« Laïcité ! Laïcité ! »
Analyse critique d’un terme et de ses usages
Philippe Blanchet
Le terme laïcité est apparu vers 1870, au moment où se préparaient les lois Ferry sur l’école publique (1882-1886), puis la loi de séparation de l’Église et de l’État (1905). C’est un dérivé savant du mot « laïc », qui apparaît dès le xve siècle à l’écrit, et qui désignait le fait de ne pas être membre du clergé (catholique, surtout), puis, par extension tardive (fin xixe-début xxe), le fait pour une personne, une chose, une abstraction, de ne pas relever d’une religion. C’est de la période 1880-1910 que date l’habitude d’écrire différemment, au masculin, laïc (« qui n’est pas membre du clergé ») et laïque (« qui ne relève pas d’une religion »). Jusqu’à aujourd’hui, le seul potentiel de sens qu’en décrit le Trésor de la langue française (dictionnaire en ligne publié et mis à jour par le CNRS) est le suivant :
Laïcité
١. Principe de séparation dans l’État de la société civile et de la société religieuse.
٢. Caractère des institutions, publiques ou privées, qui, selon ce principe, sont indépendantes du clergé et des Églises ; impartialité, neutralité de l’État à l’égard des Églises et de toute confession religieuse.
Un terme désormais réactif et ciblé
On observe depuis le début des années 2000 une très forte augmentation des usages de ce terme, notamment dans les médias, comme l’ont montré les travaux de Patrick Charaudeau et de Benoît Urgelli. Le lexicographe Alain Rey en a fait « le mot de l’année 2015 » avec comme point de départ les attentats de septembre 2001 aux États-Unis. Ce développement est corrélé en France au débat sur le « port du voile » à partir de 2003, qui aboutit notamment à la loi de 2004 (laquelle transforme profondément le principe de laïcité de 1905 dont le centenaire est célébré en 2005), aux caricatures du prophète Mohamed (2006), au débat sur l’identité nationale française lancé sous Nicolas Sarkozy (2009), à l’interdiction du port public d’un « voile intégral » (2010), puis aux attentats contre Charlie Hebdo (2015) jusqu’à ceux de 2016 et au débat sur le burkini. La médiatisation et les usages exponentiels de ce thème apparaissent ainsi clairement comme une réaction massive, exacerbée et « à chaud » à des événements variés, liés de façons diverses à la religion musulmane. Ce n’est absolument pas une question qui aurait été très présente dans les discours publics en France tout au long du xxe siècle. C’est bel et bien une réaction d’opposition à l’islam, et non pas une politique de fond de rapports raisonnés entre les institutions, la société civile et les religions.
Une nouvelle « valeur » de « la » République ?
Au départ, ce terme désigne donc un principe politique et juridique selon lequel aucune religion n’a le monopole de l’État et de la vie sociale, et selon lequel l’État et ses institutions ne privilégient aucune religion (ni non plus l’athéisme), les respectent toutes et respectent la liberté de conscience, et de religion, de chacun-e. Avec la loi de 2004, cela a déjà été largement analysé, on a introduit un changement radical dans la notion de laïcité, en passant de la neutralité de l’État à la neutralisation dans l’espace public, de la neutralité des services publics à la neutralité imposée aux usagers de ces services, en l’occurrence les élèves dans les établissements scolaires. La porte était ouverte à d’autres neutralisations, comme celles des mères accompagnant des sorties de classes (bien que cela ait été jugé illégal par le Conseil d’État), des intervenants ponctuels dans les écoles publiques type stagiaires (idem), puis des femmes selon leur tenue vestimentaire à la plage…
Pour étayer ce basculement majeur, les discours ont érigé depuis quelques années la laïcité comme l’une des « valeurs de la République », du coup posée comme indiscutable et intangible. Ces valeurs n’étaient, du reste, définies nulle part, et les pratiques effectives de la République française ne sont clairement pas du côté de valeurs humanistes, comme le confirment ses nombreuses atteintes aux droits humains, pour lesquelles elle est régulièrement condamnée. On notera au passage que dans ces textes, on parle toujours de « la République » (tout court) comme si on associait ces questions à un mode de gouvernement en général et non à un État en particulier, avec l’habituelle arrogance de la France à se poser en modèle universel. En 2009, on trouve la laïcité parmi les « valeurs de la République » dans un rapport du Haut Conseil à l’intégration intitulé « Faire connaître les valeurs de la République9 ». En 2013-2014, l’Éducation nationale lance un travail pour préparer l’ajout de la laïcité dans les programmes d’enseignement, dont une synthèse est présentée dans un rapport de Christian Baudelot intitulé « Enseigner les valeurs de la République, la laïcité dans l’école de la République10 », où l’auteur soutient une version coercitive (type 2004) et non pas « d’abstention » de la laïcité par l’école, et où les exemples à combattre sont tous pris… dans la sphère musulmane (« charia, jihad, foulard, porc… »). C’est là (p. 8 et 9) que sont listées les valeurs de la République que l’on va retrouver ensuite dans les textes de l’Éducation nationale : « liberté, dignité, égalité (notamment entre les filles et les garçons), solidarité, laïcité, esprit de justice, respect et absence de toute forme de discrimination ». Le 22 janvier 2015, immédiatement après l’attentat contre Charlie Hebdo, le ministère annonce en catastrophe une grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République, dont la première mesure s’intitule « Laïcité et transmission des valeurs républicaines ». De nouveaux programmes d’éducation dite morale et civique sont publiés à la rentrée 2015, où ces mêmes valeurs sont reprises. Une Charte de la laïcité à l’École11 est aussi diffusée, dont plusieurs des quinze principes sont contradictoires entre eux, dans le droit fil des contradictions de la loi de 2004 (interdiction par l’École de certains vêtements ou de certaines pratiques) par rapport à celle de 1905 (neutralité de l’État, égalité et liberté pour toutes et tous).
Une conception « radicalisée » de la laïcité
On voit ainsi le terme passer d’une sémantique d’accueil à une sémantique d’interdiction, ou, comme le dit Pierre Tevanian sur LMSI, « d’une conception laïque de la laïcité à une conception religieuse de la laïcité ; passage d’une laïcité libertaire à une laïcité sécuritaire ; passage d’une logique démocratique à une logique totalitaire ; passage d’une laïcité égalitaire à une laïcité identitaire12 ». Face à ce que les gouvernants appellent la « radicalisation » (c’est-à-dire « un fanatisme musulman »), d’un terme bien mal choisi et lui aussi pernicieux, ils développent une « radicalisation » laïque, et de plusieurs façons.
D’une part, on l’a dit, en transformant une notion inclusive et non discriminante en une notion qui exclut et qui discrimine (j’y reviens ci-dessous). D’autre part, en laissant entendre, voire en imposant par les discours, qu’il n’y aurait qu’une seule acception de la laïcité, érigée en valeur cardinale et donc non discutable, en tout cas en France. C’est ce que dit le Premier ministre lorsqu’il répond aux critiques du New York Times, le 5 septembre 201613, qu’il y a « une laïcité à la française ». Tous les documents officiels parlent de « la » laïcité. Ce terme singulier est répété en boucle comme une incantation, mobilisé systématiquement pour s’en prendre aux musulmans et surtout aux musulmanes, jusqu’aux tentatives d’obligation de se dénuder sur les plages de certaines communes. On est bien du côté du dogme. Car non seulement les contradictions entre les lois de 1905 et de 2004 confirment qu’il y a au moins deux laïcités (qu’on a retrouvées au cœur du conflit entre le président de l’Observatoire de la laïcité et le Premier ministre en janvier 2016), mais, selon Jean Baubérot, on peut en distinguer sept acceptions différentes.
Un processus général de sacralisation patriotique
Parmi les sept acceptions du terme « laïcité », Jean Baubérot propose celle qui consiste à éliminer toute forme de sacralité, religieuse, politique ou civile, dans les fonctionnements institutionnels étatiques. Or la nouvelle laïcité promue depuis les années 2000 en France est posée comme une valeur sacralisée, comme un dogme, indiscutable, c’est-à-dire comme une croyance religieuse. On traite d’« islamo-gauchiste » toute critique des dérives et des conséquences dangereuses de cette laïcité totalitaire, ce qui signifie aussi que l’on fonctionne en termes d’opposition frontale, en miroir binaire. On connaît la formule de Nicolas Sarkozy : « Quand on rentre dans une mosquée, on doit enlever ses chaussures. De même, quand une élève rentre dans une classe, elle doit enlever son foulard », où le même révèle une conception religieuse sous-jacente de l’école et de ses règles. La laïcité est ainsi récupérée et recyclée, à contresens de son sens originel, dans le processus général de sacralisation patriotique et identitaire qui affecte la France dans la même période. Outre le maintien du concordat en Alsace-Lorraine, outre la sacralisation de la langue française au cœur de l’unité nationale depuis la Terreur en 1793, on a vu se développer entre 2003 et 2010 l’obligation de chanter l’hymne national à l’école et l’interdiction des « outrages aux symboles nationaux » de la France (drapeau et hymne), que l’on doit donc révérer comme des totems et dont la critique est taboue. Déjà, au xxe siècle, les maurassiens et les pétainistes traitaient d’« anti-France » les radicaux qui voulaient une autre France où liberté, égalité et fraternité seraient effectives, comme s’il n’y avait qu’une France possible, et en tout cas imposée, indiscutable. Par crainte d’un prosélytisme religieux (comme s’il ne se manifestait que par l’apparence physique), on développe un prosélytisme nationaliste. Par incapacité à organiser une diversité, on impose une unicité. La loi propose aux accédants à la nationalité française de prendre un prénom et un nom « français ». Si l’on pouvait, on proposerait aux Noirs de devenir blancs. Le but, c’est de rendre invisibles les différences de ceux et de celles qui ne collent pas au modèle d’une identité nationale finalement ethnicisée. Il y a ainsi une laïcité discriminatoire, celle qui s’en prend notamment à une religion et qui, parallèlement, constitue le cadre d’une autre croyance dogmatique. À « Un seul Dieu tu honoreras » (ce que dit aussi l’appel à la prière musulman), on répond : « Un seul pays laïque conçu d’une seule façon avec une seule langue, une seule population, un drapeau et un hymne national tu honoreras ».
Une discrimination à peine voilée
Placer cette conception de la laïcité aux côtés de Liberté, Égalité, Fraternité complète l’arsenal des manœuvres de tromperie. On essaye de faire profiter cette version de la laïcité du mythe valorisant d’être « le pays des Droits de l’Homme ». Cette laïcité-là est en effet le contraire de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, ces valeurs elles-mêmes étant plus déclaratives qu’effectives, d’ailleurs, tout comme « l’absence de toute forme de discrimination ». Ce n’est pas pour rien que la plupart des textes juridiques internationaux de protection des droits humains et contre les discriminations, y compris ceux qui sont ratifiés par la France et qui y ont force de loi, protègent la liberté de manifester sa religion et d’en accomplir les rites dans tout espace public ou privé. Il est paradoxal de prétendre libérer des femmes d’une contrainte religieuse par… la contrainte ou l’exclusion. Cette conception et cette application de la laïcité sont clairement discriminatoires :
– elles ont été développées principalement en réaction à la présence de musulman-e-s et de pratiques musulmanes ;
– elles n’atteignent que celles et ceux dont la religion peut se manifester notamment par une apparence vestimentaire ou physique (comme notamment, en France… les musulman-e-s) ;
– elles excluent de l’école (voire de lieux publics de vie collective quand il s’agit d’une plage) des personnes au mépris de leurs droits fondamentaux et renforcent leur marginalisation potentielle au lieu de favoriser leur inclusion ;
– elles accumulent les discriminations, les musulmans étant majoritairement en France d’origine maghrébine ou africaine (considérés comme « des Arabes » ou « des Noirs ») et les femmes étant particulièrement visées (le port d’une gandoura ou d’une barbe n’étant pas ou peu visé pour l’instant) ;
– elles participent à la banalisation voire à une sorte de « légitimation » de la xénophobie en France, très largement constatée, au point que le Défenseur des droits s’inquiète en 2015 de l’accroissement du « contrôle d’identité opéré sur des motifs discriminatoires fondés notamment sur l’origine ou la simple apparence […] [qui] constitue une faute lourde engageant la responsabilité de l’État ».
On a donc bien affaire au retournement d’un terme et d’une notion, instrumentalisés et noyés dans un matraquage de discours auto-légitimés par de prétendues valeurs patriotiques, au profit d’une idéologie nationaliste et d’une politique d’exclusion, de discrimination, d’exacerbation des conflits. La laïcité protégeait. Elle est devenue dangereuse.
Philippe Blanchet est professeur de sociolinguistique à l’université Rennes ٢. Il est spécialiste de la diversité linguistique et culturelle dans le monde francophone. Expert en politique linguistique et éducative pour de grands organismes internationaux, il est l’auteur d’ouvrages scientifiques de référence dans son domaine. Ses travaux récents portent sur l’analyse des discriminations linguistiques et des discriminations dans les discours. Il est membre de la Ligue des droits de l’homme.
9. Rapport au Premier ministre, septembre 2009, disponible en ligne, URL : <http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/094000180.pdf>.
10. Disponible en ligne, 15 mai 2013-2014, URL : <http://www.ac-orleans-tours.fr/uploads/media/La_la%C3%AFcit%C3%A9_Enseigner_les_valeurs_de_la_R%C3%A9publique_Synth%C3%A8se_AP_2013___2014.pdf>.
11. Disponible sur le site du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, URL : <http://infos-parents-accessibles.education.gouv.fr/pid35172/charte-laicite.html>.
12. Pierre Tevanian, « Une révolution conservatrice dans la laïcité », Les mots sont importants, 15 mars 2016 [en ligne], URL : <http://lmsi.net/Une-revolution-conservatrice-dans>.
13. Alissa J. Rubin, « French Prime Minister Faults Times Article Giving Voice to Muslim Women », The New York Times, 5 septembre 2016 [en ligne], URL : <http://www.nytimes.com/2016/09/06/world/europe/france-manuel-valls-burkini-muslim-women.html?_r=0>.