La nouvelle s’est répandue dans le monde en l’espace de quelques tweets : le président du Fonds monétaire international, candidat pressenti à l’élection présidentielle de 2012, est sous les verrous à New York, soupçonné d’agression sexuelle. Les conséquences de cet événement mondialisé seront surtout nationales.
Le scénario était pourtant bien ficelé. Une nouvelle fois, la France attendait le retour d’un sauveur, cet homme providentiel parti de l’autre côté de l’Atlantique s’occuper du Fonds monétaire international, institution fondée sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale. La machine médiatico-politique ne parlait plus que de cela. Quand allait-il enfin se déclarer ? Le quinquennat de Nicolas Sarkozy, débuté en fanfare, paraissait bien moribond. La crise de 2008 était passée par là, tout comme la lassitude face aux gesticulations du pouvoir et à la confusion sans cesse entretenue entre vie publique et sphère privée. Heureusement, une lumière scintillait depuis Washington : Dominique Strauss-Kahn, économiste de formation, membre du Parti socialiste depuis la fin des années 1970, ministre à deux reprises dans les années 1990, et figure d’une social-démocratie moderne et réconciliée avec la mondialisation, tenait enfin sa revanche. Alors qu’il avait été sèchement battu par Ségolène Royal lors de la désignation du candidat socialiste pour l’élection présidentielle de 2007, tous les sondeurs lui prédisaient une victoire haut la main s’il se présentait à la primaire ouverte à tous les électeurs de gauche, prévue pour l’automne 2011, selon une procédure « à l’américaine » destinée à rénover les pratiques rouillées de la démocratie française.
Puis vint, au milieu de la nuit du 14 au 15 mai, cette incroyable nouvelle, diffusée d’abord sur Twitter, ce site de microblogage dont le grand public connaissait alors à peine l’existence, puis relayée par les médias traditionnels du monde entier. L’homme providentiel, le professeur d’économie, le managing director du Fonds monétaire international capable de sauter d’avion en avion pour se porter au chevet des États au bord de la faillite, venait d’être arrêté à New York, soupçonné d’agression sexuelle et de tentative de viol sur la personne de Nafissatou Diallo, une femme de chambre arrivée en 2004 de Guinée aux États-Unis. La scène du drame était la chambre 2806 du Sofitel, une enseigne appartenant au groupe français d’hôtellerie de luxe AccorHotels (le sixième du monde par la taille), dont le site Internet indique qu’il conjugue « confort, modernité et art de vivre à la française ». La suite est bien connue, trop sans doute : la parade du prévenu menotté, barbu et hirsute, les geôles de Rikers Island, les réactions d’incompréhension et d’indignation, l’entrée en scène des communicants d’Euro RSCG – tout juste débarqués de leur vol transatlantique – et des ténors du barreau new-yorkais, le soutien sans faille apparente de son épouse, la journaliste Anne Sinclair.
À l’heure de la toute-puissance supposée des spin doctors et du storytelling, rien ne se passa comme prévu. Le 14 mai 2011 fut bien un point de bifurcation, le moment où le probable s’efface derrière l’imprévisible. L’avalanche d’images, de révélations et de contre-enquêtes, de théories complotistes ou d’interprétations psychanalytiques, le face-à-face entre le grand argentier du monde et la travailleuse immigrée africaine, tout contribuait à l’écriture, jour après jour, d’une fable moderne sur le pouvoir, le sexe et l’argent, à l’heure de la mondialisation et des réseaux sociaux, qu’aucun romancier, aussi fantasque fût-il, eût même osé échafauder. La sidération naissait de la prise de conscience que l’événement n’avait rien perdu de son potentiel de déstabilisation de la réalité et des perceptions à travers lesquelles cette dernière s’offre à nos regards. Strauss-Kahn hors jeu, empêtré dans ses déboires judiciaires et confronté à l’étalage ad nauseam de ses mœurs privées dans l’affaire du Carlton de Lille, l’histoire politique française prit un cours bien différent de celui qui avait été anticipé, de la victoire de François Hollande à la primaire de la gauche en octobre 2011 à son élection à la présidence de la République en mai 2012. La principale conséquence de cet événement global était, in fine, strictement nationale. Mais c’est précisément parce que l’événement avait eu lieu à New York, capitale financière du monde et inépuisable machine à fantasmes, dans un système judiciaire et un cadre éthique bien différents de ceux existant en France, qu’il put à ce point bouleverser l’ordre des choses et exercer son pouvoir de dévoilement. Car, au-delà des effets en chaîne qu’il produisit, l’événement fut surtout le révélateur de tendances et de dynamiques bien plus profondes, offrant comme un coup de sonde inespéré dans les tréfonds de l’imaginaire et des structures sociales. C’est bien de la France, de ses élites et de leur rapport à la mondialisation qu’il fut question au cours de ces longues semaines.
Strauss-Kahn était jusque-là l’emblème d’une France à l’aise et confiante dans la mondialisation, dont la compétence, les réseaux et l’amabilité étaient salués de toutes parts. Cette image d’ouverture et de modernité, de capacité à rassurer les milieux d’affaires et les grandes puissances, remontait aux années 1990, lorsque le député socialiste avait occupé le poste de ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie dans le gouvernement de Lionel Jospin, de 1997 à 1999. La gauche française, portée par le retour de la croissance, appliquait la réforme des trente-cinq heures, le PACS et la couverture maladie universelle, tout en privatisant et s’appuyant sur la renommée de son ministre pour vanter les mérites de sa dette vis-à-vis des investisseurs étrangers (certaines obligations du Trésor étant même rebaptisées « DSK bonds » sur les marchés). La trajectoire de Strauss-Kahn donnait un visage à cette France tournée vers le monde, polyglotte et cosmopolite, heureuse à Davos comme à Sarcelles, jusqu’à la survenue de ses premiers ennuis judiciaires au seuil des années 2000.
Il fallut attendre 2007 pour que le personnage retrouve de sa superbe. Défait à la primaire socialiste, l’ancien ministre fut propulsé à la tête du FMI, grâce au soutien de plusieurs dirigeants européens et avec l’aval du président Nicolas Sarkozy, trop heureux de pouvoir exfiltrer cet encombrant rival. Le défi à relever était à la mesure de son ambition : le FMI, alors en plein doute sur sa vocation et ses finalités, devait réformer sa gouvernance pour mieux tenir compte des puissances émergentes et de leurs revendications. Donner, en somme, à la mondialisation un visage humain, compatible avec l’espoir d’une croissance juste et stable. Strauss-Kahn était le quatrième Français à endosser ce costume, après Pierre-Paul Schweitzer (1963-1973), Jacques de Larosière (1978-1987) et Michel Camdessus (1987-2000), tous trois anciens directeurs du Trésor. Au même moment, deux inspecteurs des Finances, Jean-Claude Trichet et Pascal Lamy, présidaient aux destinées de la Banque centrale européenne et de l’Organisation mondiale du commerce. Dans cette seconde moitié des années 2000, la France formait aussi bien les architectes-régulateurs de la mondialisation que ses plus célèbres détracteurs, Pascal Lamy en même temps que José Bové.
C’est alors qu’éclata la crise des subprimes, formidable occasion pour le nouveau dirigeant de s’imposer comme l’interlocuteur privilégié des gouvernements et des marchés financiers. La clairvoyance du FMI fut un temps saluée, l’institution soutenant l’intervention massive des gouvernements pour éviter l’effondrement du système bancaire international, de peur de répéter les erreurs provoquées par l’inertie des autorités publiques dans les années 1930. Deux ans plus tard, la crise des dettes privées se transformait en crise des dettes souveraines : le FMI, sous la direction de Strauss-Kahn et de son économiste en chef, le Français Olivier Blanchard, multiplia les prêts et crédits en direction de pays en difficulté, comme l’Islande, l’Irlande ou le Portugal, en échange de réformes structurelles et d’une politique d’austérité budgétaire particulièrement douloureuse. En 2010-2011, la crise grecque menait l’Europe au bord du gouffre. Les déboires du directeur du FMI intervinrent dans un contexte d’extrême vulnérabilité financière, au moment où tous les regards se portaient vers l’institution qu’il était supposé incarner. Le choc fut finalement de moindre ampleur pour le FMI que pour les socialistes français : Strauss-Kahn remit sa démission et, quelques semaines plus tard, lui succédait une autre ministre française, Christine Lagarde. Étonnant contraste entre la réputation poussive de l’économie française, placée dans le viseur des agences de notation qui n’allaient pas tarder à dégrader sa note financière au début 2012, et la capacité de ses élites à se propulser aux plus hauts sommets de la gouvernance globale.
L’affaire du Sofitel prenait place dans une série de scandales qui, au tournant des années 2010, braquèrent les projecteurs sur les pratiques des dirigeants économiques et politiques français, mettant au jour la géographie complexe de leurs réseaux, de leurs investissements et de leurs loisirs. Après l’affaire Bettencourt, avant l’affaire Cahuzac, qui toutes deux révélèrent l’ampleur de l’évasion fiscale des hauts revenus et des gros patrimoines, le cas Strauss-Kahn montrait à sa façon l’imbrication d’une mondialisation officielle, celle de la finance et des organisations internationales, et d’une autre moins reluisante, officieuse et souterraine, celle des réseaux prostitutionnels et des bonnes adresses du libertinage mondain. Des hôtels de luxe aux clubs de strip-tease de la frontière franco-belge, d’un Dominique l’autre, cette séquence éclairait les frontières, sociales et géographiques, de la mondialisation au début du XXIe siècle.
La carrière politique de Dominique Strauss-Kahn prenait fin, entraînant dans sa chute une autre figure, mythique celle-ci : le séducteur français, le galant homme épris de belles femmes et de grandes ambitions, le French lover que rien ne semblait pouvoir arrêter, c’est tout cela qui s’effondrait aux yeux du monde et de la France dans cette affaire. Les défenseurs du code de séduction à la française, des jeux de l’amour et du badinage, tentèrent bien de mettre en accusation le puritanisme et l’hypocrisie de la morale anglo-saxonne, incapable de concevoir une relation amoureuse préservée du droit et du contrat. Mais le choc fut trop rude, la société française ne pouvant plus faire autrement que de se dessiller les yeux : beaucoup prétendirent avoir su ou vu des choses au cours des années passées, mais le fait est que très peu avaient osé les nommer. Une nouvelle « exception » française se dissolvait dans la mondialisation, celle d’une frontière étanche entre vie publique et vie privée, et d’un refus de penser le harcèlement sexuel pour ce qu’il est, une violence faite aux femmes. L’affaire du Sofitel autant que les nouvelles technologies et la circulation des normes culturelles érigeaient la transparence en nouvel impératif démocratique.
NICOLAS DELALANDE
Rawi ABDELAL, Capital Rules : The Construction of Global Finance, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2007.
Raphaëlle BACQUÉ et Ariane CHEMIN, Les Strauss-Kahn, Paris, Albin Michel, 2012.
Alexandre JAUNAIT et Frédérique MATONTI (dir.), « Consentement sexuel », dossier de la revue Raisons politiques, no 46, 2012.
Benjamin LEMOINE, L’Ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016.
Anne-Catherine WAGNER (dir.), « Le pouvoir économique. Classes sociales et modes de domination », dossier de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, no 190, 2011.