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Le bonheur n’est pas de ce monde : Socrate, Jésus, Kant

D’une tout autre manière, on peut renoncer à la poursuite volontaire du bonheur en plaçant une valeur éthique au-dessus de lui – la liberté, l’amour, la justice –, ou encore une morale, c’est-à-dire des règles de comportement juste. C’est le cas du grand philosophe allemand des Lumières Emmanuel Kant pour qui le bonheur ne doit pas être recherché en tant que tel, mais doit résulter d’une morale : « Fais ce qui te rend digne d’être heureux. » Le plus important est d’observer une ligne de conduite droite, conforme à la raison, d’accomplir son devoir. L’homme à la conscience tranquille peut s’estimer relativement heureux, quelles que soient les difficultés qu’il rencontre, car il sait comment agir de manière juste.

De fait, les enquêtes contemporaines montrent que la conscience de mener une vie morale ou religieuse empreinte de droiture est un indice important du bonheur. Kant a d’ailleurs été, semble-t-il, assez heureux de mener lui-même une existence sobre, vertueuse, ordonnée, qui a fait le désespoir des biographes épris d’anecdotes et de détails piquants. Demeuré célibataire, il ne quitta presque jamais sa ville natale de Königsberg où il fut longtemps précepteur avant d’enseigner à l’université. De manière assez paradoxale, il précise par ailleurs que c’est un devoir, pour l’homme, d’être aussi heureux que possible, car cela lui évite de succomber à la « tentation d’enfreindre ses devoirs42 ». Il inverse ainsi la problématique grecque selon laquelle l’éthique est au service du bonheur : pour lui, c’est le bonheur qui est au service de la morale ! À ses yeux, en effet, le bonheur plein et complet n’existe pas sur terre : ce n’est qu’un « idéal de l’imagination43 ». Il en conclut qu’on ne peut raisonnablement espérer atteindre au bonheur véritable qu’après la mort (béatitude éternelle), comme récompense accordée par Dieu à ceux qui ont su mener une existence morale juste. Il rejoint par là la doctrine de nombreuses religions selon lesquelles un bonheur profond, stable et durable ne peut exister que dans l’au-delà, et sera déterminé par la qualité de la vie religieuse et morale menée ici-bas.

Cette croyance avait déjà cours dans la Grèce ancienne : la vie bienheureuse y était promise dans les Champs Élysées aux héros et aux hommes vertueux. Elle s’est développée aussi en Égypte et dans le judaïsme tardif avant de connaître un essor considérable avec le christianisme et l’islam. À l’idéal de sagesse on préfère alors celui de la sainteté. Tandis que le sage aspire d’abord au bonheur sur terre, le saint aspire par-dessus tout à la félicité dans l’au-delà, auprès de son Créateur.

 

La fin de vie de Jésus en fournit une bonne illustration : parce qu’il aspire, comme tout être humain, au bonheur, il n’a nulle envie de souffrir ni de se laisser arrêter par les gardes des grands prêtres, pour être livré à Ponce Pilate et mis à mort. D’où cette scène saisissante d’angoisse, au mont des Oliviers, quelques heures avant son arrestation, décrite par l’évangéliste Matthieu : « Prenant avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse, il leur dit alors : “Mon âme est triste à en mourir ; demeurez ici et veillez avec moi.” Étant allé un peu plus loin, il tomba face contre terre en faisant cette prière : “Mon Père, si c’est possible, éloigne de moi cette épreuve. Cependant non par ma volonté, mais par la Tienne44.” » En dépit de son angoisse, Jésus accepte pourtant de faire don librement de sa vie, car il entend rester fidèle à la voix de la vérité qui le guide (celle de celui qu’il appelle son « Père »), au lieu de se sauver et de s’enfuir comme ses disciples le lui ont suggéré. Il a sacrifié son bonheur terrestre par fidélité à la vérité et à un message d’amour qui entre en contradiction avec le légalisme religieux qui place la rigidité de la Loi au-dessus de tout.

La fin de Socrate est assez similaire à celle de Jésus en ce qu’il refuse lui aussi de fuir, pour boire la ciguë, un poison létal, et obéir ainsi aux juges qui l’ont condamné à la peine capitale. Jugement inique en l’occurrence, mais Socrate ne veut pas désobéir aux lois de la Cité, considérant que tout citoyen doit s’y soumettre. Au nom de ses propres valeurs, il renonce donc au bonheur et à la vie. Socrate qui, à certains égards, ressemble plus à un saint qu’à un sage, se méfie d’ailleurs du mot « bonheur ». Il préfère, selon Platon, parler de la quête d’une vie « bonne », fondée en raison sur des valeurs comme le bien, le beau, le juste, plutôt que de la recherche d’une vie « heureuse » qui risque de se faire au détriment de la justice : un tyran, un égoïste, un lâche ne vont-ils pas, eux aussi, poursuivre le bonheur ?

Si Jésus ou Socrate ont sacrifié leur vie au nom d’une vérité ou de valeurs plus élevées que le bonheur terrestre, ils croyaient et aspiraient à un bonheur suprême après la mort. Jésus était convaincu qu’il se relèverait de la mort pour connaître dans l’au-delà un bonheur éternel auprès de Dieu. L’Apocalypse, ultime livre de la Bible chrétienne, décrit ainsi la « Jérusalem céleste », métaphore de la Vie éternelle : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes. […] Il essuiera toutes larmes de leurs yeux, et la mort n’existera plus ; et il n’y aura plus de pleurs, de cris ni de tristesse ; car l’ancien monde s’en est allé45. » Socrate était également persuadé qu’il existait dans l’au-delà, pour les hommes justes, un lieu de félicité auquel il aspirait46. Leur quête a en somme été celle d’un bonheur différé.

Ce n’est pas toujours le cas. On rencontre des hommes qui ne croient nullement en une vie après la mort et qui sont prêts à sacrifier leur vie au nom d’un idéal supérieur au bonheur. Combien y ont ainsi renoncé pour lutter contre une oppression, une injustice ? Lorsqu’il se tient devant les chars, place Tienanmen, en juin 1989, le jeune étudiant chinois qui risque la mort a fait de la lutte contre la dictature sa valeur suprême et espère juste que son geste servira à faire progresser la cause de la liberté. Il en a été de même pour Nelson Mandela en Afrique du Sud, comme pour tous ceux qui ont risqué ou sacrifié leur vie – et continuent de le faire – pour une cause dont ils estiment qu’elle dépasse et vaut davantage que leur bonheur individuel.

Voilà qui nous interroge à double titre : jusqu’à quel point ces actes héroïques, dans la mesure où ils répondent aux aspirations les plus profondes des individus concernés, ne leur procurent-ils pas un certain bonheur ? Tout en souffrant de perdre la vie, Socrate et Jésus ne sont-ils pas en même temps heureux de la donner pour une noble raison et, ce faisant, n’agissent-ils pas conformément à leur nature profonde ?