1816

Le temps se gâte


Les récoltes de l’été 1816 sont catastrophiques. Dans une Europe à peine sortie des guerres napoléoniennes, le « dérangement des saisons » attise les troubles sociaux. Un vaste débat s’ouvre alors, en France et ailleurs, sur les causes de ce changement climatique.

Dans de nombreux pays, 1816 est passée à la postérité comme « l’année sans été ». Mais ce qualificatif, qui de nos jours évoque plus un mois d’août pluvieux qu’une crise climatique, frumentaire et politique globale, minimise de manière extraordinaire l’avalanche de désastres et de souffrances que provoqua l’explosion du volcan Tambora.

L’éruption qui eut lieu en avril 1815 sur l’île de Sumbawa, à l’est de Java, eut tout d’abord des conséquences locales terrifiantes. Trois royaumes furent rayés de la carte et les rares survivants eurent à subir une épreuve plus terrible encore : la famine, et la servitude comme unique recours. D’un point de vue climatique, £les débris et les cendres importent peu, car ils retombent sur terre après quelques jours, lavés par les pluies. Les aérosols soufrés, eux, subsistent beaucoup plus longtemps dans l’atmosphère. Ils parcourent le globe, se déposant jusque dans les glaces polaires. Se combinant avec les molécules d’eau, le soufre crée un voile réfléchissant une partie de l’énergie solaire vers l’espace. C’est cet effet climatique du Tambora qui eut des conséquences historiques globales.

Ainsi, dans la riche province chinoise du Yunnan, des récoltes déficitaires en riz provoquent une immense famine. D’où une catastrophe démographique, au demeurant difficile à quantifier, et qui est aujourd’hui invoquée pour expliquer la crise économique que traverse la Chine au XIXe siècle avant même l’arrivée des canonnières européennes. Le Tambora devient ainsi l’un des éléments du puzzle de « la grande divergence » économique entre la Chine et l’Europe occidentale, qui mobilise aujourd’hui beaucoup les historiens.

En Inde, la mousson de 1816 est déficitaire et l’été 1817 marqué au contraire par des inondations dans le delta du Gange. Or cette période correspond aussi à la première grande épidémie de choléra dans le pays. Le fléau, jusque-là, était resté confiné à la baie du Bengale. Pour les médecins européens formés à la médecine d’Hippocrate, cette concomitance entre dérèglement climatique et phénomène épidémique ne peut être fortuite et la plupart des traités de l’époque relient le début de cette pandémie globale à l’année sans été.

En Europe, les années 1816 et 1817 correspondent à la dernière grande crise de subsistance que connaît le continent. Les taux de nuptialité et de natalité diminuent, ce qui révèle un ajustement aux perspectives économiques défavorables. La cherté des grains attise partout les inégalités : les gros fermiers profitent de l’augmentation des cours, quand manouvriers et travailleurs urbains voient leur pouvoir d’achat s’effondrer. Partout en Europe jusqu’à l’automne 1817 les marchés sont le théâtre de troubles frumentaires : la population contraint les marchands à baisser leurs prix ou réquisitionne les stocks. Les émeutiers inscrivent généralement leur action dans le cadre d’une « économie morale » structurée par l’idée de « prix juste », de droit à la subsistance et de priorité communautaire dans l’accès aux céréales. Les émeutes visent en priorité à empêcher le départ du grain vers d’autres villes, vers les capitales en particulier, qui profitent des achats subventionnés par le gouvernement. En France, le gouvernement choisit de défendre la liberté des prix et des échanges. Il prend ainsi un risque politique considérable : Louis XVIII paraît avoir abandonné ses devoirs de roi nourricier. L’effet est d’autant plus désastreux que la population conserve un souvenir encore vif des mesures rigoureuses prises par le gouvernement napoléonien, lors de la précédente disette de 1811-1812.

À travers toute l’Europe, les troubles frumentaires de 1816-1817 connectent étroitement la météorologie à l’ordre politique. Dans le climat révolutionnaire des années 1816-1817, les élites savantes cherchent à minorer l’importance de l’épisode climatique, et à attribuer les pénuries frumentaires à d’autres causes. D’abord en insistant sur la fixité du climat. Ensuite en trouvant ailleurs les responsables de la crise. Les savoirs climatiques, pour les tories anglais tout comme pour les défenseurs du laisser-faire en France, permettent soit d’euphémiser la cherté des grains (il s’agit d’un phénomène passager), soit de la dénaturaliser (il n’y a pas de pénurie absolue), afin de pouvoir incriminer le comportement de la foule sur les marchés. Ce n’est pas l’ordre naturel qui troublerait le social mais plutôt les troubles sociaux qui, perturbant le marché des grains, créeraient l’illusion d’un cataclysme climatique.

Ainsi en Angleterre, au moment même où deux années froides et humides nourrissent un climat prérévolutionnaire, les savants londoniens se préoccupent avant tout de publiciser les signes d’un réchauffement climatique qu’ils croient détecter dans une fonte extraordinaire des glaces du pôle Nord. À la fin de l’été 1817, les équipages de navires baleiniers rapportent en effet une nouvelle sensationnelle : la barrière de glace au nord de l’île du Spitzberg a disparu. La nouvelle est rassurante : alors que les bread riots se multiplient, la nature semble vouloir compenser ses excès récents. Pour des savants comme Joseph Banks, le président de la Royal Society, la question est d’autant plus importante qu’en bon représentant des intérêts des propriétaires terriens il défend les corn laws et promeut l’idée d’une Angleterre autosuffisante grâce à l’agronomie et à l’acclimatation. Or tous ces projets deviendraient hautement problématiques dans la perspective d’un refroidissement du climat anglais.

En Suisse, la famine ravage les communautés montagnardes, des émeutes éclatent à Genève, la pauvreté se répand et l’on s’exile aux États-Unis ou en Russie. Ce contexte de misère et de violence voit éclore l’une des plus grandes avancées scientifiques de la climatologie : la théorie des âges glaciaires. En octobre 1817, la Société helvétique des sciences naturelles met au concours une question portant sur le refroidissement du climat des Alpes. L’annonce retient l’attention d’Ignace Venetz, un ingénieur des Ponts et Chaussées employé par le canton du Valais. Venetz est directement confronté, dans sa pratique professionnelle, aux effets du petit âge glaciaire et à ceux de l’année sans été : il avait dû gérer à plusieurs reprises des situations critiques de glaciers barrant des rivières et créant de dangereuses retenues d’eau. Venetz réalise une étude très novatrice sur les moraines en démontrant que par le passé les glaciers avaient occupé des espaces beaucoup plus importants. Sa conclusion est iconoclaste car elle contredit la thèse dominante d’un refroidissement du globe, due au naturaliste français Buffon. Selon Venetz, le climat de la Suisse ne se dégrade pas inexorablement mais a connu au contraire des épisodes beaucoup plus froids dans le passé : ce qu’on appellera bientôt les âges glaciaires.

En France également, l’été 1816 suscite des inquiétudes quant à la stabilité de l’ordre naturel. C’est à ce moment que l’idée d’un « dérangement des saisons » s’impose durablement dans l’opinion publique et c’est aussi à ce moment que les savants très en vue comme Arago utilisent la climatologie historique afin de rassurer l’opinion. Selon le comte de Volney, l’un des savants-voyageurs les plus célèbres de son temps, l’été 1816 n’est qu’un phénomène purement accidentel qui n’augure pas d’un refroidissement progressif du globe. Sa cause : l’explosion du Tambora, ainsi perçue dès ce moment comme une origine possible de l’année sans été.

Il n’empêche : en France, et contrairement à ce qui se passe ailleurs en Europe, l’été 1816 lance un débat sur les conséquences climatiques de la déforestation. Les mauvaises récoltes de 1816 et 1817 sont en effet concomitantes à la question de l’aliénation des forêts nationales. Depuis 1814, le sort de ces forêts, héritées de la nationalisation des biens du clergé et de l’expropriation des nobles émigrés, est au cœur de l’opposition entre le parti ultraroyaliste rejetant l’héritage révolutionnaire et le parti libéral cherchant à concilier la royauté aux acquis de 1789. Les forêts nationales sont présentées par les gouvernements successifs comme le moyen essentiel pour relever le crédit de l’État. Il faut, selon le mot d’un député, constituer un « gage forestier » pour rassurer les créanciers. Les forêts nationales se trouvent donc être reliées à des objectifs fondamentaux : payer au plus vite les réparations de guerre afin d’obtenir le départ des troupes d’occupation ; rassurer les acquéreurs de biens nationaux pour les rallier au régime ; amadouer enfin les puissances étrangères pour obtenir leur soutien en cas de nouveau soulèvement.

La vente des forêts nationales vise au fond à asseoir le crédit de l’État sur la Nature de la nation. Il est donc logique que les ultras se soient au contraire employés à démontrer les dangers de ce programme : en connectant le crédit d’un État impécunieux aux forêts, le gouvernement risquait de bouleverser les climats de la France. Selon Louis de Bonald : « Si la France avait un ennemi acharné à sa perte […] comme il ne pourrait tarir les mers qui baignent ses côtes, ôter à son sol sa fertilité naturelle, ni à l’air sa salubrité, il ferait vendre ses forêts. » Castelbajac, lui, prend l’exemple des départements du Midi « dévastés annuellement [par les orages] depuis que les cimes dépouillées de nos montagnes attestent aussi le passage d’une révolution ». En mars 1817, au pire des troubles frumentaires, Chateaubriand proclame à la Chambre des pairs : « Partout où les arbres ont disparu, l’homme a été puni de son imprévoyance : je puis vous dire mieux qu’un autre, Messieurs, ce que produit la présence ou l’absence des forêts, puisque j’ai vu les solitudes du Nouveau Monde où la nature semble naître, et les déserts de la vieille Arabie où la création paraît expirer. »

Si c’est en France et sous la Restauration que la question du changement climatique devient véritablement une affaire d’État (et en 1821 le gouvernement ultra, désormais au pouvoir, lancera une enquête nationale sur le changement climatique), c’est que s’y entrecroisent les effets du Tambora et ceux de Waterloo, le contexte météorologique européen et les conséquences financières de la défaite, la fin du petit âge glaciaire et les soubresauts des révolutions.

JEAN-BAPTISTE FRESSOZ ET FABIEN LOCHER