Inspiré par la tradition libérale saint-simonienne, le traité de « libre-échange » de janvier 1860 conclu avec le Royaume-Uni n’est pas un acte isolé : il favorise le rattrapage commercial français vers l’exportation et ouvre la voie à une sorte de premier marché commun européen.
Le traité de commerce conclu avec le Royaume-Uni le 23 janvier 1860 a longtemps fait figure de brève anomalie dans une longue durée française profondément protectionniste. Ce « coup d’État douanier », selon ses adversaires, instaurait un libre-échange « cause de tous nos maux », ironisait Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues. Aujourd’hui encore, le Blocus continental du Premier Empire et le protectionnisme virulent de la Troisième République dominent les représentations de l’économie française au XIXe siècle.
Pourtant, ce traité apparaît aujourd’hui comme l’apogée d’une participation française plus intense qu’on ne s’en souvient à ce que certains historiens appellent la « mondialisation du XIXe siècle ». En remplaçant les dernières prohibitions à l’importation héritées du Premier Empire par des tarifs modérés, il faisait écho à une première tentative de libéraliser les échanges franco-britanniques – le traité Eden-Rayneval de 1786 – avortée par la Révolution et il couronnait un processus de réduction progressive des barrières douanières entamé au début des années 1830. Peu après le traité, l’échelle mobile de droits sur les céréales et les restrictions au commerce colonial remontant à l’Ancien Régime (« l’Exclusif ») furent également abolies. Entre 1850 et 1870, le commerce extérieur français connut une croissance sans précédent et inégalée depuis : en valeur, les exportations quadruplèrent et les importations quintuplèrent. Cet essor s’inscrivit dans une logique de division internationale du travail plutôt que de rattrapage avec le Royaume-Uni : les industries cotonnière et métallurgique souffrirent de la concurrence britannique, mais la soierie lyonnaise, la viticulture méridionale et l’artisanat producteur d’« articles de Paris » et autres bibelots – ces trois branches de l’économie représentant ensemble 50 % des exportations françaises – connurent un âge d’or.
Contrairement à ce qu’insinuèrent certains opposants, le traité ne fut pas conclu pour complaire à un Royaume-Uni dominateur. Il découlait d’une conception française du libre-échange. Son instigateur, et principal négociateur pour la partie française, était Michel Chevalier, brillant polytechnicien, professeur d’économie politique au Collège de France, et l’une des principales éminences grises du Second Empire. La pensée économique de Chevalier, d’origine saint-simonienne, passait à l’époque pour hétérodoxe. L’accent qu’il mettait sur l’essor de la finance, sur les réseaux de transport et de communication, ou encore sur le développement d’un enseignement privilégiant les compétences économiquement utiles, paraît aujourd’hui étrangement familier. Ainsi ses réflexions, à l’occasion de l’Exposition universelle de Londres en 1851, sur l’échelle mondiale des échanges et des circuits de production ne dépareilleraient pas les pages « Économie » d’un organe de presse de nos jours : « Le même produit reçoit ou peut recevoir une première façon chez un peuple, une seconde chez celui-ci, une troisième chez celui-là, et ainsi de suite ; il traverse ainsi cinq ou six frontières et s’élabore cinq ou six fois avant d’arriver aux mains du négociant qui le vend auprès ou au loin, dans sa propre ville ou dans un autre hémisphère. Voilà de la mousseline qui a peut-être été tissée en Saxe avec du filé de Manchester obtenu avec un mélange de cotons récoltés à Surate dans l’Inde, à Mobile aux États-Unis et en Égypte ; elle va se faire broder à Nancy, pour être vendue à Philadelphie, ou à Canton, ou à Batavia [Java], après avoir passé par l’entrepôt de New York, ou celui de Hon-Kong [sic], ou celui de Singapore [sic]. »
Bien que le traité de 1860 reste souvent désigné, notamment dans le monde anglo-saxon, par le nom de son signataire britannique, Richard Cobden, « l’apôtre du libre-échange » outre-Manche, ce dernier ne joua qu’un rôle modeste pendant les négociations. Le Royaume-Uni avait déjà réduit unilatéralement la plus grande partie de ses tarifs douaniers et ne put offrir en 1860 qu’un réajustement de ses tarifs et de ses impôts indirects qui mit fin au traitement défavorable des vins français par rapport aux vins portugais et à la bière locale.
C’est aussi la France, et non le Royaume-Uni, qui étendit les conséquences du traité de 1860 au reste de l’Europe en concluant onze traités semblables avec les principales puissances du continent entre 1861 et 1866. Alors que l’adoption unilatérale du libre-échange par le Royaume-Uni dans les années 1840 avait eu un impact limité sur les politiques douanières des autres pays, le bilatéralisme tous azimuts de la diplomatie commerciale française – correspondant à un quasi-multilatéralisme grâce à l’insertion systématique de la clause de la nation la plus favorisée dans les traités signés – permit l’édification d’un premier marché commun européen. Hors d’Europe, la marine de Napoléon III prêta un appui notable à la diplomatie de la canonnière employée par le Royaume-Uni et par les États-Unis pour ouvrir les marchés asiatiques et africains au commerce international. Les traités de commerce dit « inégaux » signés par la France avec entre autres le Siam (1856), le Japon (1858), la Chine (1860) et Madagascar (1868) apparaissent comme le reflet déformé des traités conclus en Europe.
En complément de cette diplomatie impérialiste du libre-échange, le Second Empire encouragea l’exportation des capitaux français, qui dépassa les investissements britanniques à l’étranger dans les années 1860, notamment sur le continent européen et au Moyen-Orient. Le régime de Napoléon III tenta même de transformer l’Union monétaire latine, établie en 1865 avec l’Italie, la Suisse et la Belgique, en unification monétaire de tout le continent, lors d’une conférence internationale tenue à Paris en 1867 – en vain en raison de l’hostilité britannique et des réticences prussiennes. L’Exposition universelle de 1867 à Paris et la grandiose cérémonie d’ouverture du canal de Suez en 1869 célébraient ainsi un universalisme économique d’inspiration française.
Ces efforts français pour unifier les marchés européen et mondial n’étaient pas dénués d’arrière-pensées géopolitiques. Depuis longtemps, Chevalier se souciait de rehausser la puissance française et le rayonnement de ce qu’il appelait la « race latine » au rang de la puissance britannique et du prestige de la « race anglo-saxonne ». En même temps, le traité de 1860 démontre que ce désir de puissance s’inscrivait désormais dans une logique de collaboration et non de confrontation avec la superpuissance britannique. Il faisait suite à la politique d’« Entente cordiale » inaugurée sous la monarchie de Juillet et au soutien militaire apporté au Royaume-Uni, dans le Levant (guerre de Crimée contre la Russie, 1853-1856) et en Extrême-Orient (seconde guerre de l’Opium contre la Chine, 1856-1860). Côté britannique, le désir de renforcer la collaboration politique entre les deux pays était même le motif dominant. Ainsi, en 1859, Cobden écrivait à Chevalier que la solidarité commerciale était « la méthode choisie par Dieu pour créer une entente cordiale ». Certes, tout au long du siècle, les presses française et britannique échangèrent des invectives xénophobes. Mais la rhétorique à la Jules Michelet, qui voyait dans l’Angleterre une « anti-France » matérialiste et égoïste, ne doit pas cacher le pragmatisme des gouvernants. De même, les échanges tonitruants au moment de la crise de Fachoda en 1898 feront vite place à la restauration de l’Entente cordiale par l’accord de 1904 sur les sphères d’influence coloniale respectives.
Pourquoi ce mondialisme économique à la française s’est-il essoufflé ? La prospérité du Second Empire reposait sur des bases fragiles. La stagnation démographique à partir de 1850 et la faible sensibilité des spécialisations françaises au progrès technologique constituaient des handicaps structurels. Plusieurs facteurs politiques et contingents ont néanmoins hâté son déclin : d’abord, l’échec de l’expédition au Mexique (1862-1867), largement inspirée par des considérations commerciales (projets d’un second grand canal interocéanique) et financières (sécurisation des approvisionnements en minerai d’argent pour assurer la pérennité du bimétallisme du franc) ; ensuite, et surtout, la guerre malheureuse face à la Prusse en 1870-1871. Après cette défaite, la Troisième République augmenta les tarifs douaniers français dès 1873, renonça à renouveler le traité de 1860 quand celui-ci expira au début des années 1880, et adopta une politique franchement protectionniste avec le tarif Jules Méline de 1892. La co-domination avec le Royaume-Uni de l’économie mondiale aurait donc peut-être pu durer une décennie supplémentaire, mais probablement pas beaucoup plus.
Enfin, pourquoi cet épisode d’activisme mondialisateur a-t-il laissé relativement peu de souvenirs ? D’abord, peut-être, parce que, comme la politique d’entente avec le Royaume-Uni, le libre-échange ne jouissait même à l’époque que d’une très faible popularité. Le soir de la signature du traité, l’économiste britannique William Nassau Senior se rendit à une fête organisée pour célébrer l’événement. Il n’y trouva, outre Chevalier et Cobden, qu’« une cinquantaine de libres-échangistes, presque tous ceux que Paris pouvait réunir ». Ensuite, cet activisme et même ses succès ont été refoulés par les milieux intellectuels républicains après 1870. Le discrédit jeté par Émile Zola sur l’affairisme du Second Empire, dans ses Rougon-Macquart et notamment dans L’Argent, fut efficace en même temps qu’il était représentatif d’une sensibilité plus large. Enfin, la mémoire plus récente s’accommode sans doute mal d’un épisode où la France fait figure de héraut d’une mondialisation triomphante. Il est pourtant utile de rappeler que les Français n’ont pas été que les victimes des processus d’intégration de l’économie mondiale. Il est également tentant de voir dans l’activisme de la diplomatie économique du Second Empire le début d’une tradition qui s’épanouirait au XXe siècle, avec le rôle de premier plan joué par la technocratie française dans l’intégration économique de l’Europe et les organismes de gouvernance économique mondiale tels que le FMI et l’OMC.
DAVID TODD
Paul BAIROCH, Commerce extérieur et développement économique de l’Europe au XIXe siècle, Paris / La Haye, Mouton, 1976.
Peter T. MARSH, Bargaining on Europe : Britain and the First Common Market (1860-1892), New Haven, Yale University Press, 1999.
John V.C. NYE, War, Wine and Taxes : The Political Economy of Anglo-French Trade (1689-1900), Princeton, Princeton University Press, 2007.
David TODD, L’Identité économique de la France. Libre-échange et protectionnisme (1814-1851), Paris, Grasset, 2008.
Patrick VERLEY, L’Échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2013, 2e éd.