Vient-elle d’Asie centrale, du Kurdistan ou de la Volga ? Les routes de la peste parcourent en tout cas un Ancien Monde démographiquement plein et intensément connecté. Remontant la vallée du Rhône, la pandémie révèle les lignes de force de l’urbanisation du territoire français. Mais aussi son intégration dans une communauté de terreurs et de dangers.
Hong Kong, 1894 : le médecin franco-suisse Alexandre Yersin, missionné par l’Institut Pasteur et le gouvernement français pour étudier l’épidémie de peste originaire de Mongolie qui sévit dans le sud de la Chine, identifie le bacille de la peste, devançant son homologue japonais Kitasato ; d’abord nommée Pasteurella pestis par Kitasato en hommage à Louis Pasteur (1822-1895), la bactérie est rebaptisée Yersinia pestis. Quatre ans plus tard, à Karachi, le médecin français Paul-Louis Simond identifie le rôle de la puce du rat dans la transmission de la maladie. Si l’on débat encore du rôle respectif de la puce de l’homme et de la puce du rat dans la transmission de la peste au Moyen Âge, les progrès de la paléomicrobiologie ne laissent plus de place au doute : les prélèvements effectués dans des tombes collectives, dans le cimetière Saints-Côme-et-Damien à Montpellier comme dans celui du village de Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse (Aude), ont démontré que Yersinia pestis était l’agent infectieux responsable de la grande pandémie qui a frappé la France en même temps que la plus large part de l’Ancien Monde au milieu du XIVe siècle. Entre 1347 et 1352, la maladie, qui sévissait sous ses deux formes, bubonique au printemps et en été surtout, pulmonaire (et systématiquement mortelle) en hiver, emporta sans doute un tiers de la population et jusqu’à la moitié des habitants des villes : c’est cette grande mortalitas, pour reprendre un mot du temps, que depuis le XVIe siècle on a pris l’habitude d’appeler la Mort noire ou la Peste noire.
La Peste noire n’est ni la première ni la dernière apparition de Yersinia pestis dans l’espace français. Au milieu du VIe siècle, la peste dite de Justinien avait ravagé le bassin méditerranéen : attestée à Constantinople en 542, elle est mentionnée à Arles par Grégoire de Tours à l’année 549 de son Historia Francorum. En 1720, elle accoste une dernière fois à Marseille dans les balles de coton chargées par Le Grand Saint-Antoine, navire de retour du Levant, s’étend aux villes alentour, Arles encore et Avignon, où elle s’éteint en 1722. Mais la France et le monde de 1348 ne ressemblent plus au monde de l’empereur Justinien ni au pays des Francs de l’évêque de Tours ; bien davantage au monde et à la France du XVIIIe siècle – et seuls les progrès de la prophylaxie, hérités de la lutte contre la Peste noire, comme le recours à la quarantaine et la création de lazarets (le premier à Venise en 1423, celui de Marseille en 1526), ont permis alors d’en limiter la progression à la Provence. Les ravages de la pandémie dans la France du milieu du XIVe siècle sont indissociables d’une conjoncture mondiale et plus encore d’un état du monde sur lesquels il faut revenir si l’on veut comprendre comment celui-ci fut réduit, en l’espace de trois années, à l’état d’« un tapis qu’on aurait roulé avec tout ce qui se trouvait dessus », pour reprendre les mots d’Ibn Khaldun, témoin de la peste à Tunis en 1348.
Le monde de la Peste noire, ou plutôt l’Ancien Monde – c’est-à-dire le monde sans l’Amérique, ni l’Océanie, ni peu ou prou l’intérieur de l’Afrique au sud du Sahel, à cette époque encore isolés du reste du monde –, était en nombre de ses provinces un monde plein, à la retombée d’un optimum climatique et d’un maximum démographique entamé déjà depuis plusieurs décennies par la dégradation du climat, les crises frumentaires et le retour de la guerre. Mais c’était aussi un monde plus interconnecté qu’il ne l’avait jamais été, dans lequel comptait à nouveau la Chine.
Il est peu vraisemblable que la Chine fût le foyer de la pandémie, comme le pensait le médecin andalou Ibn Khatima – les spécialistes débattant toujours entre trois foyers possibles : l’Asie centrale (où l’on situe l’apparition de Yersinia pestis il y a 20 000 ans), les montagnes du Kurdistan ou la basse vallée de la Volga. Mais la Chine pourrait bien avoir été dès 1331 le premier bassin sédentaire touché par le remuement du bacille, débusqué de sa niche écologique par le mouvement des armées mongoles. Mise à sac par Gengis Khan en 1215, Pékin devient en effet en 1271 la capitale de la dynastie mongole des Yuan dont la domination s’étend en 1279 à la Chine du Sud. La révolte des Turbans rouges à partir de 1351, dont le soulèvement devait s’avérer fatal aux Yuan en 1368, n’est sans doute pas sans lien avec les dévastations de la peste.
Or l’établissement de la Pax mongolica du Pacifique jusqu’à la Volga avait favorisé le déplacement des hommes et des marchandises sur les pistes caravanières qui traversaient l’Eurasie, pour le plus grand bénéfice des nations marchandes. Négociants persans, arabes, juifs, grecs et, de plus en plus souvent, vénitiens et génois, se relayaient aux différentes étapes de ce commerce, en vertu de contrats passés avec les khans mongols de la Horde d’Or qui contrôlaient la steppe depuis la Sibérie occidentale jusqu’à ses débouchés en mer Caspienne et en mer Noire. Au-delà, en Méditerranée, la plus grande partie du négoce était aux mains des cités italiennes, seulement concurrencées par les marchands catalans et languedociens.
Yersinia pestis s’abat ainsi sur un monde où la steppe eurasiatique établit un continuum sans précédent de la Chine à l’Europe orientale et où les réseaux du commerce italien connectent les ports de la mer Noire et ceux du Levant à l’ensemble du bassin de la Méditerranée occidentale. À l’interface des deux espaces, les armées mongoles qui traversaient l’Eurasie en tous sens font un coupable idéal au moment où le bacille sévit à nouveau en Asie centrale, comme le suggère la surmortalité constatée à la fin des années 1330 dans la communauté nestorienne de l’oasis de l’Issik Kul au sud du lac Balkhach. Que le récit de la transmission de la peste aux Génois assiégés à Caffa, en Crimée, par l’armée de la Horde d’Or, catapultant les cadavres de ses soldats morts par-dessus les remparts, fût sans doute une légende, importe peu. La maladie, qui avait déjà ravagé Saray et Astrakhan, les grandes villes de la Horde, en 1345, atteint Caffa en 1346 puis Péra, comptoir génois en face de Constantinople, l’année suivante. 1347 voit le fléau remonter l’ensemble du réseau génois en Méditerranée : signalé à Messine au début de l’automne, au moment même où il gagne Alexandrie, il atteint Marseille en novembre 1347, porte d’entrée de la Provence, du Languedoc et de la vallée du Rhône.
Entre novembre 1347 et novembre 1348, la peste atteint l’ensemble du territoire actuel de la France, avec un paroxysme au printemps et à l’été, n’épargnant que de rares régions isolées comme les montagnes du Béarn. Or, la progression de la pandémie révèle les dynamiques territoriales, politiques et sociales de la France du XIVe siècle. Après Marseille, Arles et Avignon sont touchées en second. Cette dernière est depuis 1309 le siège de la papauté, dont le pouvoir d’attraction a sans doute accéléré la contagion ; la curie paie d’ailleurs un lourd tribut à la maladie avec une centaine de morts dont six cardinaux ; d’Avignon, la peste remonte la vallée du Rhône. Mais c’est sur les routes et dans les ports du Languedoc qu’elle progresse le plus rapidement, en direction de Barcelone et de Valence. De Bordeaux, touchée en juin 1348, elle gagne directement l’Angleterre par voie maritime puis retraverse la Manche pour frapper Calais : les possessions de la couronne d’Angleterre sur le continent ont été augmentées deux ans plus tôt du Calaisis, à la suite de la défaite de Philippe VI à Crécy ; la guerre, que l’on dira plus tard de Cent Ans, commencée en 1337, s’interrompt cependant en 1349 sous l’effet de la peste. La pandémie atteint Rouen en juin, puis Paris, la capitale du royaume et la plus grande ville du pays, au mois d’août 1348.
Plus de deux siècles d’essor urbain avaient donné un poids sans précédent aux villes. Ce sont elles les premières touchées. Les couvents des ordres mendiants, établis en ville au plus près des populations urbaines au cœur de leur prédication, sont bien souvent vidés par la peste, comme à Marseille et à Montpellier. La France des villes paie le prix fort à la maladie, bien que les estimations de mortalité soient hypothétiques et que la documentation – registres fiscaux, testaments, témoignages des clercs – y éclaire le désastre bien davantage qu’elle ne le fait dans les campagnes. Le registre paroissial de la petite ville de Givry, en Bourgogne, offre sans doute l’image la plus précise des ravages de la peste. Au lieu de quatre ou cinq décès par mois en temps ordinaire, le vicaire de Givry en dénombre cent dix en août 1348, trois cent deux en septembre et cent soixante-huit en octobre quand le fléau commence à décliner. Aucun mariage n’est célébré en 1348, mais quatre-vingt-six le sont en 1349, dont la moitié au cours des deux premiers mois de l’année, quand sont légitimées des unions contractées sans doute au plus fort de la pandémie.
À Paris, dont on estime sans certitude la population entre 80 000 et 210 000 habitants avant la peste, il est impossible de prendre la mesure du désastre. Les autorités tentent pourtant de réagir. Répondant à la demande du roi Philippe VI, les maîtres médecins de l’université de Paris rendent en octobre 1348 un avis, le Compendium de epidemia, sur les causes proches et lointaines de la maladie et sur les remèdes à lui apporter. La méconnaissance des mécanismes de transmission de la peste les empêche de s’affranchir de la théorie aériste qui domine alors la réflexion médicale et rend la corruption de l’air responsable de la « pestilence ». Qu’ils aient identifié, dans la conjonction des planètes Jupiter, Saturne et Mars dans le signe du Verseau trois ans plus tôt, la cause lointaine de l’épidémie, entre ainsi dans un cadre de pensée rationnelle : planètes chaudes, Jupiter et Mars ont soulevé des vapeurs nocives et provoqué un hiver trop chaud, entraînant la corruption de l’air. Le Compendium circula dans l’ensemble du royaume et, au-delà, dans toute l’Europe atteinte par la peste, jusqu’en Pologne.
On le sait, la raison scolastique fut cependant impuissante à convaincre de la prévalence des astres dans la causalité de la peste. En France comme ailleurs en Europe, on tint les juifs coupables d’avoir empoisonné les puits, au même titre que les mendiants ou les lépreux. Le bûcher du 14 février 1349, où périt la moitié des 2 000 membres de la communauté juive de Strasbourg, ville d’Empire, en fut l’illustration la plus meurtrière. Yersinia pestis ne disparut pas pour autant : la maladie devint endémique et opéra des retours réguliers – celui de 1360-1362 fut dévastateur – qui s’espacèrent progressivement au XVe siècle et ne disparurent qu’au XVIIe siècle. La peste de l’antijudaïsme, en revanche, si elle avait déjà connu avant la pandémie son paroxysme dans le royaume de France, devait emprunter d’autres motifs et d’autres accusations et culminer ailleurs en Europe occidentale à l’extrême fin du Moyen Âge.
JULIEN LOISEAU
Frédérique AUDOIN-ROUZEAU, Les Chemins de la peste : le rat, la puce et l’homme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003.
Jean-Noël BIRABEN, Les Hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, t. 1 : La Peste dans l’histoire ; t. 2 : Les Hommes face à la peste, Paris / La Haye, Mouton, 1975.
Joseph P. BYRNE, Encyclopedia of the Black Death, Santa Barbara, ABC-CLIO, 2012.
Marie FAVEREAU, La Horde d’Or. Les héritiers de Gengis Khan, Lascelles, Éd. de la Flandonnière, 2014.
Nicolas WEILL-PAROT, « La rationalité médicale à l’épreuve de la peste : médecine, astrologie et magie (1348-1500) », Médiévales, no 46, printemps 2014, p. 73-88.