1983

La rigueur des temps


En mars 1983, François Mitterrand fait son choix : priorité doit être donnée à la lutte contre les déficits et l’inflation. C’est le point d’aboutissement de débats qui divisent les socialistes depuis 1981. La gauche devient l’instigatrice paradoxale d’une mondialisation qu’elle souhaitait pourtant infléchir.

Le 19 février 1983, François Mitterrand aurait confié à Jacques Attali, l’un de ses proches conseillers, se sentir « partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale ». Moins de deux ans après son arrivée aux affaires, le président pouvait en effet se montrer hésitant : malgré une politique de relance par la consommation, il devait faire face à une situation préoccupante – déficits et inflation, mais aussi chômage croissaient de pair –, tandis que ses partenaires européens, à commencer par le Royaume-Uni de Margaret Thatcher et l’Allemagne d’Helmut Kohl, avaient fait des choix de politique économique antagonistes. La France, membre fondateur du Système monétaire européen (SME) depuis 1979, pouvait-elle encore être souveraine en ce domaine ? Dans l’immédiat, la tenue d’élections municipales permettait de passer le sujet sous silence. Les résultats se révélèrent cependant catastrophiques pour le pouvoir en place : le RPR et l’UDF l’emportèrent largement, tandis que le FN faisait une percée historique.

François Mitterrand remania le gouvernement Mauroy pour la deuxième fois depuis 1981. Parallèlement, son ancien et nouveau ministre de l’Économie et des Finances, Jacques Delors, négocia à Bruxelles une dévaluation du franc de 2,5 % ayant pour contrepartie une réévaluation de 5,5 % du mark. Le 23 mars 1983, le président fixa le cap lors d’une allocution télévisée : « Nous n’avons pas voulu et nous ne voulons pas isoler la France de la Communauté européenne dont nous sommes partie prenante […]. Ce que j’attends [du Premier ministre] n’est pas de mettre en œuvre je ne sais quelle forme d’austérité nouvelle, mais de continuer l’œuvre entreprise adaptée à la rigueur des temps. » « Rigueur » et non « austérité », un mot bien trop associé à la politique menée par le tandem Giscard / Barre entre 1976 et 1981. Deux jours plus tard, réuni en Conseil des ministres exceptionnel, le gouvernement annonçait néanmoins une hausse des impôts, un emprunt obligatoire, une taxe sur les carburants, une vignette sur les alcools et les tabacs, l’augmentation des tarifs des entreprises publiques ainsi qu’une limitation des dépenses des touristes français à l’étranger. Ce 25 mars 1983, priorité était donc donnée à la lutte contre les déficits et l’inflation. C’est en référence à ce tour de vis que l’on parle communément d’un « tournant de la rigueur ». À l’époque, la droite considéra ces mesures avec circonspection, voire ironie : les nationalisations, les trente-neuf heures ou la retraite à soixante ans n’étaient pas remises en cause. En lieu et place d’un tournant, le gouvernement faisait du sur-place. À l’autre bord de l’échiquier politique, les remèdes prescrits divisèrent. Pour les uns, le bon sens et la raison l’avaient emporté. Aux yeux de ses adversaires, trahison et renoncement étaient au programme.

De cet épisode naquit un mythe, celui de la conversion brutale d’une gauche inexpérimentée à l’économie de marché. En réalité, parler de « tournant » se révèle, à bien des égards, exagéré. Contrairement à une légende convenue, les socialistes français ne souffraient pas d’impréparation en matière économique. Tout au long des années 1970, leur parti avait intégré dans ses commissions de travail des experts de premier plan, familiers des modèles statistiques maniés par la haute administration et le pouvoir. Ainsi de Jacques Attali, polytechnicien et énarque, auditeur au Conseil d’État et conseiller personnel de François Mitterrand, de Laurent Fabius, normalien et énarque, lui aussi auditeur au Conseil d’État, ou encore de Michel Rocard, au parcours politique plus marqué, mais également énarque et passé par le ministère des Finances. Au-delà d’un fonds commun, les économistes du PS entretenaient bien des désaccords. D’un côté, les membres du CERES (le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialistes), animé par Jean-Pierre Chevènement, entendaient faire prévaloir une grille de lecture marxiste des problèmes français. De l’autre, les rocardiens se montraient davantage soucieux de préserver le marché comme mode d’allocation des ressources. Entre les deux pôles, les mitterrandistes faisaient de la reconquête du marché intérieur une priorité et souhaitaient promouvoir les technologies de pointe. Lors de la campagne de 1981, malgré une rhétorique volontariste et marxisante, François Mitterrand décida de mettre Jacques Delors au premier plan. Ce syndicaliste chrétien, passé non seulement par le Commissariat général du plan et la Banque de France, mais aussi par le cabinet de Jacques Chaban-Delmas lorsque celui-ci était Premier ministre de Georges Pompidou, devait rassurer la haute fonction publique et Bruxelles. Car les socialistes n’ignoraient pas les contraintes que l’interdépendance économique faisait peser sur leur projet. Leur programme insistait sur les « mesures nécessaires pour que la reprise de la demande soit satisfaite par la production interne » et éviter ainsi que la contrainte extérieure ne fasse échouer la politique de relance. Les socialistes espéraient, en fait, convaincre leurs partenaires européens en s’appuyant sur le mouvement d’opinion favorable que l’avènement d’un gouvernement de gauche pourrait susciter dans toute l’Europe.

Le « tournant de la rigueur » doit être apprécié à l’aune des choix effectués après mai 1981. La politique économique s’est infléchie progressivement. Lors de son arrivée au pouvoir, François Mitterrand avait refusé de procéder à une dévaluation du franc. Contre l’avis de certains de ses ministres (Jean-Pierre Chevènement et Michel Rocard, pour une fois d’accord), il prétendait maintenir la France dans le SME, malgré les attaques dont le franc faisait l’objet et les conséquences délétères, pour les monnaies européennes, de la hausse drastique des taux d’intérêt imposée par la Réserve fédérale américaine. La situation économique se détériora rapidement. Nonobstant le maintien de Renaud de La Genière à son poste de gouverneur de la Banque de France jusqu’en 1984 et la nomination de Michel Camdessus à la tête Trésor au printemps 1982 – deux énarques qui avaient servi les pouvoirs précédents –, le gouvernement n’obtint pas la confiance des marchés financiers. Une première dévaluation intervint le 4 octobre 1981 (le franc perdait 8,5 % par rapport au mark), une seconde le 12 juin 1982 (5,75 % cette fois-ci). Elle s’accompagna d’un blocage des prix et des salaires, entre juin et novembre 1982, ainsi que de la fixation d’un objectif de 3 % du PIB pour le déficit budgétaire. Un critère, tout à fait arbitraire, qui passa néanmoins à la postérité en étant repris dans divers traités européens, de Maastricht (1992) à Lisbonne (2007).

Jacques Delors, qui réclamait déjà en novembre 1981 une « pause » dans la mise en œuvre des réformes sociales, semble l’avoir emporté dès 1982. Le président Mitterrand n’a pas pour autant cessé de dialoguer avec les partisans d’une autre politique. C’était le cas notamment du patron Jean Riboud, dirigeant de Schlumberger, qui prônait une sortie du SME assortie d’une baisse des taux d’intérêt. Ceux que Pierre Mauroy a surnommés les « visiteurs du soir » n’obtinrent cependant pas gain de cause. Du reste, certains ministres initialement favorables au « flottement » du franc changèrent de position. Ce fut, par exemple, le cas de Laurent Fabius et de Pierre Bérégovoy, convaincus par Michel Camdessus. Les événements de mars 1983 forment donc davantage « un point d’aboutissement qu’un point de rupture » (Matthieu Tracol). D’une part, les difficultés rencontrées avaient été anticipées. D’autre part, les décisions annoncées s’inscrivaient dans le prolongement des précédentes.

Mars 1983 n’en reste pas moins une date clé. Symboliquement, la parenthèse ouverte en mai 1981 se refermait. Comme sous Valéry Giscard d’Estaing, la lutte contre l’inflation s’imposait à nouveau comme le principal objectif de la politique économique et supplantait donc la recherche du plein-emploi. Les solutions keynésiennes semblaient désormais impuissantes, dans une économie maintenue volontairement ouverte, et la vague néolibérale, qui avait déjà déferlé sur l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis, mais aussi la France, lors de l’expérience Barre, entamait son retour. Le ressac fut d’autant plus violent que la gauche lui avait frayé la voie. En janvier 1984, le gouvernement promulguait ainsi la loi bancaire engageant la libéralisation de ce secteur. Quand la droite revint au pouvoir en 1986, elle privatisa, libéralisa et déréglementa. La gauche prit sa revanche en 1988. Mais sur le plan de la politique économique, la stratégie dite de « désinflation compétitive » demeura. Elle visait à contenir l’inflation et accroître les marges des entreprises. Au nom de l’Europe, la France s’était arrimée à l’Allemagne et avait renoncé à sa souveraineté monétaire.

Architecte de la politique de rigueur en France, Jacques Delors fut porté à la tête de la Commission européenne en janvier 1985. Durant son long mandat (1985-1995), la Communauté économique européenne se transforma en Union européenne, l’Acte unique (1986) et le traité de Maastricht (1992) donnèrent naissance au marché et à la monnaie uniques. En janvier 1987, Michel Camdessus devient directeur général du Fonds monétaire international. Sous sa houlette, de nombreux pays du Sud durent procéder à des politiques d’ajustement structurel : les crédits du FMI étaient accordés de manière progressive et à la condition que soient appliquées des mesures de libéralisation. Singulier paradoxe de la gauche française, qui « a fait beaucoup plus que se laisser briser par les réalités de la mondialisation », selon l’économiste Rawi Abdelal : elle en a été l’une des principales instigatrices.

FRANÇOIS DENORD