1973

Un monde ouvert et épuisé


Avec le choc pétrolier de 1973, c’est tout le modèle de croissance des années d’après guerre qui s’effrite. Une autre mondialisation s’annonce, moins régulée et plus financiarisée. La nostalgie des « Trente Glorieuses » s’empare d’un pays qui prend peu à peu conscience des périls écologiques guettant la planète.

Le 17 octobre 1973, en réponse au soutien occidental à Israël dans la guerre du Kippour, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) décide un ralentissement de l’extraction et une augmentation du prix du baril. En quelques mois, le prix de la principale ressource énergétique de l’Occident est multiplié par quatre (par dix entre 1973 et 1980 avec le deuxième choc de 1979). C’est aussi un tournant géopolitique et une brèche dans l’échange inégal imposé par les pays industriels occidentaux, sous l’hégémonie américaine, aux pays détenteurs de matières premières depuis la mondialisation de l’après-1945. Si les termes de l’échange des pays exportateurs de minerais et denrées agricoles se dégradent jusqu’en 1989, ce « choc pétrolier » n’en symbolise pas moins une sorte d’acte II de la décolonisation. Avec le poids des pays exportateurs de pétrole et la montée des puissances industrielles asiatiques, la mondialisation apparaît de moins en moins comme un phénomène organisé par les grandes puissances occidentales, par l’impérialisme colonial ou l’érection d’institutions internationales qu’elles dominent ; elle semble devenir une dynamique autonome et de plus en plus incontrôlable.

1973 marque ainsi le premier coup d’un « choc du global » des années 1973-1985, véritable basculement du monde par rapport au régime de mondialisation né après 1945. En cette année 1973, les pays du tiers-monde revendiquent d’ailleurs à l’ONU un « nouvel ordre économique international » plus équilibré, tandis que la puissance et la confiance des pays industriels occidentaux semblent marquer le pas. Les États-Unis se retirent du Vietnam, le terrorisme mine l’Italie et menace l’Allemagne, tandis qu’en France on redécouvre, avec le livre de Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944 (1973), un passé national vichyste, au moment même où renaissent l’extrême droite, la xénophobie (création en 1972 du Front national et meeting « Halte à l’immigration sauvage ! » à l’initiative des néofascistes d’Ordre nouveau le 21 juin 1973), ainsi que de violentes « ratonnades » (dénoncées par le film Dupont Lajoie d’Yves Boisset).

Pour une économie française dont le pétrole importé représente les deux tiers de sa consommation énergétique, le choc pétrolier constitue un point de bascule. Le renchérissement de l’énergie, qui correspond en 1975 à une ponction de 3 % du produit national, fait tomber la balance commerciale dans le rouge en 1974 et accélère l’inflation. Le gouvernement se soucie alors d’« économies d’énergie », promeut la « chasse au gaspi » et affirme sauver la croissance et l’« indépendance énergétique » par un vaste programme électronucléaire.

On a souvent, et paresseusement, attribué au choc pétrolier la responsabilité de la crise économique, du ralentissement de la croissance (et même d’une récession en 1974-1975), de la montée du chômage et du déficit des finances publiques. Est ainsi né, dès 1979, sous la plume de Jean Fourastié, le mythe d’une période heureuse de modernisation et d’abondance avant cette crise, sous l’appellation de « Trente Glorieuses » (pour désigner les années 1946-1975), appellation aujourd’hui largement remise en question par les historiens. La réalité est plus complexe, car le « modèle fordiste » de croissance et d’accumulation du capital accusait déjà des signes d’essoufflement à la fin des années 1960 et au début des années 1970 : équipement achevé des ménages pour la plupart des biens qui avaient tiré la croissance, combativité ouvrière, contestation de la jeunesse, baisse de la profitabilité industrielle… Et c’est dès la fin des années 1960 que s’amorcent des stratégies qui vont signer en Occident la fin du « modèle fordiste » et du « libéralisme encastré », fondé sur des taux de change fixes et une association entre le libre-échange multilatéral et une forte intervention étatique visant la croissance et le plein-emploi.

On assiste premièrement à une défiscalisation accrue de l’argent transitant par la City de Londres (marché offshore des eurodollars) dans les années 1960. Ensuite, le gouvernement Nixon abroge unilatéralement en août 1971 la parité or-dollar, mettant fin aux accords de Bretton Woods. Cela ouvre l’ère des taux de change flexibles et favorise le retour en force de la finance spéculative. Troisièmement, en France, avec la loi du 3 janvier 1973 sur la Banque de France, qui encadre le financement de l’État par la banque centrale sous couvert de juguler l’inflation, le gouvernement va favoriser le développement du marché interbancaire et accroître la part de la création monétaire privée sur la création monétaire publique. Certes, ce n’est qu’à partir de 1984 que l’État recourt en majorité aux banques privées pour emprunter et, malgré la fin des années de haute croissance, les salariés parviennent à maintenir un pouvoir d’achat en hausse jusqu’au tournant mitterrandien de 1983. Mais on peut considérer qu’avec ces marchés interbancaires et financiers privés des eurodollars, des changes et de la dette publique, trois éléments clés d’une réémergence du capital rentier, d’une reconstitution d’une masse de capital cherchant à se mettre en valeur de façon financière, comme capital de prêt, sont en place à la veille du premier choc pétrolier, au moment où la rentabilité du capital industriel baisse depuis la fin des années 1960. La prolifération des pétrodollars après octobre 1973 accélère encore le transfert de richesses vers le capital de prêt (y compris aux pays du tiers-monde, en échange d’importation des pays industriels et d’exportation de matières premières ; prêts qui conduiront nombre de ces pays à de drastiques crises de la dette à partir de 1982). Dans le même temps s’amorce en France un retour du poids du capital par rapport au PIB (comme l’ont montré les travaux de Thomas Piketty), qui s’accroîtra dans les années 1980 avec une part accrue du capital au détriment du travail dans la répartition de la valeur ajoutée. La hausse du pétrole ne saurait donc masquer une recomposition plus large des rapports sociaux à l’échelle nationale et mondiale, lorsque s’installe une nouvelle phase du capitalisme, celle de la mondialisation financière et du néolibéralisme.

Cette transition se traduit en France par la stagflation de 1973-1982, la litanie des fermetures d’usines (textile, sidérurgie, etc.) et le franchissement du cap du million de chômeurs en 1977. Les syndicats, poussés par les nouvelles radicalités nées depuis 1968, se battent. En témoigne l’emblématique mais éphémère expérience d’autogestion ouvrière de l’usine en faillite Lip, entre juin 1973 et début 1974. Mais le gouvernement entend « punir » ce type de mobilisation : « Qu’ils soient chômeurs et qu’ils le restent », leur lutte ne doit pas réussir sous peine de « véroler tout le corps social », selon les mots du ministre de l’Économie et des Finances et futur président Valéry Giscard d’Estaing. Et la combativité sociale marque le pas dès la seconde moitié des années 1970.

Le choc pétrolier favorise également la prise de conscience quant aux contraintes matérielles et aux limites écologiques du modèle de croissance des décennies d’après guerre. Jean Fourastié, chantre d’une productivité qu’il décrivait depuis trente ans comme le résultat d’un habile mélange d’investissements, de science et de rationalisation du travail, doit désormais concéder à quel point elle repose également sur « l’emploi d’énergie mécanique ». Il note que chaque travailleur français disposait à travers les énergies fossiles de cent vingt-quatre « esclaves mécaniques à sa disposition » en 1973, contre quarante en 1938. Cela rejoint les conclusions d’économistes actuels établissant que les deux tiers de la croissance française des trois décennies d’après guerre s’expliquent mécaniquement par le simple afflux d’énergies fossiles : ce facteur matériel, thermodynamique, relègue au second plan les autres facteurs plus « glorieux » pour l’image que l’homme moderne se faisait de lui-même et de la croissance. En 1973, l’agronome René Dumont publie L’Utopie ou la Mort !, ouvrage qui vulgarise les travaux du Club de Rome sur « les limites de la croissance » (1972), l’épuisement des ressources et l’enjeu de justice sociale inhérent à la question écologique. Dumont défend un droit égal des citoyens du monde à accéder aux ressources et à polluer dans les limites des capacités et de l’intégrité de la Terre. Alors que l’environnement s’institutionnalise comme objet de politiques au plan international (sommet international de Stockholm en 1972, ministère de l’Environnement en France en 1971), les enjeux environnementaux, l’échange écologique inégal et la critique des limites de la croissance sont largement diffusés dans l’espace public à la faveur de l’élection présidentielle de 1974, où Dumont est le premier candidat écologiste. Les 25-26 août 1973, écologistes, chrétiens, pacifistes, paysans et gauchistes se rassemblent (80 000 personnes) sur le Larzac contre l’extension du camp militaire. Y émerge une nouvelle gauche paysanne, qui jouera un rôle actif dans les mouvements écologistes et altermondialistes des décennies suivantes.

À la critique du progrès et de la croissance, certains préfèrent toutefois les promesses de nouvelles technologies prétendant résoudre simultanément les crises écologique, économique et sociale : les biotechnologies (le premier OGM est obtenu en laboratoire en 1973), l’espace, l’informatique, la robotisation. Promues par Daniel Bell ou Alvin Toffler aux États-Unis, ces perspectives sont relayées en France par le « Groupe des Dix » (qui réunit entre 1969 et 1976 des scientifiques tels Henri Atlan, Joël de Rosnay ou Henri Laborit, des politiques tels Robert Buron, Michel Rocard, ainsi que Jacques Attali, Edgar Morin ou René Passet). Ce groupe appelle au dépassement d’une civilisation fondée sur les ressources minérales, que doit remplacer une civilisation fondée sur la connaissance et l’optimisation du vivant. S’imagine ainsi une modernisation écologique du capitalisme, une transition des pays riches vers une économie « postindustrielle », tertiarisée, basée sur les technologies de l’information, et libérée des limites écologiques comme des régulations étatiques. Certes, les économies occidentales parviennent après 1973 à stabiliser la part d’énergie fossile incorporée dans chaque dollar de PIB généré, mais leurs émissions de gaz à effet de serre vont cependant continuer à augmenter, ainsi que celles induites par leurs importations, ce que l’ampleur du dérèglement climatique révélera progressivement au grand jour.

CHRISTOPHE BONNEUIL