Idéologies de la diversité et laïcité

Pascal Tisserant

La laïcité, notion empreinte à ce jour d’intenses émotions et de représentations multiples, répond néanmoins à des cadres d’analyse prodigués par les sciences politiques, le droit, la philosophie ou encore la sociologie, permettant de saisir ses enjeux et ses usages. En complément de ces approches, cet essai envisage les conceptions de la laïcité et leurs conséquences au regard des travaux actuels sur les idéologies de la diversité en psychologie sociale.

La diversité est un fait. Nos différences s’ancrent dans notre singularité, toutefois nous relevons d’appartenances sociales communes à l’égard de certains critères tels que le sexe, l’origine, de même que la religion. Depuis plus de cinquante ans, des études attestent que l’utilisation de ces critères est indissociable de notre façon de percevoir notre environnement, et en particulier les individus. Notre considération de ces critères détermine des catégories (groupes d’individus semblables ou distincts de nous), façonne notre identité sociale et conditionne notre relation aux autres ; plus précisément celle entre les groupes pour un même critère67. Notre rapport à la religion nous amène à scinder le monde dans lequel nous vivons en groupes, que nous qualifierons ici de croyances, incluant le fait de ne pas pouvoir se prononcer ou croire en l’existence de Dieu. Notre attitude envers ces groupes et la qualité de leurs relations sont largement déterminées par un rapport plus ou moins inégalitaire. Cela engendre une situation de position de force ou de faiblesse, issue de la comparaison sociale qui s’opère principalement sur trois variables : le pouvoir, le statut et la taille68.

Le pouvoir se réfère au lien de domination entre les groupes. Dans un contexte de catégorisation de notre société en groupes de croyances, cette problématique reflète la perception de leur représentativité dans les principales sphères d’influence. Pour exemple, le mythe du complot juif69, selon lequel ce groupe dirigerait le monde et la finance, contribue à lui conférer une position dominante, des préjugés, voire des comportements, affiliés à ce stéréotype. Par ailleurs, en France, l’islam est davantage associé aux quartiers situés à la périphérie des centres de décision. Un roman à succès caricaturant un potentiel président de la République musulman démontre la mise à l’écart du pouvoir de ce groupe et la menace qu’il représente s’il tentait d’en acquérir davantage. La tribune du Monde du 16 août 2016, dans laquelle « des élites musulmanes de France » se rendent visibles, dépeint une façon de lutter contre ce stéréotype qui assigne ce groupe à une position de faiblesse à l’égard du pouvoir.

Le statut renvoie à la notion de prestige (groupe valorisé vs dévalorisé). L’instrumentalisation de l’islam par Daech porte atteinte à l’image de cette religion et contribue à renforcer les préjugés à l’égard des musulmans. L’engouement actuel pour le bouddhisme ou les pratiques méditatives inhérentes à cette spiritualité traduit en revanche une représentation plutôt positive de ce courant de pensée qui rencontre peu ou pas de polémique, ni de préjugé négatif.

La taille désigne la distinction entre groupes majoritaires et minoritaires. Des expériences menées en laboratoire montrent que l’effectif des groupes influence la qualité de leurs relations en lien avec le pouvoir et le statut. La place du catholicisme dans l’histoire de France et le rappel au patrimoine chrétien par certains hommes politiques illustrent l’importance de ces groupes, qui bénéficient à la fois de pouvoir et de prestige, au sein de la société française ; tout comme les personnes sans religion, y compris les athées, qui, selon les sondages et les indicateurs retenus, constituent, avec les chrétiens, les deux groupes majoritaires. A contrario, l’islam, deuxième religion de France après le christianisme, ne confère dans notre société aucun de ces atouts à ses membres.

Cette position de force ou de faiblesse entre les groupes agit sur le déroulement de leurs interactions et affecte différemment leurs membres. Plus les écarts de position sont vécus comme étant importants quant au pouvoir et au statut, plus leurs relations risquent d’être conflictuelles et le bien-être des individus des groupes en position de faiblesse dégradée. Ce constat conduit de nombreux auteurs à rappeler le principe d’égalité ou d’inclure celui de non-discrimination dans la définition de la laïcité, à l’instar de la déclaration internationale de la laïcité signée par 250 intellectuels de 30 pays. Si l’histoire de la laïcité dans le monde a fait l’objet d’importantes luttes de pouvoir, son institutionnalisation s’est réalisée la plupart du temps dans l’objectif de pacifier les relations intergroupes et d’assurer le bien-être des citoyens70. En France, depuis la Révolution et la loi de 1905 séparant les Églises de l’État, la notion de laïcité garantit ainsi la liberté de conscience et le libre exercice des cultes pour tous. La laïcité est une idéologie de la diversité, dans le sens où elle renvoie à des convictions quant à la façon dont les groupes de croyances doivent se comporter et interagir au sein de la société. Les idéologies de la diversité sont essentiellement employées en référence aux types de politiques des États ou des organisations en matière de diversité culturelle71. Appliquées dans ce cadre à la laïcité, elles nous permettent de discerner les conceptions de ce terme fréquemment mobilisé et d’envisager ses conséquences, tant sur la qualité des relations entre groupes de croyances que sur le bien-être de leurs membres. Le tableau 1 ci-dessous propose quatre conceptions ou instrumentalisations possibles de la laïcité véhiculées par les idéologies de la diversité, en fonction de deux facteurs : la bienveillance à l’égard de la visibilité des groupes et l’acceptation du rapport inégalitaire.

Les conceptions de la laïcité
associées aux idéologies de la diversité

Invisibilité du groupe

Visibilité du groupe

Recherche d’égalité

Laïcité d’individualisation

Laïcité d’intégration

Acceptation des inégalités

Laïcité
d’assimilation

Laïcité de ségrégation

– La laïcité d’intégration repose sur la tolérance, voire la reconnaissance de caractéristiques associées aux groupes de croyances susceptibles de favoriser une certaine « vitalité religieuse », comme aux États-Unis72. De plus, elle organise cette diversité en veillant au respect de l’égalité entre tous les groupes. Cette conception de la laïcité rejoint celle de l’inclusion73, en particulier quand un effort spécifique est fait en direction des groupes en position de faiblesse afin de rétablir un sentiment d’égalité à leur égard.

– La laïcité de ségrégation accepte et peut aussi se montrer bienveillante à l’égard de la diversité de croyances, mais elle ne cherche pas à respecter l’égalité entre ces groupes. Des raisons historiques peuvent légitimer la position de force de certains, comme en Alsace-Moselle où la « laïcité concordataire74 » réserve des privilèges aux groupes catholiques, juifs et protestants. Le contexte post-attentats de 2015 est propice à une instrumentalisation de cette conception de la laïcité qui viserait à limiter l’expression de caractéristiques associées aux musulmans, comme le port d’une jupe trop longue au collège ou du burkini sur la plage.

– La laïcité d’assimilation équivaut à une idéologie d’absorption des groupes en position de faiblesse par le groupe en position de force. Elle tend à rendre invisible la diversité de croyances au profit d’une seule. Cette conception est à rapprocher de la « nouvelle laïcité75 » et correspondrait au discours dominant actuellement76. La « laïcité positive […] aux racines chrétiennes » du président de la République Nicolas Sarkozy et l’usage de la laïcité du Premier ministre Manuel Valls pour donner son opinion à propos du port du voile à l’université ou de la « mode islamique » au nom de valeurs universelles relèvent toutes deux d’une idéologie assimilationniste. L’idée d’organiser un islam de France pourrait également se nourrir de cette idéologie. La tentation par certains groupes d’influence anticléricaux d’instrumentaliser la laïcité en faveur de leur rapport personnel à la religion concorde aussi avec une forme de laïcité d’assimilation.

– La laïcité d’individualisation ne cherche pas à organiser la diversité de croyances mais veille au respect de l’égalité de traitement entre individus dans tous les domaines. Elle renvoie le rapport à la religion à la sphère individuelle, voire privée, et veille donc au respect de cette liberté d’opinion. Cette conception de la laïcité pourrait correspondre à un ultime « seuil de laïcisation77 » où la diversité de croyances serait harmonieuse et ne produirait plus d’inégalité dans les rapports de forces au point de ne plus rendre saillant ce type d’appartenance. Peu de sociétés dans le monde ou peu de contextes (association, entreprise, collectivité…) s’approchent de cette situation d’indifférence émotionnelle à l’égard des groupes de croyances au point de ne plus les percevoir dans les interactions quotidiennes : notre besoin de catégorisation limite bien souvent notre capacité d’individualisation. C’est particulièrement le cas dans le contexte français actuel, où la position de certains groupes est très affaiblie et extrêmement saillante face à des groupes en position de force qui se sentent menacés ; ne pas vouloir reconnaître la diversité religieuse et ne pas se préoccuper du respect de l’égalité entre ces groupes conduit inévitablement à un renforcement des tensions et à un effritement du bien-être chez les personnes.

Ces quatre conceptions de la laïcité font écho à d’autres analyses sociologiques et historiques cherchant à caractériser les usages de la laïcité et les objectifs plus ou moins conscients poursuivis par leurs auteurs. De récentes études soulignent l’effet de certaines de ces conceptions sur les citoyens et démontrent le rôle des préjugés à l’égard des « Maghrébins » dans l’adhésion à la « nouvelle laïcité », dénonçant le risque d’augmentation de conflits en cas d’instrumentalisation politique78. Les travaux dans le domaine de la diversité culturelle79 rendent compte des conséquences négatives des idéo­logies de ségrégation et d’assimilation et des effets positifs de l’idéologie d’intégration, dont l’application à l’usage de la laïcité devrait favoriser un certain apaisement face à l’irréalisable laïcité d’individualisation.

Pascal Tisserant est maître de conférences en psychologie sociale à l’université de Lorraine à Metz. Ses travaux portent sur l’acculturation, les stéréotypes, la réduction des discriminations et les idéologies de la diversité, en particulier dans les organisations. Il est actuellement chargé de mission égalité-diversité et référent laïcité pour l’université de Lorraine.


67. H. Tajfel, & J. Turner, « An integrative theory of intergroup conflict », in W. G. Austin & S. Worchel (éd.), The Social Psychology of intergroup relations, Monterey, Brooks/Cole, 1979, p. 33-47.

68. I. Sachdev & R. Y. Bourhis, « Power and status differentials in mino­rity and majority group relations », European Journal of Social Psychology, 21 (1), 1991, p. 1-24.

69. P.-A. Taguieff, L’Imaginaire du complot mondial ; aspects d’un mythe moderne, Paris, Fayard, 2007.

70. J. Baubérot, Les Laïcités dans le monde, Paris, PUF, 2007.

71. Voir R.Y. Bourhis, G. Barrette & P.-A. Moriconi, « Appartenances nationales et orientations d’acculturation au Québec », Canadian Journal of Behavioural Science/Revue canadienne des sciences du comportement, 40 (2), 2008, p. 90-103 ; S. Guimond, R. de la Sablonnière & A. Nugier, « Living in a multicultural world : Intergroup ideologies and the societal context of intergroup relations », European Review of Social Psycho­logy, 25 (1), 2014, p. 142-188 ; P. Tisserant, « Politiques d’égalité et de diversité dans les organisations », in J. L. Bernaud, P. Desrumaux & D. Guedon (éd.), Psychologie de la bientraitance professionnelle, Paris : Dunod, 2016, p. 123-139.

72. A. Barb, « Une laïcité ouverte aux religions ? Le modèle américain », Études, ٢٠١٦ (1), p. 19-34.

73. F. Durpaire & B. Mabilon-Bonfils, Fatima moins bien notée que Marianne ; pour une laïcité d’inclusion, La Tour d’Aigues, l’Aube, 2016.

74. J. Baubérot, Les Sept Laïcités françaises. op. cit., 2015

75. Ibidem.

76. A. Nugier, M. Oppin, C. Medhi, R. Kamiejski, E. Roebroeck & S. Guimond, « “Nouvelle laïcité” en France et pression normative envers les minorités musulmanes », International review of social psychology, 29 (1), 2016, p. 15-30.

77. J. Baubérot, Les laïcités dans le monde, 2007, op. cit.

78. A. Nugier et al., « «Nouvelle laïcité » en France… », 2016, art. cit.

79. A.-L. Wagner, P. Tisserant & R. Y. Bourhis, « Propension à discriminer et acculturation », Revue internationale de Psychologie sociale, 26 (1), 2013, p. 5-34.