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Donner du sens à sa vie

Il n’y a point de vent favorable pour qui ne sait en quel port se rendre30.

Sénèque (complété par Montaigne pour la métaphore maritime).

Être heureux, c’est apprendre à choisir. Non seulement les plaisirs appropriés, mais aussi sa voie, son métier, sa manière de vivre et d’aimer. Choisir ses loisirs, ses amis, les valeurs sur lesquelles fonder sa vie. Bien vivre, c’est apprendre à ne pas répondre à toutes les sollicitations, à hiérarchiser ses priorités. L’exercice de la raison permet une mise en cohérence de notre vie en fonction des valeurs ou des buts que nous poursuivons. Nous choisissons de satisfaire tel plaisir ou de renoncer à tel autre parce que nous donnons un sens à notre vie – et ce, aux deux acceptions du terme : nous lui donnons à la fois une direction et une signification.

Le sens dont je parle ici n’est pas un sens ultime, métaphysique. Je ne crois pas qu’on puisse parler du « sens de la vie » d’une manière universelle, valable pour tous. Le plus souvent, la recherche de sens se traduit concrètement par un engagement dans l’action et dans les relations affectives. La construction d’une carrière professionnelle, par exemple, exige qu’on identifie une activité qui nous convienne, dans laquelle on peut s’épanouir et qu’on se fixe un but, des objectifs à atteindre. Il en va de même dans nos relations affectives : si nous décidons de construire une famille et d’élever des enfants, nous organisons notre vie en fonction de cette décision, et notre vie familiale donne sens à notre existence. D’autres encore donnent du sens à leur vie en aidant leur prochain, en se battant pour réduire les injustices, en consacrant du temps à ceux qui sont défavorisés ou en souffrance. Les contenus du « sens » peuvent varier d’un individu à l’autre, mais quoi qu’il en soit, nous faisons tous le constat qu’il est nécessaire, pour construire sa vie, de l’orienter, de lui assigner un but, une direction, de lui donner une signification.

Cette dimension apparaît de manière explicite dans la plupart des enquêtes contemporaines sur le bonheur, sous la forme d’une question du type : « Avez-vous trouvé un sens positif à votre vie ? » Tout autant que le plaisir, le sens apparaît comme essentiel au bonheur. Ainsi les sociologues placent-ils ces deux facteurs – plaisir et sens – parmi les premières raisons invoquées du « bien-être subjectif ». Ils ont également observé que le taux de plaisir et le sens que l’on donne à sa vie tendent à converger chez le même individu heureux : si une personne se définit comme ressentant beaucoup de plaisir, elle estimera aussi bien avoir trouvé un sens positif à sa vie31.

 

Ce que les philosophes de l’Antiquité avaient bien compris et ce que les enquêtes scientifiques contemporaines confirment, les psychologues du xxe siècle avaient plutôt tendance à le dissocier. Freud, on l’a vu, a montré que l’être humain est fondamentalement mû par la recherche du plaisir, mais la question du sens ne l’intéressait pas. Viktor Frankl – rescapé des camps de la mort et dont la pensée s’est construite à partir de cette terrible expérience – lui a répondu en défendant une thèse diamétralement opposée : l’être humain est fondamentalement mû par la quête de sens. Loin de se contredire, l’une et l’autre théories sont vraies : la nature même de l’être humain le pousse à rechercher, et le plaisir, et le sens. Il n’est véritablement heureux que lorsque sa vie lui est agréable et revêt une signification.

Qu’on atteigne ou non ses buts n’est d’ailleurs pas l’essentiel. Nous n’allons pas attendre d’avoir atteint tous nos objectifs pour commencer à être heureux. La voie compte plus que le but : le bonheur vient en cheminant. Mais le voyage nous rend d’autant plus heureux que nous avons plaisir à progresser, que la destination vers laquelle nous allons est identifiée (quitte à changer en cours de route) et qu’elle répond aux aspirations les plus profondes de notre être.