1936

Nouvelle donne


Le 3 mai 1936, le Front populaire remporte les élections. Dans une Europe en crise, rongée par le fascisme et la xénophobie, Léon Blum lance un ambitieux programme de réformes. Cette expérience, loin d’être isolée, témoigne de la difficulté à concilier patriotisme et internationalisme.

« Je suis français », se défendit, une nouvelle fois, Léon Blum à la « une » du Populaire le 19 novembre 1938. Énième mise au point, au milieu d’un flot de rumeurs et d’injures : « Aussi loin qu’il soit possible de remonter dans l’histoire d’une famille plus que modeste, mon ascendance est purement française. » Pour nombre de ses détracteurs, la politique du Front populaire ne pouvait tout simplement pas être française : orchestrée par un juif, dictée depuis Moscou, inspirée des pires doctrines économiques étrangères, elle était nécessairement le fruit d’un complot ourdi hors des frontières. Et ce alors même que le gouvernement de Front populaire était né d’une victoire électorale historique les 26 avril et 3 mai 1936, prolongée jusqu’à l’été par une vague d’enthousiasme – sensible jusqu’en Algérie où militants de gauche et membres du Congrès musulman algérien esquissèrent des projets de réforme de la colonisation – et un mouvement social sans précédent.

Ce lieu de mémoire est passé à la postérité comme un symbole des dissensions franco-françaises qui allaient précipiter le désastre de 1940. Pourtant, l’événement était loin d’être seulement hexagonal : d’autres pays (l’Espagne républicaine avec la victoire électorale de la coalition menée par Manuel Azaña en février 1936, le Chili avec l’élection de Pedro Aguirre Cerda en 1938) eurent aussi leur Frente Popular, et partout, en Europe et aux Amériques, se posait la question des choix politiques, économiques et géopolitiques à adopter face à la crise du capitalisme libéral et à la montée des fascismes. Le Front populaire ne fut pas vraiment cette parenthèse enchantée que les récits décrivent parfois, cette « embellie » ou cette « échappée », qui serait ensuite venue se fracasser contre la réalité du monde. Dès sa formation en 1934-1935, la coalition rassemblant socialistes, communistes et radicaux, ainsi que de multiples syndicats et associations, avait pour objectif d’améliorer le sort des classes ouvrières et de protéger les libertés dans un esprit internationaliste. 1936 mettait donc à l’épreuve la capacité de la gauche à concilier patriotisme et internationalisme, défense du pouvoir d’achat et ouverture sur l’économie mondiale, réformes sociales et redressement militaire. Il revenait à Léon Blum, trente ans après la partition composée par Jean Jaurès, de mettre en musique cette délicate synthèse.

Impossible de comprendre la genèse du Front populaire français sans l’inscrire dans la lutte globale qui sévissait depuis 1933 entre fascisme, communisme et démocratie. L’arrivée au pouvoir de Hitler avait rapidement conduit à l’arrestation des communistes et à l’exil des grandes figures du socialisme allemand. Au début du mois de février 1934 eut lieu à Vienne une insurrection ouvrière, ultime tentative de la gauche autrichienne pour s’opposer à la dérive autoritaire du chancelier Dollfuss. À Paris, la journée du 6 février 1934 montra que la République était fragile, sinon mortelle. De partout convergeaient les signaux d’alerte : les régimes fascistes et autoritaires, jusqu’au Japon, avaient le vent en poupe, la démocratie ne tenait plus qu’à un fil. La France devint l’épicentre d’une possible résistance, même si la situation, sur fond de scandales politico-financiers et de langueur économique, n’était pas reluisante. La grande manifestation des forces de gauche, le 12 février 1934, indiquait que tout espoir n’était peut-être pas perdu. Des rangs militants se levait une aspiration à l’unité des gauches, par-delà la faille béante creusée en 1920. La société civile se mobilisait : le Comité Amsterdam-Pleyel (1932-1933), le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (1934), la Ligue des droits de l’homme ou la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) s’efforçaient d’éveiller les consciences et, surtout, de les organiser.

Le déclic politique, on le sait, vint de Moscou. Staline et Georgi Dimitrov, le nouveau dirigeant de l’Internationale communiste, s’inquiétaient de l’isolement croissant de l’URSS en Europe. En 1934 fut amorcé un changement complet de stratégie : les communistes ne devaient plus s’opposer en premier lieu aux « sociaux-traîtres », mais s’allier à eux dans la lutte contre le fascisme. Le VIIe congrès de l’Internationale communiste, en juillet-août 1935, officialisa cette nouvelle ligne, que ses émissaires (en France, Eugen Fried, connu sous le nom de « camarade Clément ») devaient encourager. Un brin déboussolé, Maurice Thorez prit de lui-même l’initiative d’étendre ce front uni jusqu’aux radicaux. Aux côtés de Blum et d’Édouard Daladier, il lança le Rassemblement populaire. Ce rapprochement entre anciens frères ennemis n’eut pas lieu, cependant, partout en Europe. En Belgique, les socialistes Henri de Man et Paul-Henri Spaak participaient au gouvernement de coalition du catholique Paul Van Zeeland en 1935, sans le soutien des communistes. Dans beaucoup de pays, la brèche entre sociaux-démocrates et communistes demeurait bien trop profonde pour être si rapidement colmatée.

Paris faisait alors figure de capitale des exilés politiques et des réfugiés juifs qui fuyaient les régimes autoritaires et les premières persécutions. La droite française dénonçait sans vergogne une « invasion », dans un contexte de très fort repli identitaire et de crispation des professions juridiques et médicales, par exemple. Si la politique d’accueil du Front populaire resta prudente (un arrangement provisoire fut signé en juillet 1936 pour améliorer, temporairement, la protection des réfugiés d’Allemagne), l’entraide fut assurée par le vaste tissu militant, associatif et syndical qui le composait. Le déclenchement de la guerre civile espagnole, en juillet 1936, mit sur la route des milliers de réfugiés. La CGT et d’autres organisations développèrent un réseau de solidarité pour accueillir les enfants de républicains espagnols (15 000 environ furent évacués vers la France), quelques années avant la grande Retirada qui se déroula dans un contexte plus dramatique encore, avec l’internement de nombreux réfugiés dans les camps du sud de la France à partir de 1939. Le sol français n’était pas, pour tous, un havre de paix ; la haine fasciste y poursuivait encore ceux qui avaient pris le chemin de l’exil. En juin 1937, les frères Carlo et Nello Rosselli, animateurs du mouvement Giustizia e Libertà et tenants d’un socialisme libéral, furent assassinés à Bagnoles-de-l’Orne par un commando de membres de la Cagoule, probablement pilotés par l’Italie fasciste. La guerre civile européenne n’avait déjà plus de frontières.

Ces tensions internationales n’empêchèrent pas le gouvernement de Léon Blum de mettre en place, au printemps et à l’été 1936, un programme de réformes économiques et sociales extrêmement ambitieux. Ses détracteurs l’ont ensuite accusé d’avoir affaibli la puissance et l’économie nationales, comme si la défaite de 1940 naissait tout droit de la semaine de quarante heures, des congés payés ou des conventions collectives. Ce jugement à courte vue, balayé par Marc Bloch dans L’Étrange défaite (1940) et par tant d’autres après lui, passe à côté de l’essentiel : le Front populaire fut une tentative de réponse, parmi de multiples autres, à la crise globale du capitalisme libéral qui s’était propagée depuis 1929. Il ne se trouvait plus grand monde, au milieu des années 1930, pour défendre les grands principes de l’orthodoxie libérale (déflation à marche forcée, coupes budgétaires, libre circulation des capitaux). Entre la faillite du libre-échange (les historiens parlent, au sujet des années 1930, d’une période de « démondialisation ») et l’aura grandissante des modèles d’encadrement autoritaire de l’économie (planification soviétique, dirigisme nazi et totalitarisme italien), une voie intermédiaire et étroite devait s’inventer, permettant de concilier capitalisme et démocratie. Cette « grande transformation » (Karl Polanyi), qui allait donner naissance aux économies mixtes de l’après-guerre, était encore à l’époque dans une phase d’expérimentation et de tâtonnements. Blum et ses proches conseillers avaient observé de près l’arrivée au pouvoir de Franklin D. Roosevelt aux États-Unis en 1933. L’intervention de l’État fédéral, la régulation bancaire et la Sécurité sociale (1935) étaient défendues par les Démocrates américains, qui n’avaient rien de dangereux communistes ni même de timides socialistes. En Suède s’inventait pas à pas le compromis social-démocrate qui ferait ensuite figure de « modèle ». Et ce n’est pas seulement en France, mais aussi en Belgique, qu’une gigantesque grève générale se conclut en juin 1936 par l’adoption de la semaine de quarante heures et des augmentations de salaires.

Assistait-on aux premiers pas de la « révolution keynésienne » ? Il était bien trop tôt pour le dire : le grand économiste de Cambridge fit paraître sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie au début de l’année 1936, et peu nombreux étaient ceux qui, dans les cercles dirigeants (à l’exception, en France, d’un Georges Boris, inspirateur du programme économique du second gouvernement Blum en mars-avril 1938), en mesuraient déjà toutes les conséquences. Avec la dévaluation de septembre 1936, Blum et Vincent Auriol furent à nouveau accusés de brader la souveraineté nationale. En réalité, depuis la suspension de la convertibilité-or de la livre et du dollar en 1931 et 1933, plus personne ne croyait à la stabilité intrinsèque de la monnaie. Le Front populaire, loin d’appartenir au passé, expérimentait ce que les historiens anglo-saxons perçoivent comme un véritable New Deal français, laboratoire d’une transformation radicale des relations entre l’État, le marché et la société civile qui allait trouver un prolongement dans le programme du Conseil national de la résistance, puis dans les mesures prises à la Libération.

Jamais, sans doute, les membres d’un gouvernement ne furent l’objet d’autant d’attaques et de calomnies, jusqu’au tragique suicide du ministre de l’Intérieur Roger Salengro. L’antipatriotisme n’était pourtant pas là où on le pensait : la « pause » de février 1937 et la suspension des projets de réforme s’expliquaient par le refus de Blum de sacrifier les dépenses de réarmement et d’imposer de manière unilatérale le contrôle des capitaux – lesquels s’étaient, de façon fort peu patriotique, prestement dérobés de l’autre côté de la frontière franco-helvétique. La célèbre phrase de Jaurès (« Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène ») ne sonna sans doute jamais aussi juste que durant ces années où tant de repères et de certitudes vacillèrent.

NICOLAS DELALANDE