1927

Naturaliser


La loi du 10 août 1927 facilite l’accession à la nationalité française : le nombre de « naturalisés » double dès l’année suivante. Signe et agent d’une politique favorable à l’immigration, la loi s’inscrit dans un contexte de reconstruction et de pénurie de main-d’œuvre mais aussi de peur de la dépopulation.

Né à Kalusz, en Pologne en 1893, David Bienenfeld est arrivé en France en août 1922. Quatre ans et demi plus tard, il tente sa chance et dépose un dossier de naturalisation au commissariat de police de son domicile parisien en décembre 1927. « Fixé d’une façon définitive en France où le retiennent toutes ses sympathies et ses intérêts d’avenir et de famille, il voudrait devenir français comme ses deux oncles, et obtenir la même qualité pour sa femme et ses enfants », explique-t-il alors. Un décret lui accorde la nationalité française en février 1928, selon les dispositions de la nouvelle loi sur la nationalité, adoptée le 10 août 1927.

 

En ce temps-là, l’immigration est non seulement encouragée, mais considérée comme utile et nécessaire par de nombreux milieux. Figure d’exception sur le continent européen, la France s’impose comme l’un des principaux pôles mondiaux de l’immigration. Les bouleversements géopolitiques consécutifs à la Grande Guerre provoquent l’accélération des transferts de population et des mouvements de réfugiés, arméniens, assyro-chaldéens, russes, grecs, bulgares, turcs… Avec la fermeture des frontières américaines par les lois des quotas de 1921 et de 1924, la France devient une destination privilégiée par ces migrants. Pour la première fois depuis 1891, le recensement de 1926 compte un volume entier consacré aux étrangers. La population étrangère gagne près d’un million de personnes en cinq ans seulement : de 1921 à 1926, elle passe de 1 532 000 personnes à 2 409 000. Au total, 6 % de la population en France est alors de nationalité étrangère, proportion qui, si elle augmente encore en 1931 (6,6 %), ne sera ensuite atteinte qu’en 1975 !

Le mouvement n’est pas uniquement spontané : l’impulsion a été donnée par l’État pendant la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle il a été massivement fait appel à la main-d’œuvre étrangère, coloniale en particulier, pour remplir les usines vidées par la mobilisation générale. Dans les années 1920, les efforts du patronat se joignent à ceux des pouvoirs publics pour mettre en place une politique de recrutement massif de travailleurs étrangers afin de répondre aux carences du marché du travail : la main-d’œuvre recrutée par la Société générale d’immigration, qui fédère depuis 1924 les principales organisations patronales, est dirigée vers les secteurs d’emploi de la grande industrie, comme les mines, la métallurgie et la sidérurgie. C’est sans nul doute à cette période que se construit l’équation « étranger = travailleur immigré ». Cependant, il ne s’agit pas uniquement de recruter une main-d’œuvre bon marché et peu revendicative.

La priorité, dans les années 1920, est aussi celle d’une immigration de peuplement, solution préconisée par un mouvement populationniste florissant qui cherche à tout prix à lutter contre le spectre du « déclin démographique » français. Depuis la fin du XIXe siècle, de puissantes organisations natalistes, à l’instar de l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, s’activent à ce sujet, brandissant l’étendard patriotique. L’enjeu est bien aussi militaire : le service militaire, réservé aux Français depuis 1872, est obligatoire depuis 1905. Le privilège des étrangers qui en sont dispensés devient inacceptable alors que s’exacerbent les tensions diplomatiques en Europe. Le million et demi de morts français de la Grande Guerre aiguise les peurs face à la « crise angoissante de la natalité française », comme l’explique à la Chambre le député radical André Mallarmé, rapporteur de la loi de 1927 sur la nationalité. Et si naturaliser était la solution ? Ne pourrait-on transformer l’immigration en machine à produire de nouveaux Français ?

C’est ainsi qu’est présentée et défendue, devant les parlementaires, la loi sur la nationalité du 10 août 1927 par les populationnistes qui la qualifient de « planche de salut », « remède véritablement efficace au mal terrible dont souffre le pays, à ce mal qui, comme un cancer, le ronge et sur lequel trop souvent nous fermons les yeux : je veux dire la dépopulation ». La loi entreprend de faciliter l’accession à la nationalité française des étrangers afin que ce « réservoir d’hommes » devienne « un complément à nos ressources nationales défaillantes ». À cette fin, elle fait preuve d’un libéralisme inédit et jamais égalé par la suite : seuls trois ans de présence sur le sol français sont exigés pour pouvoir demander la naturalisation, au lieu des dix ans instaurés auparavant par la loi de 1889. Les procédures administratives sont simplifiées. Les enfants nés en France qui n’ont pas répudié la nationalité française deviennent d’office français à leur majorité.

Les femmes françaises qui épousent un étranger peuvent conserver leur nationalité, brisant la norme alors en vigueur selon laquelle elles adoptaient systématiquement celle de leur époux. La loi permet aussi aux femmes françaises qui se sont mariées à un étranger avant la promulgation de la loi de « réintégrer » leur nationalité d’origine sur simple demande. Si certains la taxent de féministe, qu’on ne s’y trompe pas ! La femme y reste cantonnée à un rôle reproducteur ou, plus précisément, de productrice de petits nationaux. Et le député radical Charles Lambert d’arguer ainsi qu’il s’agit d’un « progrès pour le féminisme, non pas dans le sens où les féministes les plus ardentes l’entendent, car nous ne donnons pas à la femme française un bulletin de vote, mais nous lui assurons un moyen d’exercer son influence sociale au profit de son pays et au profit de l’avenir de sa race, nous lui permettons de conserver à la France de petits Français ».

La loi de 1927 innove. Jusqu’alors, la naturalisation était censée sanctionner l’assimilation des étrangers, maître mot des questions relatives à l’immigration dans l’entre-deux-guerres. En pratique, l’administration française s’employait pour cela à vérifier le degré d’assimilation des postulants à la nationalité, utilisant des méthodes variables d’un endroit à l’autre, hésitant entre critères socio-économiques et ethniques, à la faveur de la banalisation d’une lecture raciale des populations. La réduction de la durée de présence exigée sur le territoire à trois ans inverse les termes du débat : la naturalisation ne vient plus confirmer l’assimilation mais doit, au contraire, la favoriser. Tout individu né en France d’un parent étranger peut acquérir automatiquement la nationalité française s’il la réclame avant vingt et un ans : ce sont les Français « par déclaration ». Charles Lambert justifie ainsi cette disposition : « 25 000 enfants d’étrangers fréquentent les écoles primaires de Paris. Leurs maîtres vous diront qu’ils s’assimilent d’une façon remarquable et que beaucoup d’entre eux occupent les premières places de leur classe » ; ils « seront demain d’excellents Français ». La loi de 1927 passe ainsi de l’ère des « diagnostics » à celle des « pronostics », comme l’explique la direction du ministère de la Justice en charge de l’appliquer. Elle prend un pari sur l’avenir.

Le pari est assorti d’une contrepartie : dans le même temps est instaurée la possibilité de déchoir de la nationalité. Elle vise ceux qui commettent des « actes contraires à la sûreté intérieure et extérieure de l’État français », qui se livrent à des actes « incompatibles avec la qualité de citoyen français et contraires aux intérêts de la France » ou qui se soustraient aux obligations militaires. Et ce pendant les dix ans qui suivent l’acquisition de la qualité de Français. Femme et enfants des intéressés peuvent être affectés par la mesure. Le principe de la déchéance fait l’objet de vifs débats. Pour le garde des Sceaux, Louis Barthou, la naturalisation est une « faveur que le gouvernement peut accorder ou refuser », alors qu’une partie de la gauche s’insurge contre la possibilité « de reprendre d’une main ce que vous avez généreusement attribué de l’autre ». L’amendement qui propose la suppression de la déchéance est cependant rejeté à une écrasante majorité et la loi adoptée.

Ses conséquences sont immédiates : le volume annuel des naturalisations double l’année suivante et plus de 650 000 personnes acquièrent la nationalité française par décret entre 1927 et 1940, auxquelles il faut adjoindre les 250 000 enfants devenus français par déclaration et les presque 100 000 réintégrés dans la nationalité française. Au total, on porte au crédit de la loi de 1927 près d’un million de nouveaux Français.

Français, ils ne le sont cependant pas complètement. Certaines dispositions du texte restreignent les droits des naturalisés, les rendant inéligibles pendant dix ans. C’est le revers de la médaille de l’ère des « pronostics ». Les naturalisés sont placés dans une zone intermédiaire, entre Français et étrangers, en stage temporaire de francité. À la faveur du contexte xénophobe des années 1930, la liste des incapacités s’accroît. Le temps est à la suspicion systématique envers ceux qui font figure de boucs émissaires de la crise économique, dans de virulentes campagnes de presse. Un cortège de mesures est progressivement adopté interdisant aux naturalisés de moins de dix ans l’accès à la fonction publique, aux professions judiciaires puis médicales. Les naturalisés deviennent des Français de seconde zone. En 1938, le gouvernement Daladier interdit de voter pendant les cinq années qui suivent le décret de naturalisation. Le spectre d’application des mesures de déchéance est élargi : toute condamnation d’au moins un an d’emprisonnement expose le naturalisé à la perte de la nationalité française.

C’est le régime de Vichy qui remet frontalement en cause la loi. Quelques jours après son arrivée au pouvoir, le maréchal Pétain, par le texte du 22 juillet 1940, entreprend de réviser l’ensemble des naturalisations depuis le 10 août 1927 et donc de revenir, rétroactivement, sur toutes les acquisitions de nationalité des douze années précédentes. Régler ses comptes avec la République revient, pour l’État français, à démembrer la loi de 1927 en rejetant hors de la communauté nationale ceux jugés « indignes » d’être français. Une Commission de révision des naturalisations est mise sur pied pour l’occasion ; elle abat un travail titanesque, ouvrant plusieurs centaines de milliers de dossiers pour statuer sur chacun des cas.

C’est ainsi qu’au printemps 1941 « Monsieur David Bienenfeld et sa famille ont eu la douloureuse surprise d’apprendre » que « la nationalité française […] leur avait été retirée en vertu de la loi du 22 juillet 1940 », les jetant « dans la plus grande consternation ». Sur la marge de la couverture de son dossier, une mention manuscrite à l’encre précise : « israélite, pas d’intérêt national ». Les Bienenfeld retrouvent leur nationalité française à la Libération, comme la plupart des 15 000 dénaturalisés de Vichy, à l’exception de ceux qui sont morts, disparus. En 1945, un Code de la nationalité remplace la loi de 1927 : cinq ans sont exigés pour avoir le droit de demander à devenir français. Pour se reconstruire, la France a de nouveau besoin de bras, d’enfants et de nationaux. C’est le tout nouveau ministère de la Population qui devient désormais responsable des naturalisations.

CLAIRE ZALC