1942

Vél’ d’Hiv’-Drancy-Auschwitz


Les 16 et 17 juillet 1942, près de 13 000 hommes, femmes et enfants sont arrêtés lors de la grande rafle du Vél’ d’Hiv’. La persécution des juifs de France est une affaire française, mise en œuvre par le gouvernement de Vichy ; leur extermination, une affaire allemande et européenne.

Le 21 juillet 1942, le train à bestiaux qui a quitté la gare du Bourget-Drancy le 19 juillet 1942 à 9 h 5 stoppe sur le quai en terre battue d’une bretelle de voie ferrée située à un kilomètre au sud de la gare d’Auschwitz, à 500 mètres du camp de Birkenau. L’endroit sera nommé la Judenrampe, le quai aux Juifs. Le millier d’hommes et de femmes exténués par trois journées de voyage dans la promiscuité, la puanteur, la faim et la soif sautent des wagons dans le bruit et la fureur. Tout est allé pour la plupart d’entre eux si vite : arrêtés le 16 ou le 17 juillet à leur domicile parisien, conduits en autobus au camp d’internement de Drancy, chargés le jour suivant dans ces mêmes autobus, puis entassés dans des wagons vers une destination que tous ignorent, ils arrivent, frappés de sidération, dans cet autre monde dont ils ne savent pas le nom. Toutes les femmes – elles sont 121 – et une partie des hommes – 504 – entrent au camp et y sont immatriculés, leur numéro tatoué sur l’avant-bras gauche ; 375 hommes marchent vers une des deux maisons paysannes transformées en lieux de gazage, désormais appelées Bunker 1 et Bunker 2.

Ce convoi est le septième à être parti de France, mais ce sont les premiers déportés assassinés dès leur arrivée à Auschwitz. Jusqu’à la fin du mois de septembre 1942, trente-quatre trains venus de France s’arrêtent à la Judenrampe. Un tous les deux ou trois jours. Le 16 juillet, le premier train venu des Pays-Bas les a précédés, le jour même où le Reichsführer SS Heinrich Himmler commence sa visite des camps d’Auschwitz et Birkenau. « L’architecte de la Solution finale » assiste à leur gazage. 38 500 juifs seront déportés des Pays-Bas cette même année 1942 ; 42 000 juifs de France sont déportés dans la même période ; ceux de Belgique – un total de 16 500 –, un train tous les quatre jours, les suivent. Dans le même temps, le ghetto de Varsovie est « liquidé » : entre juillet et septembre, une noria de trains achemine ses 300 000 juifs vers les chambres à gaz de Treblinka.

La rafle du Vél’ d’Hiv’ des 16 et 17 juillet 1942 résume le sort tragique des juifs de France pendant la guerre. Par le nombre de ceux qui furent arrêtés : près de 13 000 ; par le fait que, pour la première fois, ce ne sont plus seulement des hommes en âge de travailler, mais principalement des femmes et des enfants (plus de 4 000) ; parce que cette rafle, ordonnée par les Allemands, a été effectuée par la police française. Mais surtout, parce qu’à la différence des précédentes elle s’inscrit clairement dans le projet nazi de « Solution finale de la question juive ». Les dirigeants nazis ont souhaité accélérer le rythme des déportations de France. Le 11 juin 1942, Theodor Dannecker, le responsable SS de la persécution des juifs en France, est à Berlin pour une conférence convoquée par Adolf Eichmann. Après la conférence de Wannsee (20 janvier 1942) qui trace les grandes lignes de l’organisation de la Solution finale, cette dernière conférence s’occupe de sa déclinaison pour les pays occupés de l’Europe occidentale : Pays-Bas, Belgique, France. Si plus d’un million de juifs avaient été assassinés en 1941, après l’entrée de la Wehrmacht en Union soviétique, le 22 juin, par les Einsatzgruppen, les groupes mobiles de tuerie, l’année 1942 est l’année terrible, avec 2 700 000 assassinés, principalement dans les « centres de mise à mort » en fonctionnement, Chełmno, Bełzec, Sobibór, Treblinka. Car l’antisémitisme nazi est un « antisémitisme rédempteur » (Friedländer) : les juifs qui dominent le monde, version bolchevique en URSS, capitaliste aux États-Unis, doivent être éradiqués pour que puisse advenir le règne « aryen » du Reich de mille ans.

La rafle des 16 et 17 juillet 1942 est entrée dans l’histoire sous le nom de « rafle du Vél’ d’Hiv’ » car les familles arrêtées furent conduites dans l’enceinte du Vélodrome d’hiver, lieu des grands meetings politiques et du cyclisme sur piste (détruit en 1959), tandis que célibataires et couples sans enfants l’étaient directement à Drancy. Elle est aussi devenue le lieu de mémoire de la déportation des juifs de France. Le 16 juillet 1995, après de vives polémiques qui avaient mis en cause le président Mitterrand dans un climat mondial où la mémoire de l’Holocauste, comme disent les Américains, est omniprésente, Jacques Chirac reconnaissait, dans un des discours les plus fameux de la Cinquième République, les responsabilités de la France. « Le 16 juillet 1942, rappelait-il, 4 500 policiers et gendarmes français, sous l’autorité de leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis » et arrêtaient à leur domicile au petit matin à Paris et en région parisienne quelque 13 000 hommes, femmes et enfants juifs qui furent rassemblés dans les commissariats de police, « jetés sans ménagement dans les bus parisiens et les fourgons de la Préfecture de police ». Les victimes furent conduites au Vélodrome d’hiver, attendirent « dans des conditions terribles » d’être dirigées « sur l’un des camps de transit – Pithiviers ou Beaune-la-Rolande – ouverts par les autorités de Vichy ». Jacques Chirac évoquait les autres rafles, à Paris et en province, les soixante-quatorze trains partis vers Auschwitz, les 76 000 déportés juifs de France qui n’en reviendront pas. Et de commenter : « La France, patrie des Lumières et des droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. » La « folie criminelle de l’occupant » avait été « secondée par des Français, par l’État français ».

La persécution s’était abattue sur les juifs dès l’occupation allemande et la création de l’État français. Elle avait suivi le modèle mis en œuvre en Allemagne nazie et exporté ensuite, avec quelques variantes, dans les pays conquis : définition de qui est juif ; recensement ; interdictions professionnelles et expropriation des biens ; concentration ; déportation.

Tous – étrangers, naturalisés, français – sont victimes des législations croisées de l’occupant allemand et de l’État français. Pendant les deux premières années, ordonnances allemandes valables pour la seule zone occupée et lois et décrets de Vichy valables pour tout le territoire les isolent progressivement mais inexorablement et les privent de leurs moyens de vivre. C’est « le temps des décrets » (Edgar Faure) : révision des naturalisations postérieures à 1927 – environ 15 000 dénaturalisations sont prononcées ; abolition du décret-loi de 1939, dit Marchandeau, qui faisait de l’injure raciale un délit et rend à nouveau possible le déferlement de l’insulte antisémite ; ordonnance du commandement militaire allemand du 27 septembre qui définit qui est juif (« […] ceux qui appartiennent ou appartenaient à la religion juive, ou qui ont plus de deux grands-parents […] juifs », c’est-à-dire « des grands-parents qui appartiennent ou appartenaient à la religion juive ») et leur impose de se faire recenser – ce que font la quasi-totalité des juifs – et d’apposer à la devanture de tout commerce dont le propriétaire est juif l’affichette « entreprise juive ».

Le 2 juin 1941, l’État français prenait le relais de l’occupant allemand, ordonnant à son tour un recensement. Ces recensements, en contradiction avec la tradition républicaine, mettent ainsi au jour une improbable population juive à la définition erratique. Que cette définition fût davantage religieuse, comme dans l’ordonnance allemande, ou davantage raciale, comme dans celle donnée par le statut des juifs promulgué en octobre 1940 (« Est regardé comme juif […] toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race si son conjoint lui-même est juif »), qu’elle fût plus ou moins large ou étroite, elle définit toujours le juif par le poids de son ascendance. Ainsi, la liberté d’être ou de ne plus être juif, fruit de l’émancipation, est annulée. Surtout, ces recensements sont à la base du fichage. La préfecture de la Seine constitue un grand fichier et, dérivant de ce fichier central, quatre sous-fichiers : par nom, par domicile, par profession, par nationalité. Ces fichiers seront utilisés lors des diverses arrestations de masse, notamment la rafle des 16 et 17 juillet 1942.

Le gouvernement de Vichy promulgue la loi du 3 octobre 1940 « portant statut des juifs », valable pour les deux zones. Pour l’essentiel, c’est la longue liste des professions interdites à ceux que le statut définit comme juifs. Ils ne peuvent plus exercer de mandats politiques ; la fonction publique leur est fermée, à quelques exceptions près ; ils ne peuvent plus travailler dans la presse, la communication ou le cinéma. Il est prévu de limiter leur nombre dans les professions libérales. Le 4 octobre est adoptée la loi sur les ressortissants étrangers de race juive. « Ils pourront […] être internés dans des camps spéciaux par décision du préfet du département de leur résidence. » Ils pourront aussi « en tout temps se voir assigner une résidence forcée » par ce même préfet. Plus de 50 000 juifs étrangers furent déportés, les trois quarts des déportés juifs de France.

L’occupant s’en prend aussi rapidement aux biens. Sa seconde ordonnance, du 18 octobre 1940, jette les bases de ce qu’on appellera bientôt « l’aryanisation économique », un néologisme qui francise le terme de la langue du Troisième Reich, la LTI (Victor Klemperer) Arisierung, c’est-à-dire transfert des biens des juifs dans des mains non juives. Ces mesures qui se mettent en place progressivement tranchent « l’enracinement matériel dans la nation » (Joseph Billig). Dans la logique qui est celle de Vichy – affirmer son autorité sur tout le territoire français, empêcher que les biens volés ne partent en Allemagne –, l’État français décide à son tour d’intervenir dans « l’aryanisation » des biens. À une première phase allemande qui oblige toute « entreprise juive » à se doter d’un administrateur provisoire « aryen » succède une phase proprement française, avec la création le 29 mars 1941 de ce ministère à l’antisémitisme qu’est le Commissariat général aux questions juives.

La situation des juifs s’est ainsi dégradée. Fichés, spoliés, privés de la possibilité d’exercer certaines professions, ils peuvent aussi, en ce qui concerne les étrangers, être internés sur seule décision administrative. Ils sont aux marges de la nation.

En mai 1941 commence le temps des rafles : 3 700 hommes, pour la plupart étrangers, sont arrêtés le 14 mai ; le 20 août 1941 et les jours suivants, ils seront plus de 4 000 juifs conduits à la cité de la Muette, à Drancy, qui commence ainsi son existence de camp pour juifs.

Trois lieux symbolisent ainsi en France ce qu’on appelle désormais la Shoah : le Vél’ d’Hiv’, où se déroule depuis la fin de la guerre une commémoration, devenue officielle en 1993 ; Drancy, où un Mémorial a été inauguré en 2012, et Auschwitz, où furent assassinés les raflés du Vél’ d’Hiv’, avec un million d’autres enfants, femmes et hommes venus de toute l’Europe nazie. Car si la persécution des juifs de France est une affaire française, leur extermination est un élément d’une histoire européenne.

ANNETTE WIEVIORKA