La commémoration universaliste de la scène fondatrice de 1789 en France entre en résonance avec les mouvements démocratiques de 1989 à travers le monde, de la Chine à Berlin. Les mémoires contradictoires de la prise de la Bastille font écho à un certain retour de l’évènement, sinon de l’histoire, qui n’a désormais plus la Révolution pour motif.
C’est en 1978 que François Furet publie Penser la Révolution française, dont le premier chapitre s’intitule : « La Révolution est terminée ». L’argumentaire se déploie sur deux champs complémentaires. Le premier est scientifique : considérer que la Révolution française est terminée est conçu comme la condition nécessaire pour la refroidir et rompre avec la « vulgate jacobino-bolchevique » qui, au lieu de l’étudier, non seulement la commémore mais de surcroît partage les illusions des contemporains sur la toute-puissance de la politique à changer la société, voire l’homme lui-même, et refuse de lire la violence révolutionnaire comme l’expression d’un système, d’une idéologie, alors que le « Goulag conduit à repenser la Terreur en vertu d’une identité de projet ». Le second est directement politique : accepter que la Révolution soit terminée est une façon d’en finir avec la culture du conflit héritée de cette période et de poser les fondements d’une recherche du consensus et du compromis propre aux démocraties libérales contemporaines – thème développé plus spécifiquement en 1988 par François Furet, Pierre Rosanvallon et Jacques Julliard dans La République du centre et qui doit fournir à la deuxième gauche la profondeur historique qui lui fait défaut.
Si la sentence furétienne fait encore scandale en 1978, à la veille du Bicentenaire elle est presque reçue comme une évidence tant l’idée révolutionnaire est en crise. Entre-temps, en effet, l’Union de la gauche a vécu, le Parti communiste a été réduit à moins de 15 %, le tournant de la rigueur de 1984 a de nouveau creusé le fossé entre le discours de la gauche et ses pratiques gouvernementales. L’URSS quant à elle s’engage, sous la houlette de Mikhaïl Gorbatchev, dans un vaste programme de réformes dont le premier effet est de mettre à nu les incohérences de la gestion soviétique, tandis que l’ouverture des archives permet de documenter l’histoire du régime et notamment celle de ses pages tragiques. L’extrême droite, et une droite moins extrême, popularisent alors l’image d’une Révolution matrice des totalitarismes, tandis que les massacres des guerres de Vendée sont présentés comme le premier génocide contemporain. Plus globalement, l’heure est au désenchantement de la politique et, dès l’été 1989, Francis Fukuyama lance la thématique de la « fin de l’histoire ». Les penseurs de la postmodernité, quant à eux, diagnostiquent une crise des « grands récits », qu’il s’agisse de la nation, du progrès et bien sûr du socialisme. Pour certains d’entre eux, le repli sur la sphère privée doit désormais prévaloir sur l’action collective. Ainsi, pour Gilles Lipovetsky, dans L’Ère du vide (1983), la postmodernité, « seconde révolution individualiste [qui se caractérise par] une privatisation élargie, l’érosion des identités sociales, la désaffection idéologique et politique, la déstabilisation des personnalités », ouvre l’ère du jeu, de l’humour, d’un hédonisme véritable loin des contraintes des pensées de l’histoire et des sociétés holistes.
Dans ce contexte, commémorer la Révolution est presque un non-sens, celle-ci n’étant plus une promesse, un horizon d’attente. Il est entendu par une large partie des médias que le rendez-vous commémoratif ne pourra qu’être ringard et anachronique.
Dans ce contexte, les propositions de François Furet qui érige son courant en « école critique » et prêche, sinon l’abstention, du moins une forte réserve commémorative, car il faut opter entre commémorer et connaître, sont bien reçues. Michel Baroin et Edgar Faure, les deux premiers présidents de la Mission du Bicentenaire, tous deux décédés avant que ne s’ouvre l’année 1989, choisissent de promouvoir une commémoration prospective articulant une réflexion sur les droits de l’homme et sur « la mutation extragénétique [qui va produire] l’homme du troisième millénaire », une commémoration qu’ils souhaitent « asymptote à l’unanimisme ». Ainsi Edgar Faure propose-t-il de célébrer « cet extraordinaire mouvement consensuel qui s’est manifesté en France entre le 13 juillet 1789 au soir et le 15 juillet au matin ». Oracle de l’achèvement-épuisement de la Révolution française – et au-delà du temps des révolutions –, François Furet est rapidement sacré par les médias « roi du Bicentenaire ».
Mais la sentence de François Furet, « La Révolution française est terminée », est aussi une sorte de deuil du rôle mondial de la France et à ce titre ne pouvait, du point de vue de l’État, devenir un axe de cette forme de communication politique qu’est aussi une commémoration.
Réélu en 1988, François Mitterrand confie la direction de la Mission à Jean-Noël Jeanneney qui entend célébrer « le versant lumineux de la Révolution ». Comme lors des commémorations précédentes, le calendrier commémoratif est certes limité à l’année 1789, mais le nouveau président prend plus appui sur l’historiographie économique et sociale – désormais très largement ouverte au culturel – et sur son chef de file, Michel Vovelle, que sur le courant critique.
Pour prouver que la Révolution n’est pas un objet froid, le directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française arpente inlassablement le monde et effectue en deux ans soixante-dix missions à l’étranger et met en avant les trois cent vingt colloques qui s’y déroulent ; tandis que de son côté Jean-Noël Jeanneney, pour démontrer que la commémoration n’est pas atone, s’appuie sur l’engouement commémoratif qui saisit les régions où le Bicentenaire occupe une place de choix dans les politiques culturelles en développement et sur l’écho de la Révolution dans le monde où se sont constitués une cinquantaine de comités nationaux.
Il s’agit de montrer que, si en France certains peuvent considérer la Révolution comme épuisée, celle-ci demeure une référence universelle actuelle. Le film Journal du Bicentenaire de Serge Moati, que finance la Mission et qui est diffusé à la télévision à la fin de l’année, fait ainsi une part importante à la réception chaleureuse de l’invitation commémorative dans de nombreux pays. Il s’attarde particulièrement sur celle qui se déroule au Chili où des intellectuels et artistes chiliens récitent avec ferveur la Déclaration des droits de l’homme. De même, la commande passée à Jean-Paul Goude pour le défilé-spectacle du 14 Juillet, loin de toute reconstitution analogique, est celle d’une fédération universelle qui associe à travers des stéréotypes affectueux tous les peuples de la terre, annonçant un « métissage planétaire » déjà à l’œuvre par le biais de la musique. Et quand le succès de la revue Goude est assuré, François Mitterrand, qui a réuni en sommet les dirigeants des pays les plus riches et ceux des pays les plus pauvres, ne se prive pas de répondre aux propos de Margaret Thatcher rappelant l’antériorité de la Révolution anglaise, en ironisant sur le fait qu’il n’y peut rien si les peuples du monde se reconnaissent dans la Révolution française et non dans une autre.
Mais c’est bien sûr l’histoire en marche qui réactive le jeu des analogies entre la Révolution française et ce qui se produit dans le monde. De ce point de vue, l’année 1989 n’est pas avare. Du 15 avril au 4 juin 1989, des étudiants chinois occupent la place Tian’anmen et y érigent la statue d’une déesse de la démocratie avant d’être écrasés par la répression. En Europe de l’Est, Mikhaïl Gorbatchev choisissant de ne pas intervenir dans les affaires politiques intérieures des pays frères, les événements prennent un tour différent. Un à un, les États socialistes implosent sous la pression de la population. La géographie politique héritée de la Seconde Guerre mondiale est balayée. Cette fois, le vent de l’histoire semble clément. À part en Roumanie, les anciens dirigeants ne résistent guère, les révolutions sont de velours. À la surprise de 1789 semble répondre la surprise de 1989 et, à la prise de la Bastille, la chute du Mur. Mais s’agit-il de révolutions ou de dé-révolutions ? de contre-révolutions ? Comment qualifier ces événements ?
Pour François Furet les événements de 1989 sonnent comme une validation de ses propositions : « Par une sorte de blague de l’histoire en cette fin du XXe siècle, tout a conspiré à placer le bicentenaire de la Révolution française sous le double signe de la célébration du message de 1789 et de l’abandon de la culture politique révolutionnaire. » Il reste à étudier « l’énigme » de la persistance de celle-ci au-delà du moment où la Troisième République s’enracine.
Pour Edgar Morin, 1989 est seulement la clôture du cycle inauguré en 1917 : « À l’échelle de la planète, la tortue 1789 a rattrapé et dépassé le lièvre 1917. Plus que la France, c’est le monde qui a fêté dignement la Révolution. Mieux encore : nous avons vu clairement en 1989 que 1789 était catapulté du passé vers l’avenir, tandis que 1917 se décomposait de façon hallucinante. »
C’est bien sûr à cette dernière lecture que se rallie le gouvernement car elle seule est susceptible de susciter l’émotion et de recomposer – même provisoirement – un horizon politique. Dès le 14 juillet, à la suite du massacre de la place Tian’anmen, la parade Goude est ouverte par un immense tambour chinois drapé de noir accompagné par des individus silencieux porteurs des idéogrammes « Liberté, égalité, fraternité » en lieu et place de la chorégraphie initialement prévue, mais c’est lors des panthéonisations du Bicentenaire qui ont lieu en décembre 1989 que le message est asséné avec le plus de force par la voix de Jack Lang : « Lorsqu’un ordre se décompose, quand les peuples soulevés agissent avec la fulgurance de la pensée et pensent au rythme de leurs espoirs, lorsque tout se précipite et se radicalise. 1789 renaît à Prague en 1989, à Berlin en 1989, à Moscou en 1989, à Budapest, à Sofia, à Santiago du Chili, à Pékin en 1989. Qui eût pu imaginer, lorsque s’ouvraient en janvier les fêtes du Bicentenaire, que 1989 verrait la révolution en marche sur les routes du globe ? Année sans pareille. Prenons le temps de nous émerveiller ! Quelle chance pour nous de vivre ce prodigieux moment ! Ce soir n’est pas le final du Bicentenaire. Ce soir est un prélude : une manière d’ouverture à ce troisième siècle de nos libertés en devenir. »
Si l’emphase du discours de Jack Lang est largement induite par la conjoncture commémorative et la volonté de conserver ce formidable capital symbolique que constitue pour la France sa Révolution, il ne marque pas moins le fait que la Révolution française demeure une ressource pour penser l’histoire qui se fait, qu’elle reste actualisable indépendamment de la grille de lecture issue des appropriations et instrumentalisations politiques qui se sont sédimentées au XXe siècle. Ainsi ni le cycle des lectures historiennes de la Révolution, ni celui de ses usages sociaux ne sont clos.
PATRICK GARCIA
Jean-Numa DUCANGE, La Révolution française et l’histoire du monde. Deux siècles de débats historiques et politiques (1815-1991), Paris, Armand Colin, 2014.
Ulf ENGEL, Frank HADLER et Matthias MIDDELL (dir.), 1989 in a Global Perspective, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2015.
Patrick GARCIA, Le Bicentenaire de la Révolution française. Pratiques sociales d’une commémoration, Paris, CNRS Éditions, 2000.
Tony JUDT, Après guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945, Paris, Armand Colin, 2007.
Steven L. KAPLAN, Adieu 89, Paris, Fayard, 1993.