence par la qualité et l’intensité de nos expériences. Il n’y a d’ailleurs qu’ainsi que nous pourrons affronter la mort sans regrets. « Principalement à cette heure, écrit-il à la fin des Essais, que j’aperçois la mienne [de vie] si brève en temps, je la veux étendre en poids ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l’usage compenser la hâtiveté de son écoulement ; à mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine. […] Pour moi, donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer136. »
Environ deux mille ans plus tôt, on a vu naître et se développer en Chine un courant philosophique qui présente d’étonnantes similitudes avec la pensée de notre sage périgourdin : le taoïsme. À l’origine de ce courant, deux personnages et deux brefs ouvrages : Lao-tseu, qui passe pour être l’auteur du Tao-tê-king, et Tchouang-tseu, auteur d’un livre portant son nom137.
Selon la légende, Lao-tseu aurait vécu vers les vie-ve siècles avant notre ère et aurait donc été le contemporain de Confucius. Archiviste à la cour du Royaume de Tch’ou, il aurait quitté le pays lors de troubles politiques et, passant la frontière, le gardien de la passe de Han Kou lui aurait demandé de laisser un écrit. C’est alors qu’il aurait rédigé le Tao-tê-king, que l’on traduit communément par La Voie et sa vertu. Composé de quatre-vingt-un brefs chapitres rythmés et rimés, le livre est d’une extraordinaire profondeur et saveur poétique et constitue sans conteste l’un des plus grands textes de la littérature mondiale. La plupart des historiens actuels soulignent toutefois que l’existence historique de Lao-tseu n’est pas attestée et qu’il est probable que l’ouvrage ait été composé quelques siècles plus tard et par plusieurs auteurs.
L’existence de Tchouang-tseu, qui aurait vécu à la fin du ive siècle, est en revanche quasi certaine. Le livre qui lui est attribué et qui porte son nom est d’un tout autre genre littéraire, qui laisse transparaître la personnalité de son auteur : ironique, sceptique, facétieux, libertaire. Plus imposant, l’ouvrage est tissé de contes, d’anecdotes, de paraboles, d’historiettes, de dialogues savoureux, toujours d’une rare profondeur philosophique. Dans sa forme déjà, il fait incontestablement penser aux Essais de Montaigne, même s’il est probable que l’ouvrage a été complété au fil des siècles par des disciples.
Originaire du royaume méridional du Tch’ou, Tchouang-tseu aurait, comme Montaigne, occupé une fonction administrative avant de se retirer du monde pour écrire. L’un et l’autre manifestent d’ailleurs une grande méfiance envers ceux qui entendent changer le monde par l’action politique. Leur scepticisme et leur conception cyclique de l’histoire les amènent plutôt à considérer qu’il est plus important de se connaître et de se transformer soi-même que de vouloir transformer le monde et la société. Le Tchouang-tseu nous rapporte ainsi cette anecdote qui en dit long sur le style du personnage : « Alors que Tchouang-tseu pêchait à la ligne dans la rivière P’ou, le roi de Tch’ou envoya deux de ses émissaires pour lui faire des avances. “Notre prince, lui dirent-ils, désirerait vous confier la charge de son territoire.” Sans relever sa ligne, sans même tourner la tête, Tchouang-tseu leur dit : “J’ai entendu dire qu’il y a à Tch’ou une tortue sacrée, morte depuis trois mille ans. Votre roi conserve sa carapace dans un panier enveloppé d’un linge, dans le haut du temple de ses ancêtres. Dites-moi si cette tortue aurait préféré vivre en traînant sa queue dans la boue ? – Elle aurait préféré vivre en traînant sa queue dans la boue, répondirent les deux émissaires. – Allez-vous-en ! dit Tchouang-tseu, je préfère moi aussi traîner ma queue dans la boue138.” »
Autre similitude significative avec Montaigne : le taoïsme est né dans un contexte de luttes politiques violentes, celui des Royaumes combattants qui précéda l’unification de l’Empire chinois en 221 avant notre ère (lequel perdurera jusqu’en 1911 !). C’est donc dans cette période de troubles que les premiers grands penseurs chinois tentent d’apporter une réponse à une crise politique et sociale profonde. Tandis que Confucius propose une voie rituelle respectueuse de la tradition, qui encourage l’engagement politique en vue de créer un homme et une société vertueux, Lao-tseu et Tchouang-tseu prônent une voie radicalement inverse : celle d’un retrait des affaires du monde, d’un perfectionnement individuel guidé par l’observation de la nature, en suivant sa propre nature.
Certes, les philosophes confucéens proposent aussi la nature comme modèle de sagesse, mais ils ne la regardent pas sous le même angle que les taoïstes : ils prônent une sagesse humaine calquée sur l’ordre céleste parfait, immuable, dont l’empereur serait le centre et le modèle suprême sur terre. Les taoïstes, quant à eux, regardent la nature vivante, mobile, diverse, apparemment chaotique de la terre, et proposent une sagesse de la fluidité, de la souplesse, du mouvement, de la spontanéité, qui vise à entrer en harmonie non pas avec un ordre cosmique immuable, mais avec le foisonnement même de la vie. Si Confucius veut développer la civilisation en instaurant un ordre moral stable, c’est précisément ce que lui reprochent Lao-tseu et surtout Tchouang-tseu qui prônent, comme Montaigne, un homme libéré des artifices de la culture et des coutumes, fidèle à la spontanéité de sa propre nature, un homme à l’écoute de son être profond, singulier, qui aspire à vivre en profonde harmonie avec la nature indéchiffrable et toujours en mouvement.
Avant de développer les grands traits de la sagesse taoïste, un mot encore sur ses soubassements philosophiques et cosmologiques. Le mot « Tao » est assez proche du concept bouddhiste de dharma et signifie « chemin », « voie ». Mais il désigne également le principe fondamental, la source, l’origine, la racine du monde. C’est lui qui ordonne l’univers et maintient l’harmonie cosmique. Le Tao est indéfinissable et échappe à l’entendement. Aucun vocable, aucune notion ne peut le contenir, ainsi que l’exprime poétiquement Lao-tseu :
Ce n’est pas ton œil qui pourrait le voir
Son nom est sans forme
Ce n’est pas ton ouïe qui pourrait l’entendre
Son nom est sans bruit
Ce n’est pas ta main qui pourrait le prendre
Son nom est sans corps
Triple qualité insondable
Et qui se fond dans l’unité139.
Le Tao recouvre explicitement aussi une idée d’écoulement, de flux, il évoque la nature en mutation permanente. Sa face tangible est le Taiji, l’univers tel que nous le percevons, un grand organisme vivant réglé par une loi de causalité universelle. Tout est interdépendant, chaque être est une parcelle de ce cosmos vivant et est relié à tous les autres êtres. La médecine chinoise repose sur cette conception d’un monde où macrocosme et microcosme sont en correspondance.
Ce flux permanent de la vie cosmique est traversé par deux forces contraires : le yin et le yang. Le yang exprime la dimension masculine active qui jaillit, sépare, organise, conquiert. Le yin exprime le principe féminin passif qui accueille, unit, dilue, apaise. Le yang est lumière, émergence de vie, feu, soleil, jour. Le yin est ombre, disparition/mutation de vie, froid, lune, nuit. Il ne faut pas les concevoir comme deux forces antagonistes, mais comme deux polarités complémentaires et indissociables. Ils s’expriment sous forme d’un processus : toute vie se manifeste et s’écoule de manière dynamique à travers cette dialectique du yin et du yang.
À la différence de l’intellectualisme confucéen, le taoïsme récuse toute possibilité de système de connaissance : sa philosophie est marquée au sceau du scepticisme. Tchouang-tseu est le grand « déconstructeur » : avant Montaigne, il tourne en dérision les écoles philosophiques qui prétendent dire le vrai et multiplient les dialogues de sourds. Il rejette toute idée de vérité univoque et ne cesse de rappeler la nécessité de sortir de la logique binaire, celle du tiers exclu (une chose est ou vraie ou fausse, c’est ceci ou cela). Pour lui, au contraire, une chose peut être ceci et cela. C’est la raison pour laquelle, loin d’être démonstratif, son raisonnement est circulaire, il procède par un décalage permanent du regard, par l’adoption successive de points de vue contradictoires. Aussi aime-t-il exprimer sa pensée par la bouche de marginaux, d’ivrognes, de gens simples ou « déraisonnables », à même d’exprimer des vérités plus profondes et paradoxales que celles des intellectuels.
Mais, tout comme le fera Montaigne, il sait aussi affirmer, trancher, donner son point de vue. Aux certitudes dogmatiques, il oppose ses intimes convictions tout en sachant qu’elles sont toujours provisoires et contestables. Il ne dit pas : « Je ne sais rien », mais : « Sais-je quelque chose ? »
Le scepticisme de Tchouang-tseu s’exprime notamment dans sa déconstruction du langage : les mots disent très imparfaitement la profondeur, la richesse mouvante et foisonnante du réel et de la vie. Ils figent la réalité en recouvrant un point de vue culturel déterminé, et il convient donc de s’en méfier, de les relativiser, voire d’en rire. Tchouang-tseu invente à cette fin des formules ou des histoires apparemment absurdes qui visent à déstabiliser la raison logique. En cela, et plusieurs siècles avant l’introduction du bouddhisme en Chine et au Japon, il est véritablement le précurseur des fameux koan du bouddhisme zen.
Pour ne pas se laisser enfermer dans l’usage conventionnel du langage et dans les postures intellectuelles et culturelles qui l’accompagnent – activisme, volontarisme, croyance en une suprématie humaine au sein de la nature –, il convient de revenir à l’observation, au ressenti, à l’expérience, de se mettre humblement à l’écoute de la vie, de la « mélodie secrète » de l’univers qui nous relie au monde par le cœur et par l’intuition. D’où l’intérêt que porte Tchouang-tseu aux artisans qui exercent leur métier avec précision et efficacité sans faire usage de la pensée : la main fait ce que l’intellect ne peut dire. Il cite l’exemple d’un boucher qui raconte comment il est parvenu, au fil des ans et grâce à son expérience, à découper un bœuf avec une incroyable dextérité, sans même émousser la lame de son couteau. Cet entraînement, qui consiste à bien repérer les articulations de l’animal, lui a permis d’acquérir un savoir-faire sans nul recours aux mots ni aux concepts140. Il devrait en aller ainsi pour chacun : apprendre à vivre non par l’apprentissage d’un savoir théorique, mais par l’expérience de la vie, par l’entraînement du corps et de l’esprit, afin d’acquérir une sagesse pratique. Là encore, nous voyons que Tchouang-tseu préfigure Montaigne dans ses principes éducatifs en insistant sur la nécessité, pour l’homme, de retrouver le naturel, le spontané, l’élan vital, ce que l’éducation et la coutume tendent à étouffer alors que c’est le plus important.
Nous accédons ici au cœur de l’enseignement des sages taoïstes : la doctrine du non-agir. Alors qu’on nous enseigne à transformer le monde et à agir sur lui par la force de notre volonté, Lao-tseu et Tchouang-tseu prônent une sagesse de l’accueil, de la réceptivité, de l’abandon, de la fluidité, du non-vouloir.
Il ne s’agit pas là de passivité, mais de lâcher-prise. Ces préceptes n’incitent pas au fatalisme, mais à l’observation, à la patience, à la souplesse dans la réaction comme dans l’action. Il ne faut pas « forcer » les choses, mais les accompagner. L’exemple du nageur est souvent évoqué par Tchouang-tseu : il progresse non pas en imposant sa volonté à la force de la vague ou du courant, mais en accompagnant son flux : « Je descends avec les tourbillons et remonte avec les remous. J’obéis au mouvement de l’eau, non à ma propre volonté. C’est ainsi que j’arrive à nager si aisément dans l’eau143. »
Cette allégorie me fait penser à celle, utilisée par Montaigne, du cavalier qui accompagne le mouvement de sa monture. Antoine Compagnon l’a bien résumé : « Une image dit son rapport au monde : celle de l’équitation, du cheval sur lequel le cavalier garde son équilibre, son assiette précaire. L’assiette, voilà le mot prononcé. Le monde bouge, je bouge : à moi de trouver mon assiette dans le monde144. » Tchouang-tseu aimait à nager, mais nul doute que, s’il avait été cavalier, il eût aussi bien utilisé cette image qui exprime on ne peut mieux le rapport qu’il convient d’avoir au mouvement permanent du monde. Il entend aussi montrer que ce sont les préjugés intellectuels et toutes les expressions de notre ego – la peur, l’appréhension, le désir de réussir, la comparaison – qui nous rendent malheureux et perturbent la fluidité de la vie. Une fois ces écrans dissipés, nous pouvons nous ajuster de manière naturelle et juste au flux de la vie et du monde.
Pour mieux faire prévaloir cette philosophie du « non-agir », Lao-tseu et Tchouang-tseu prennent le contrepied des valeurs sociales dominantes en affirmant la suprématie du faible sur le fort. Lao-tseu exprime cette idée en recourant à la métaphore de l’eau :
Rien n’est plus souple au monde et plus faible que l’eau
Mais pour entamer dur et fort rien ne la passe
Rien ne saurait prendre sa place
Que faiblesse prime force
Et faiblesse dureté
Nul sous le Ciel qui ne le sache
Nul qui le puisse pratiquer
Aussi le Sage :
Subir les souillures du royaume
C’est être le seigneur des temples de la Terre
Endurer les maux du royaume
C’est être le roi de l’univers
Car le vrai a le son du faux145.
Une autre image fréquemment utilisée est celle de l’enfant, totalement incapable d’agir et qui, pourtant, par sa seule présence, met en mouvement les adultes. Il est le centre de la famille. Il agit sans agir. Aussi le sage ne doit-il pas avoir comme modèle l’homme mûr, mis en avant par Confucius, mais le petit enfant, ainsi que l’écrit Lao-tseu :
Fais-toi Ravin du monde
Être Ravin du monde
C’est faire corps avec la vertu immuable
C’est retourner à la petite enfance146.
De son côté, Tchouang-tseu nous rapporte ce bref dialogue : « Nan-Po demanda à Niu-Yu : “Malgré votre grand âge, vous avez conservé le teint d’un petit enfant. Pourquoi ? – C’est, dit Niu-Yu, que j’ai entendu le Tao.” »
La sagesse du « non-agir » conduit au détachement, c’est-à-dire à une profonde acceptation de la vie et de ses lois : la naissance, la croissance, le déclin, la mort. Si le sage n’a pas peur de la mort, c’est qu’il la considère comme faisant partie des rythmes naturels de la vie. C’est ainsi qu’il manifeste face à la mort de ses proches un détachement qui risque de choquer son entourage.
Le Tchouang-tseu raconte cette histoire : « La femme de Tchouang-tseu étant morte, Houei-tseu s’en fut lui offrir ses condoléances. Il trouva Tchouang-tseu assis les jambes écartées en forme de van et chantant en battant la mesure sur une écuelle. Houei-tseu lui dit : “Que vous ne pleuriez pas la mort de celle qui fut la compagne de votre vie et qui éleva vos enfants, c’est déjà assez, mais que vous chantiez en battant l’écuelle, c’est trop fort ! – Du tout, dit Tchouang-tseu. Au moment de sa mort, je fus naturellement affecté un instant, mais, réfléchissant sur le commencement, je découvris qu’à l’origine elle n’avait pas de vie ; non seulement elle n’avait pas de vie, mais pas même de forme ; non seulement pas de forme, mais pas même de souffle. Quelque chose de fuyant et d’insaisissable se transforme en souffle, le souffle en forme, la forme en vie, et maintenant voici que la vie se transforme en mort. Tout cela ressemble à la succession du printemps, de l’été, de l’automne et de l’hiver. En ce moment, ma femme est couchée tranquillement dans la Grande Demeure. Si je me lamentais en sanglotant bruyamment, cela signifierait que je ne comprends pas le cours du Destin. C’est pourquoi je m’abstiens147.” »
On ne peut là encore s’empêcher de penser à Montaigne qui affirmera n’avoir éprouvé « aucune fâcherie » à la mort de ses cinq enfants. L’un et l’autre enseignent une profonde acceptation de la vie telle qu’elle est, et non pas telle qu’on aimerait qu’elle soit avec notre volonté propre. Aussi ne sommes-nous pas étonnés de retrouver, chez l’un comme chez l’autre, cette joie profonde qui anime celui qui a appris à aimer la vie et à l’accueillir à cœur ouvert. Le sage taoïste est un homme joyeux. Il vit ici et maintenant, sans ruminer le passé ni se soucier du futur, dans la pleine acceptation et jouissance du moment présent. Sa joie vient du non-agir, de ce qu’il a su se fondre dans le flux du Tao et de la vie pour accomplir sa nature en harmonie profonde avec la nature. « Un sage authentique respire jusqu’aux pieds », nous dit Tchouang-tseu, parce qu’il s’unit de tout son être au souffle joyeux du monde : « Les mouvements de son cœur s’accordent toujours avec les êtres et les situations. » Il s’accorde aussi avec « ce qui vient avant le naître et le périr ». Le sage authentique est libre et joyeux : « Il danse avec le monde ; il est immortel. » Il est dépourvu de « tout penchant personnel », au sens où « il s’abandonne entièrement aux rythmes spontanés de la vie et n’en rajoute jamais148 ».
La joie du sage vient du fait qu’il a renoncé à tout ce qui le sépare du souffle et de l’harmonie du Tao. C’est en renonçant à son ego qu’il devient pleinement lui-même et pleinement homme. Tels sont les paradoxes de la sagesse taoïste : c’est en s’oubliant qu’on se trouve, en refusant d’agir qu’on exerce une influence, en redevenant enfant qu’on accède à la sagesse, en acceptant sa faiblesse qu’on devient fort, en regardant la Terre qu’on découvre le Ciel, en aimant pleinement la vie qu’on peut accepter sereinement la mort.
Comment, une dernière fois, ne pas songer ici à Montaigne ? On retrouvera chez lui, comme chez Tchouang-tseu, cet amour de la vie et cette joyeuse acceptation du destin fondée sur une religiosité profonde. Peu importe que l’un fasse référence à Dieu et l’autre au Tao. Quoique lui-même athée, Marcel Conche a écrit à propos de Montaigne ces lignes qui sonnent tout aussi juste pour Tchouang-tseu et disent si bien la racine ultime du bonheur joyeux de ces deux sceptiques, si sensibles à la dimension sacrée de la vie :
Nous n’avons pas à regarder vers qui dispense. Ce serait indiscrétion de vouloir surprendre le geste du donneur. Baissons les yeux. Le soleil absolu d’où tout rayonne n’est pas pour être vu de nous. Contentons-nous du rayonnement sans prétendre scruter la source. La vraie façon de regarder vers Dieu est de regarder vers le monde et de l’accueillir comme un don. […] Le consentement à jouir enferme la véritable humilité. L’acte de jouissance est la véritable action de grâces s’il s’accompagne d’humilité et de reconnaissance. C’est l’acte religieux par excellence, acte de communion avec la puissance insondable, inscrutable, mais inlassablement généreuse qui est nature et source de la nature. Il faut jouir religieusement, c’est-à-dire dans le respect de ce qui est joui, la ferveur, l’attention sérieuse, la conscience du mystère149.