Riches et pauvres ont-ils les mêmes droits ? Le régime issu de la révolution de juillet 1830 consacre en même temps le libéralisme et l’inégalité politique. Mais, au printemps 1832, un mystérieux mal venu d’Asie ébranle les certitudes des élites bourgeoises.
Le 16 mai 1832, au petit matin, fut annoncée la mort de Casimir Perier, président du Conseil. Banquier et industriel, député libéral sous la Restauration, cet héritier d’une famille bourgeoise avait été appelé à la tête du gouvernement par le nouveau roi Louis-Philippe en mars 1831. La toute jeune monarchie de Juillet, née de la révolution parisienne de 1830, était alors en proie à de multiples oppositions. Républicains frustrés par le maintien de la monarchie – fût-elle orléaniste –, légitimistes comploteurs, canuts lyonnais en lutte pour de meilleurs salaires, tous se soulevaient contre un pouvoir impopulaire, en dépit des espoirs suscités à l’été 1830. Casimir Perier était l’homme du « parti de la Résistance », celui qui devait remettre de l’ordre et assumer, sans état d’âme, la nature élitiste du nouveau régime.
C’était compter sans un agent perturbateur d’un nouveau genre, contre lequel la résistance politique était désarmée. À partir de mars 1832, un « mal asiatique » s’abattit sur le territoire métropolitain. Le cholera morbus fit son entrée par les côtes de la mer du Nord et par la vallée du Rhin, touchant la capitale à partir du 26 mars. En quelques semaines, plus de 100 000 personnes périrent, dont 20 000 Parisiens, le plus souvent en quelques heures, après d’intenses diarrhées et vomissements. La bonne société était persuadée que seuls les pauvres, sales et incultes, en mouraient. Pour témoigner de son empathie, le roi envoya le 6 avril son fils le duc d’Orléans, accompagné de Casimir Perier, visiter les malades de l’Hôtel-Dieu. Cet héroïsme philanthropique, conforme à la morale bourgeoise de l’époque, fut fatal au chef du gouvernement. Atteint par le mal dès le 7 avril, il succomba au bout de quelques semaines, en dépit des soins prodigués par les médecins les plus réputés de l’époque, dont le docteur François Broussais, lequel essayait de convaincre ses contemporains que le choléra n’était pas contagieux… Les grands esprits avaient beau mettre la morbidité cholérique sur le compte de la misère et de l’insalubrité, les riches et les lettrés, aussi, étaient frappés.
L’épidémie de choléra, inédite par son ampleur depuis la peste marseillaise de 1720, n’était cependant pas arrivée par surprise. Dès 1831, Casimir Perier lui-même avait donné des instructions pour le renforcement des contrôles sanitaires. L’irrésistible avancée du fléau était déjà connue : apparu pour la première fois au Bengale en 1817, le choléra s’était arrêté aux portes de l’Europe en 1824. Le déplacement des troupes britanniques et les échanges commerciaux avaient contribué à la propagation d’une première pandémie, du sous-continent indien jusqu’à l’Oural et aux bords de la mer Caspienne. À Java, près de 100 000 personnes avaient péri. En 1826 commença la deuxième pandémie, qui allait cette fois-ci toucher l’Europe en son cœur, puis franchir l’Atlantique, par l’entremise de migrants irlandais partis de leur terre natale vers le Québec. Aucun pays, de l’Inde aux États-Unis, ne fut épargné. Partout, le choléra provoquait l’incompréhension du corps médical : à l’évidence, la maladie se transmettait de proche en proche, mais aucune preuve ne permettait d’accréditer avec certitude la thèse de la contagion. Les cordons sanitaires et autres mesures traditionnelles de quarantaine n’avaient, semblait-il, aucun effet restrictif sur la diffusion de la maladie.
Surtout, le choléra exacerbait les tensions sociales et politiques. Les révolutions de 1830 en France et en Belgique, l’indépendance de la Grèce, les soulèvements en Italie témoignaient du caractère transnational de la contestation politique depuis le début des années 1820. Le choléra révélait à sa façon l’interdépendance, politique et biologique, des pays de l’Europe de la Sainte-Alliance : ce furent des soldats russes envoyés pour réprimer l’insurrection polonaise de 1831 qui assurèrent le transfert de la maladie, de la partie orientale de l’Eurasie à ses confins occidentaux. Choléra et passion révolutionnaire franchissaient allègrement les frontières, au grand dam des pouvoirs conservateurs. Pour les élites, le mal cholérique était le révélateur d’un plus large fléau, la « question sociale », et attestait la dangerosité des miasmes dans lesquels le peuple végétait. Le célèbre docteur Louis-René Villermé mena l’enquête pour démontrer l’inégalité des conditions sociales face à la maladie. La mort de Casimir Perier et d’autres sommités montrait toutefois que les puissants ne pouvaient simplement fuir ou détourner le regard lorsque les miséreux s’effondraient. L’hygiénisme, mû par le désir de régénérer les pauvres et de protéger les riches, prit son essor dans les années 1830 et 1840. Pour le peuple parisien et les opposants au régime de Juillet, le choléra était en revanche le fruit d’un complot. À Paris, mais aussi ailleurs en Europe, la maladie attisa les rumeurs d’empoisonnement, comme si les dirigeants politiques n’avaient trouvé d’autre solution, pour résoudre la question sociale, que d’éradiquer ceux qui en étaient les premières victimes.
La deuxième pandémie de choléra, qui sévit à partir de 1826-1827, fut suivie par cinq autres jusqu’au XXe siècle. Durement éprouvée en 1832, la France fut frappée davantage encore en 1853-1854, lors de la troisième pandémie, qui s’étendit de la Chine à l’Amérique du Sud. Cette fois-ci, les soldats français impliqués dans la guerre de Crimée furent à la fois les vecteurs de la maladie, la convoyant des côtes méditerranéennes vers la mer Noire, et ceux qui lui payèrent un lourd tribut. Plus de 140 000 Français furent fauchés par cette nouvelle flambée. Au même moment, de l’autre côté de la Manche, le médecin John Snow identifiait pour la première fois, de manière rigoureuse, la source de contamination la plus fréquente lors des épidémies : l’eau potable et les fontaines auxquelles s’approvisionnaient les citadins étaient l’une des premières causes de propagation de la maladie. Cette découverte renforça la conviction des Britanniques qu’il fallait, avant même de connaître la nature exacte de cette pathologie, améliorer sensiblement les conditions d’hygiène et de salubrité, notamment par la modernisation des systèmes d’adduction et des réseaux d’égouts. Londres, grâce à de lourds investissements, fut définitivement épargnée par le choléra après 1866, tandis qu’à Paris l’épidémie se manifesta jusqu’au tout début des années 1890. C’est au cours de cette cinquième pandémie, celles des années 1880-1890, que le savant allemand Robert Koch parvint à isoler le bacille du choléra (1883), trente ans après les premiers travaux de l’Italien Filippo Pacini. La découverte des germes, par Louis Pasteur et ses collègues européens, apportait une réponse au débat scientifique et médical qui n’avait cessé de faire rage depuis 1832 : le choléra n’était pas dû aux miasmes, mais bien à un agent pathogène, qui se propageait par les eaux contaminées, les vêtements souillés ou la sueur.
À l’incertitude scientifique qui prévalut tout au long du XIXe siècle quant à la nature du choléra correspondit une interrogation tout aussi profonde sur les moyens les plus adaptés pour le contrecarrer. L’action des pouvoirs publics n’avait de sens qu’à une échelle transnationale, puisque à l’évidence les transferts de troupes, les migrations et le commerce traçaient les routes par lesquelles la maladie se propageait, et ce de plus en plus vite à mesure qu’apparaissaient de nouveaux moyens de communication, tels les chemins de fer et la marine à vapeur. Mais fallait-il pour autant sacrifier le libre-échange, promesse de paix et de prospérité selon les Britanniques, aux exigences du combat contre les épidémies ? Les doutes anticontagionnistes rejoignaient les intérêts marchands dans leur critique des mesures de quarantaine, réputées aussi coûteuses qu’inefficaces. Plus un pays était éloigné des sources de l’épidémie, plus il avait tendance à préférer les mesures d’hygiène et de désinfection aux politiques de restriction des circulations. La France oscilla au cours du siècle, mais lorsqu’elle accueillit en 1851, à Paris, la première conférence sanitaire internationale, à laquelle participaient une douzaine de pays, ce fut bien pour demander un allègement des quarantaines et s’aligner ainsi sur les positions britanniques.
L’épidémie de choléra qui endeuilla La Mecque en 1865 changea la donne, en dépit du credo libre-échangiste affiché par le pouvoir bonapartiste depuis 1860. Les lieux saints de l’islam apparaissaient désormais comme un foyer majeur de propagation des épidémies (peste comprise), de l’Orient vers l’Occident. Les puissances européennes tournèrent plus que jamais leurs yeux vers l’Empire ottoman et l’Égypte, qui devaient, selon elles, se situer aux avant-postes de la lutte anticholérique. L’Europe pourrait d’autant mieux alléger les contrôles à l’intérieur de ses frontières qu’elle parviendrait à imposer des mesures strictes de surveillance des navires, des migrants et des marchandises à l’entrée du canal de Suez, dernier verrou séparant le golfe Persique de l’Europe méditerranéenne. Des médecins français, présents de longue date au Proche- et au Moyen-Orient, participèrent à l’édification d’un réseau de contrôle sanitaire, tissé de lazarets et d’hôpitaux, le long de la mer Rouge. Externaliser pour mieux se protéger, telle était la position des puissances impériales européennes à la fin du XIXe siècle. Les efforts des savants et des diplomates français pour échafauder un dispositif de surveillance sanitaire international aboutirent à la création, en 1907, de l’Office international d’hygiène publique, dont le siège fut établi à Paris, où s’étaient tenues quatre des onze conférences internationales organisées entre 1851 et 1903.
De la mort de Casimir Perier en 1832 au début du XXe siècle, la lutte contre le choléra fut ainsi au cœur des tensions sociales, des affrontements politiques, des débats scientifiques et des stratégies internationales qui marquèrent l’histoire de France.
NICOLAS DELALANDE
Peter BALDWIN, Contagion and the State in Europe (1830-1930), Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
Patrice BOURDELAIS et Jean-Yves RAULOT, Une peur bleue. Histoire du choléra en France (1832-1854), Paris, Payot, 1987.
Madeleine BOURSET, Casimir Perier, un prince financier au temps du romantisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994.
Sylvia CHIFFOLEAU, Genèse de la santé publique internationale. De la peste d’Orient à l’OMS, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
Gérard JORLAND, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle, Paris, Gallimard, 2010.