D’une laïcité identitaire à une laïcité d’inclusion
Tom-Édouard et Marina sur la promenade des Anglais
Béatrice Mabilon-Bonfils
Je suis en vacances dans le plus beau pays du monde, l’Irlande – les verts doré, sombre, kaki, anis, opaline, tilleul, véronèse, olive, pistache de ses paysages de lumière, le bleu turquoise ou céladon de l’Atlantique, les falaises crayeuses, la musique des pubs. Vers vingt-deux heures, je reçois un SMS de mon fils Tom-Édouard, enfermé dans la cave d’un restaurant de Nice avec son amie Marina : « Coup de feu à Nice. Tout le monde va bien. Ne t’inquiète pas. » Puis, je reçois un SMS de ma fille Salomé : elle a annulé à la dernière minute sa sortie nocturne sur la Promenade des Anglais, m’écrit-elle… Elle ajoute que mon frère Jérôme a réussi à se réfugier à l’abri. Je ne saisis pas de quoi parlent ces textos, et la peur n’est que rétrospective quand j’apprends le lendemain l’horreur des événements de Nice, ce 14 juillet au soir. Aucun mot ne peut décrire le traumatisme de ceux qui ont vécu ces moments de violence, d’attente, de terreur, de rumeurs les plus folles sur ce qui se passait. Tom-Édouard et Marina sont restés jusqu’à minuit dans la cave à vin d’un restaurant du Vieux-Nice avec vingt-cinq personnes – des employés, des clients, des passants –, n’ayant comme seule information que les messages sur Facebook et les tweets sur leurs portables où s’affichaient les rumeurs les plus folles de prise d’otages, de fusillades dans la ville.
Marina explique : « Depuis cette soirée, on vit dans la psychose recherchée par Daech et on a peur de chaque bruit suspect, de petits mouvements de foule ou d’un simple cri ; on a du mal à sortir dans la rue. »
Comment continuer à vivre ensemble après Charlie, après le Bataclan, après Nice ?
Passé l’effroi et la sidération, il nous faut penser l’événement, mettre du sens sur une réalité tragique qui fait peser une menace sur tout un chacun et peut générer des stress post-traumatiques et des difficultés à vivre (et à penser) un monde qui échappe.
Sauf à en apprendre plus par l’enquête en cours, il semble que l’on ait affaire à un homme peu connu pour ses pratiques religieuses – radicales ou pas, d’ailleurs –, mais plutôt pour sa violence conjugale, ses problèmes sociaux et ses failles psychologiques, un homme qui utilise un prétexte religieux pour donner du sens à sa vie, et choisit ce qui lui semble être constitutif non tant de son identité fragile que d’une quête de reconnaissance, même posthume, dans une volonté d’héroïser sa mort par une forme socialement désirable, celle d’un islam belliqueux et terroriste, par une sorte de retournement du stigmate qui prend aussi sa source (au-delà de la dimension internationale et géopolitique indéniable) dans les discriminations ethniques qui ne disent pas leur nom à l’école, dans les manuels scolaires, dans le monde du travail, à l’embauche, dans les loisirs…
Comment continuer à vivre ensemble après Charlie, après le Bataclan, après Nice ? Comment (re) construire le lien social, mis à mal par ces attentats mais aussi par une surenchère dans le tout-sécuritaire et dans l’affichage d’une laïcité conçue plutôt comme une réponse défensive, agressive des minorités et des différences, que comme un projet positif pour le « vivre-ensemble » dans une société objectivement pluri-culturelle et pluri-cultuelle ?
Penser autrement pour panser : quand l’émotion n’empêche pas l’analyse
Le détour par l’étranger a parfois du bon, car rien n’est aussi près que ce qui est loin, mais rien n’est aussi loin que ce qui est près. Je sirote un café dans un pub irlandais vieillot et charmant, les voisins parlent fort et boivent de la Guinness, quand un article publié dans l’Irish Independent par Mary Kenny attire mon œil.
« Nothing excuses the horror of Nice, but France’s burqa ban alienates Muslims62 » (« rien n’excuse l’horreur de Nice, mais l’interdiction de la burqa en France aliène les musulmans »).
Un tel article serait-il publiable en France ? La question mérite d’être posée. Or, n’en déplaise aux féministes françaises, présentant le voile uniquement comme un instrument d’oppression masculine, Mary Kenny est un des membres fondateurs du Women’s Liberation Movement irlandais, et l’article interpelle sur ce qu’elle nomme une « laïcité totémique » (totemic “laicité”, le terme intraduisible demeure en français dans le texte tant notre laïcité est spécifique), quand, en France, discuter la loi de 2004 à propos du simple port du voile dans les écoles est aujourd’hui un indiscutable, sans parler des dérives extensives successives de cette laïcité (crèche Baby Loup, amendement Laborde sur la neutralité religieuse au travail, question du port du voile à l’université, menus dans les cantines, polémique autour des voiles trendy d’H & M, etc.). Mary Kenny va beaucoup plus loin que l’on oserait l’écrire, ou même le penser, en France. Et sans adhérer nécessairement à sa manière de penser la liberté de se vêtir, il est bon de s’interroger grâce au détour intellectuel que permet la distance, physique autant que symbolique.
« In a free societey, citizens are entitled to wear whatever they like, even if others think it daft, backward or oppressive to women », écrit-elle (« Dans une société libre, les citoyens ont le droit de porter ce qu’ils veulent, même si d’autres pensent que c’est idiot, arriéré ou oppressif pour les femmes »).
Son propos d’ensemble est clair : certes, non pas faire une équivalence morale morbide et hors de propos, mais questionner la mise en question globale des musulmans (dont certains sont des victimes de Nice comme du Bataclan) implicite, sinon parfois explicite. Ce ne sont pas les jeunes filles voilées qui posent des bombes et commettent des attentats, et une telle ambiance n’est pas sans effet sur les pratiques et les représentations collectives. L’Express publie par exemple une vidéo d’altercation raciste sur la Promenade des Anglais avec une dialectique du Nous et Eux toxique.
Après le débat sur le foulard islamique, le voile islamique, le niqab, la burka, ou le burkini, après les controverses non résolues sur les femmes voilées qui accompagnent les sorties scolaires, les désaccords sur les nounous voilées dans les crèches ou encore à propos des étudiantes/lycéennes pendant des stages professionnels hors école imposés par la scolarité, les discussions sur la longueur des jupes portées par les lycéennes, les rumeurs qui se sont répandues sur Internet concernant la nourriture hallal imposée au sein de certaines enseignes célèbres de restauration rapide, véhiculant l’idée de l’invasion et de la contagion, les disputes sur les menus de substitution à la cantine scolaire, sur les prières de rue, après les polémiques sur le financement des mosquées, dans un pays où plusieurs millions d’euros financent au titre de la protection du patrimoine culturel l’entretien des églises (90 % des édifices du culte catholique sont la propriété des communes), après les interrogations sur les piscines non mixtes, après les différends qui resurgissent sur le voile à l’université, après le débat délétère sur l’identité nationale ou sur la déchéance de nationalité, ou encore sur la compatibilité de l’islam avec la république, après les multiples unes de journaux sur les musulmans, dans Le Figaro, Valeurs actuelles, L’Express ou Le Point, le slogan répété à l’envi « pas d’amalgame » n’a aucun écho, sorte de retour du refoulé. En 2002, Pierre Bourdieu écrivait que la question patente – faut-il ou non accepter le port du voile dit islamique – occulte la question latente – faut-il ou non accepter en France les immigrés nord-africains ? Plus largement, il s’agit d’une impossibilité à penser l’altérité en des termes autres que secte, islamisme, machisme, etc., qui en dit long sur l’impasse politique qui instrumentalise l’idée de laïcité. Le lien immédiatement établi après les attentats de janvier 2015, entre lutte contre le terrorisme et laïcité, est-il aussi évident que nombre de médias ou d’acteurs politiques l’ont suggéré ?
Il est grand temps de relire l’article 18 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen :
« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. »
« Manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé » ! Le rapport Baroin de 200363, qui plaide explicitement pour une nouvelle laïcité, fut de ce point de vue édifiant : entre laïcité et droits de l’homme, le choix est fait puisque François Baroin défend la nécessité pour la droite de défendre la république en affirmant une laïcité « dans une certaine mesure incompatible avec les droits de l’homme ».
Une surenchère de laïcité à interroger
En appeler à l’unité ne suffit pas au refus des amalgames, quand de fait, à gauche comme à droite, une spirale mortifère se déploie dans une surenchère de laïcité qu’il nous faut absolument interroger. En période de campagne électorale, les politiques de tous bords instrumentalisent les drames, mettent en scène et en mots « une guerre de civilisation » qui nous ferait perdre une « bataille culturelle » que cultivent à dessein les islamistes. L’appel à la discrétion des musulmans de Jean-Pierre Chevènement n’est pas étonnant dans ce contexte, mais il fait écho à la déréliction du monde des professionnels de la politique.
Déjà en 1999, le politologue spécialiste de l’islam Bruno Étienne écrivait, dans Une grenade entrouverte :
« Le monisme existentiel, dans sa forme exacerbée, est donc au principe des monothéismes – et peut-être aussi du républicanisme à la française – et paradoxalement, la laïcité à la française va produire le racisme à la française : l’Autre doit impérativement devenir le même, universel, mais en fait tout bêtement radical-cassoulet ! L’Autre refusant de devenir le Même va alors faire retour à la religion du Père : c’est donc le laïcisme qui est l’une des causes du retour au religieux64. »
Propos prémonitoires sur lesquels nous devrions méditer plutôt que de choisir le « tout-sécuritaire » qui ne peut qu’échouer. La laïcité est un mot valise que chacun définit à sa manière, produit de rapports de force mais aussi rhétorique incantatoire portée à gauche, à droite, et même à l’extrême droite, sous couvert d’universalité. Il faut bien admettre que cette laïcité identitaire se transforme aujourd’hui en instrument d’agression des minorités, principalement de la minorité musulmane qui concentre à elle seule l’idée d’une crise du modèle d’intégration français. Concrètement, pour nombre de jeunes et leurs familles émigrées, l’affichage laïque à l’école, sur la plage, dans les crèches ou ailleurs s’éprouve moins comme une proposition neutre et émancipatrice que comme l’arme du déni, voire du mépris d’expériences quotidiennes et concrètes de relégations et d’humiliations, quand cette laïcité identitaire est, à droite et à gauche, ainsi associée au contrôle de la liberté religieuse des femmes musulmanes.
Tom-Édouard et Marina sur la Promenade des Anglais, et une angoisse maternelle rétrospective qui fait froid dans le dos ; une compassion (un beau mot galvaudé) pour les victimes et leurs familles qui prend là tout son sens. Mais aussi, un appel à l’analyse clinique que permettent les sciences sociales.
Béatrice Mabilon-Bonfils est sociologue, professeure des universités et directrice du laboratoire EMA (École, mutations, apprentissages) de l’université de Cergy-Pontoise. Elle a notamment publié La Laïcité au risque de l’autre avec Geneviève Zoïa (La Tour d’Aigues, l’Aube, ٢٠١٤) et Fatima moins bien notée que Marianne avec François Durpaire (La Tour d’Aigues, l’Aube, ٢٠١٥).
62. Mary Kenny, « Nothing excuses the horror of Nice, but France’s burqa ban alienates Muslims », Independent, 18 juillet 2016 [en ligne], URL : <http://www.independent.ie/opinion/columnists/mary-kenny/nothing-excuses-the-horror-of-nice-but-frances-burqa-ban-alienates-muslims-34891537.html>.
63. François Baroin, Pour une nouvelle laïcité, rapport au Premier ministre, 2003.
64. Bruno Étienne, Une grenade ouverte, La Tour d’Aigues, l’Aube, 2016 (1999), p. 63.