Hildegarde est la dixième et dernière enfant de Mechtilde et Hildebert, rattachés à une famille noble de Bermersheim. Son père est un ministérial, qui régit les biens de l’évêque de Spire. À l’âge de trois ans, Hildegarde reçoit sa première vision : Dieu se manifeste à elle sous la forme d’une grande lumière. Effrayée, elle n’en dit rien à son entourage. Sa santé est délicate. La petite fille est souvent malade. Selon une coutume courante au Moyen Âge, ses parents prennent la décision de consacrer leur enfant à Dieu.
Hildegarde devient oblate à l’âge de huit ans : elle quitte son foyer pour entrer sous la tutelle de Jutta de Sponheim, qui dirige les moniales du monastère bénédictin double1 de Saint-Disibod, dans la vallée de la Naye. Jusqu’à l’âge de quinze ans, elle reçoit de nouvelles visions. Si la continuité de ses révélations est tout à fait exceptionnelle, elles sont néanmoins une épreuve pour l’enfant, puis la jeune fille fragile, qui se soumet en permanence à la volonté de Dieu. La peur de l’indicible, confessera-t-elle plus tard, qui la prend devant les manifestations du sacré et qui éprouve son humilité, est toujours présente ; son corps tremble et la bouleverse profondément au point de la rendre malade. Son biographe la décrit ainsi : « Parce que le four éprouve les vases du potier (Si 27,5) et que la vertu se parfait dans la faiblesse (2Co 12,9), quasiment dès sa plus tendre enfance elle fut accablée de maladies douloureuses nombreuses et presque ininterrompues, au point qu’elle n’avait que rarement l’usage de ses jambes pour marcher […]. Mais autant faisaient défaut les forces de l’homme extérieur, autant grandissaient celles de l’homme intérieur, grâce à l’esprit de science et de force, et tandis que son corps dépérissait, la ferveur de son esprit s’animait d’une manière admirable2. » Heureusement, les manifestations divines sont toujours suivies d’un regain d’énergie et d’un temps de repos semblable à « la rosée, un rafraîchissement qui l’arrache à la maladie et à la mort3 ».
Entre 1112 et 1115, Hildegarde prononce ses vœux monastiques et reçoit le voile de la main de l’évêque Otton de Bamberg. Toujours visitée par la lumière de Dieu, elle supporte sans se plaindre la fatigue, tribut de l’immense grâce qu’elle cache à ses sœurs. Elle se confie cependant à Jutta, qui décède en 1136. Louée par les moniales pour ses diverses qualités, elle prend sa succession et devient l’abbesse du couvent de Saint-Disibod à l’âge de trente-huit ans.
Cinq ans plus tard, la communauté vit paisiblement quand Hildegarde reçoit une nouvelle vision qui l’exhorte à écrire ce qu’elle voit et entend.
Et voici que, dans la quarante-troisième année du cours de ma vie temporelle, alors que, dans une grande crainte et une tremblante attention, j’étais attachée à une vision céleste, j’ai vu une très grande clarté dans laquelle se fit entendre une voix venant du ciel et disant :
« Fragile être humain, cendre de cendre et pourriture de pourriture, dis et écris ce que tu vois et entends. Mais, parce que tu es peureuse pour parler, naïve pour exposer et ignorante pour écrire cela, dis-le et écris-le en te fondant non pas sur le langage de l’homme, non pas sur l’intelligence de l’invention humaine, non pas sur la volonté humaine d’organisation, mais en te fondant sur le fait que tu vois et entends cela d’en haut, dans le ciel, dans les merveilles de Dieu, en le rapportant dans un compte rendu semblable à celui de l’auditeur qui, recevant les paroles de son maître, les publie en respectant la teneur de son expression, avec l’accord, l’exemple et la volonté de ce dernier. De la même manière, toi aussi, créature humaine, dis ce que tu vois et entends : et écris cela, non pas en te fondant sur toi-même, ni en te fondant sur un autre être humain, mais en te fondant sur la volonté de Celui qui sait, qui voit et qui dispose toutes choses dans les secrets de ses mystères. » […]
Et il arriva, en l’année 1141 de l’Incarnation de Jésus-Christ […] qu’une lumière de feu d’un éclat extraordinaire, venant du ciel ouvert, traversa tout mon cerveau et enflamma tout mon cœur et toute ma poitrine, comme le fait la flamme, non pas celle qui brûle, mais celle qui réchauffe, tout comme le soleil réchauffe un objet sur lequel il pose ses rayons. Et voici que, tout à coup, je pouvais savourer la connaissance du contenu des Livres, c’est-à-dire du Psautier, de l’Évangile et de tous les autres livres catholiques, aussi bien de l’Ancien Testament que du Nouveau, et cela sans connaître la traduction des mots de leur texte, ni la division en syllabes, sans avoir non plus la connaissance des cas ou des temps4.
Sous le poids accablant d’une maladie qui l’oppresse5, Hildegarde est contrainte de faire connaître au grand jour ses visions, mais éprouve de la crainte et de la honte à révéler ce qu’elle a tu si longtemps. Elle profite d’une période de rémission pour en parler à sa sœur en religion, Richardis de Stade6, puis à son confesseur, le moine Volmar, « un homme qui avait une bonne conduite et une intention droite et, comme un étranger de passage, se tenait éloigné des mœurs grossières, communes à une multitude de gens7 ». Plein d’admiration, ce dernier l’enjoint à les mettre par écrit. C’est ainsi qu’il reçoit et ordonne les premiers chapitres du Scivias8. Puis il en réfère à Cunon, l’abbé du monastère de Saint-Disibod, qui, perplexe, transmet les écrits de l’abbesse à l’archevêque Henri de Mayence. Hildegarde se tourne également vers Bernard de Clairvaux, rendu célèbre par son appel à la deuxième croisade pour Jérusalem, qui intercédera en sa faveur lors de l’assemblée plénière organisée par le chef de l’Église, à Trèves en 1147. Interpellé par l’intérêt que suscite l’abbesse, le pape Eugène III missionne deux prélats, l’évêque de Verdun et son prévôt, pour se rendre au monastère de Saint-Disibod et enquêter sur Hildegarde. Ils s’en reviennent avec les premiers écrits du Scivias, que le pape lira publiquement pendant le synode. Saint Bernard et l’assemblée de religieux sont conquis. Eugène III écrit en personne à Hildegarde une lettre – classée en tête de la correspondance de la visionnaire que constitue l’édition de la Patrologie latine9 – qui l’encourage à poursuivre et à faire connaître ce que Dieu lui révèle.
À partir de là, Hildegarde est consacrée par les plus hautes autorités. La protection pontificale permet au message prophétique d’exister. Dès 1148, la vie de la moniale prend un tournant considérable, s’articulant entre contemplation – ses visions prophétiques – et action – ses œuvres de fondation, ses voyages, etc. « De fait, à l’instar des animaux sacrés de la vision d’Ézéchiel, est-il écrit dans sa biographie, elle-même allait comme un être vivant doté d’ailes et ne revenait pas, puis elle allait et revenait, car de la vie active qu’elle avait embrassée elle ne revenait pas à de quelconques futilités, et de la vie contemplative que, sous le poids de la chair, elle ne pouvait maintenir continuellement, elle revenait à la vie active. […] De cette manière, aussi longtemps qu’elle se trouva revêtue de son enveloppe charnelle, la vierge bienheureuse connut le labeur de la vie active, cependant que dans la vie contemplative elle aspirait de tous ses désirs à la lumière inaccessible de la divinité10. »
Surnommée la « Sibylle du Rhin » au XIVe siècle, Hildegarde est éclairée et guidée par la « lumière vivante » tout au long de sa vie.
[…] les visions que j’ai vues [écrit-elle], ce n’est pas dans des songes, ni en dormant, ni dans le délire, ni par les yeux du corps ni par les oreilles de l’homme extérieur, ni dans des lieux cachés que je les ai reçues, mais c’est en étant éveillée, avec toute mon attention, avec les yeux et les oreilles de l’homme intérieur, en des lieux découverts, que, selon la volonté de Dieu, je les ai reçues. Comment cela se fait-il ? Il est difficile à un homme de chair de le découvrir11.
Inspirée directement par Dieu, l’abbesse voit au sens fort du terme ; son champ de perception est élargi au point d’évaluer non seulement les apparences extérieures mais aussi l’essence de toute chose. Ayant accès à des régions supérieures de l’âme, elle comprend sans les avoir étudiés les textes sacrés. Tout lui vient par révélation, non par l’étude. Ses proches la disent symmista12, « co-initiée » aux mystères divins. Hildegarde insiste bien là-dessus : elle ne fait que répéter les paroles qui lui sont soufflées, elle n’invente rien. Elle se décrit comme « un pauvre petit vase en argile13 » que Dieu a fabriqué pour lui-même et qu’il a pénétré de son Esprit saint afin d’accomplir par lui ses œuvres. Ainsi l’exaltation et la conscience de la mission succèdent toujours à l’état fébrile de l’humble servante. La prophétie est inséparable de la vision. Elle prolonge l’expérience visionnaire, en établissant la relation, essentiellement tournée vers Dieu, avec le monde. Hildegarde voit et annonce le passé, le présent et le futur comme les prophètes de l’Ancien Testament. Savante au regard de la foi, elle n’a qu’un seul but : accomplir la volonté de Dieu et ramener les hommes dans son plan divin, qui est de faire leur salut.
Un monastère double se compose de deux enclos séparés de moniales et de moines, réunis sous l’autorité d’un même abbé ou d’une même abbesse.
Charles Munier, La Vie de sainte Hildegarde de Bingen et les actes de l’enquête en vue de sa canonisation [Vie], Paris, Les Éditions du Cerf, 2000, L. I, II.
Bernard Gorceix, Le Livre des œuvres divines, Paris, Albin Michel, 1982, X, 38.
Pierre Monat, Scivias, Paris, Les Éditions du Cerf, 1996, prologue.
Hildegarde souffrait « d’infirmité, chaque fois qu’elle tardait à exécuter les ordres de la vision d’en haut », Vie, L. I, VI.
Hildegarde aimait Richardis « comme Paul a aimé Timothée ».
Vie, L. II, II.
Scivias signifie « Connais les voies [du Seigneur] ». Ce titre étrange, même pour un latiniste, combine en un seul mot une forme impérative inusitée du verbe scire, « savoir », et l’accusatif pluriel du nom plus familier via, « voie ».
La Patrologie latine rassemble cent trente-cinq lettres ayant chacune une réponse.
Vie, L. I, IX.
Scivias, prologue.
Hildegardis Bingensis Epistolarium, in Corpus christianorum. Continuatio mediaevalis, vol. XCI, XCIa et XCIb, éd. par Lieven Van Acker, Turnhout (Belgique), Brepols, 1991-2001 ; lettre de Volmar, CXCV.
Ibid., lettre à Élisabeth de Schönau, CCIR.