Le coup d’État associé à la chute de Robespierre le 27 juillet 1794 constitue un double écran quant à la perception de la Révolution française en Europe. Il permet aux coalisés de justifier leur combat contre la France tout en réservant à cette dernière le monopole d’une politique de répression, sinon de « Terreur », alors pratiquée par de nombreux États depuis les années 1780.
Peu de périodes aussi courtes ont autant attisé les passions que celle qui s’étend du printemps 1793 à l’été 1794. Son nom, car elle fait partie des rares portions du temps national à être distinguée par un chrononyme, délimite l’existence d’une séquence aussi noire qu’effrayante : la « Terreur » ou, en anglais, « The Reign of Terror ». Quatre ans après l’enthousiasme de la prise de la Bastille, la Révolution française aurait basculé dans un nouveau type de dictature totale, portée par l’idéologie jacobine et incarnée par Robespierre, plongeant le pays dans la violence générale, inaugurant, pour certains, le Goulag et les totalitarismes. La Terreur, une exception française ? Pour corriger cette idée reçue, il faut remonter le cours de cette légende, née au cœur de l’été 1794. Il faut plus précisément s’attarder sur les heures qui suivent le 27 juillet 1794 (9 thermidor an II), lorsque ceux qui viennent de faire exécuter Robespierre et ses complices défilent aux tribunes des diverses assemblées pour justifier leur magistral coup politique et inventer, collectivement, une des fictions les plus tenaces de l’histoire française et occidentale.
Cette histoire est assez simple. Dès le 29 juillet, Barère accuse Robespierre d’avoir gouverné la France par le moyen d’une « centralisation totale ». Le 28 août, Tallien lance l’expression « système de la terreur » et, le lendemain, Lecointre parle avec effroi d’un « système d’oppression et de terreur ». Préparé depuis plusieurs mois par de multiples attaques personnelles et plusieurs campagnes de déstabilisation, conforté par les rumeurs selon lesquelles Robespierre s’apprêtait à se faire couronner et à rétablir l’Ancien Régime, le récit fabriqué par ceux qui, malgré leur diversité, trouvent alors un nom commun (les « thermidoriens »), ne correspond pas à la réalité : personnage très populaire et influent comme l’avaient été Danton ou Marat avant lui, Robespierre ne disposait d’aucun pouvoir particulier et ne briguait ni la dictature personnelle, ni le trône. Pourtant, au cœur de l’été 1794, cette légende s’impose aussitôt en France comme à l’étranger car elle débloque une situation particulièrement compliquée.
Pour de nombreux États européens, il s’agit d’une aubaine : l’aveu, fait par les Français eux-mêmes, que la « Terreur » a bel et bien existé prouve l’existence du monstre qu’était devenue la Révolution française et justifie la guerre menée contre elle depuis 1792. En France, la fiction selon laquelle Robespierre devait nécessairement mourir pour sauver les principaux acquis de 1789 permet d’amorcer une sortie de crise en focalisant l’horreur des violences sur un homme et son clan – aussi inventé ce dernier soit-il – tout en préservant le régime républicain, désormais tourné contre l’idée même de radicalité et de révolution. Cette histoire accouchera d’un nouveau régime : le Directoire.
Pourtant, cette date que l’on appelle encore familièrement le « 9 thermidor » n’est pas la rupture que l’on décrit souvent. Pendant de longs mois, les principales structures du régime d’exception, échafaudées depuis le printemps 1793 en raison de la guerre et de la guerre civile, celles-là mêmes que les thermidoriens montrent du doigt en visant Robespierre, sont pourtant laissées en place. Pendant de longs mois donc, et au-delà des mots, la répression politique continue de s’exercer contre celles et ceux qui s’opposent publiquement au régime : la loi de « grande police » présentée par Sieyès au printemps 1795 est au moins aussi répressive que celles qui avaient été votées pendant la période pourtant supposée close de la « Terreur ». Alors que les tensions et les violences demeurent impossibles à juguler, ce ne sont donc que les apparences du « retour à l’ordre » qui permettent à la Convention d’assurer une autre transition politique. En théorie permise par le sacrifice des robespierristes et le rejet du passé immédiat, l’avènement de la paix et de la réconciliation n’est qu’illusoire, tant le nouveau régime directorial se fonde sur la répression de tous les radicaux et sur l’exclusion des classes populaires, qui composent l’essentiel de la nation.
Et pourtant, pour beaucoup, ce régime, aussi imparfait soit-il, vaut bien mieux que la « Terreur », dont la légende noire inspire un imaginaire morbide dans toute l’Europe des années 1790 et 1800, influençant le roman gothique et le romantisme. Si cette fiction politique franco-européenne s’impose aussi facilement, c’est qu’elle rencontre un imaginaire venu de bien plus loin, échafaudé dans l’Europe du siècle précédent.
Bien avant les années 1790, la « terreur » est un mot à la mode dans toute l’Europe. Évoquant depuis longtemps la crainte des châtiments de Dieu, le terme désigne aussi l’effet de sidération et de paralysie, supérieur à la peur, par lequel les gouvernements despotiques dominent les populations et les empêchent de se rebeller. De plus en plus employé en politique, en littérature, en sciences et en esthétique après les années 1750, le mot « terreur » contribue par ailleurs à élargir la palette de l’exploration des émotions humaines, qui passionnent de plus en plus les savants, mais aussi les théoriciens du gouvernement, qui cherchent à contrôler les corps comme les esprits.
Dans toute l’Europe, des juristes et des philosophes affirment par exemple que le gouvernement civilisé consiste à terroriser préventivement ceux qui menacent l’ordre public afin de les réduire à l’impuissance, plutôt que de les réprimer après coup. Dans ces laboratoires des Lumières que sont l’Angleterre, les Provinces-Unies, Naples, Genève ou les Pays-Bas autrichiens, la pédagogie politique de la peur extrême, assurée par une mise en spectacle quotidienne des peines, permet de dissuader le crime et d’éviter autant que possible l’usage de la force publique ou même de la violence directe : à Genève, les différentes réformes pénales visent ainsi à « terrifier le crime ». Ainsi, bien avant 1793, la « terreur » est devenue un outil de gouvernement controversé, tantôt stigmatisé comme une trace de barbarie, tantôt pratiqué comme une technique de domination et de maintien de l’ordre visant à économiser l’usage réel de la violence.
Cette polysémie explique que dès 1789, lorsque débute la Révolution en France, le mot soit employé par les partisans de l’Ancien Régime, pour dénoncer les violences des patriotes ou pour souhaiter le rétablissement d’une forte autorité, susceptible de restaurer l’ordre. Dans le camp d’en face, la terreur est parfois revendiquée : la terreur, c’est aussi celle que les bons patriotes doivent savoir infliger aux ennemis de la nation afin d’assurer le salut public. Lorsqu’en 1793 la guerre civile éclate, il devient encore plus urgent de retourner la terreur contre les « terroristes » : la dictature de salut public et l’état d’exception graduellement mis en place visent autant à terroriser qu’à vraiment éliminer les contre-révolutionnaires, comme l’explique Danton dans une formule restée célèbre (« Soyons terribles pour dispenser au peuple de l’être », 10 mars 1793) ou Billaud-Varenne lorsqu’il théorise la « terreur-réplique ». Dans toutes les cours d’Europe, il semble alors évident que les Français ont joué avec le feu et cherchent à transformer l’émotion humaine la plus puissante en véritable système de gouvernement. Pourtant, cet échafaudage de mesures d’exception, cette sortie provisoire du temps politique ordinaire, ces dénonciateurs de la « Terreur » française le connaissent eux-mêmes souvent, pour le voir appliqué dans leurs propres pays en temps de crise.
Parce qu’elle débouche aussitôt sur une crise internationale qui risque de déstabiliser les équilibres en Europe mais aussi dans chaque pays, la Révolution française provoque une vague de répression générale ciblant violemment ceux qui semblent pouvoir se convertir aux idées radicales. Dans ce climat de suspicion généralisée, la terreur fait partie des outils de répression couramment utilisés par les États en guerre avec la France.
Vu par les patriotes européens comme le pays des libertés constitutionnelles, l’Angleterre n’échappe pas à ce tournant autoritaire, contemporain de la « Terreur » française. Dès 1792, une politique très répressive se déploie contre la possible propagation du « complot jacobin ». Un état d’exception se met en place : en juin 1792, le Middlesex Justices Act centralise la police et la place sous l’autorité du gouvernement. Violemment débattue au Parlement par ceux qui y voient une trahison des libertés fondamentales, la « clause D » autorise par exemple les magistrats de police et de justice à réaliser des arrestations préventives sur les personnes simplement « suspectées d’avoir de mauvaises intentions ». En mai 1794, l’Habeas corpus (1679) est suspendu, faisant de la « trahison » un crime exceptionnel, permettant aussi à la police de détenir plus longtemps un individu avant son jugement. Dans cette société aux équilibres précaires, des dizaines de milliers d’individus sont surveillés comme « suspects ». Répondant à une même situation de guerre et de crise internationale, les législations anglaise et française convergent en même temps vers une répression envers les étrangers, identifiés à des ennemis. Dans les espaces coloniaux, les pratiques de terreur semblent être plus courantes encore : alors que les populations rebelles des Antilles françaises font l’objet de violences extrêmes, la presque totalité de l’Irlande coloniale est placée sous des lois d’exception entre 1796 et 1798, la répression militaire anglaise faisant plusieurs dizaines de milliers de victimes en quelques mois.
À peu près au même moment, en 1798, mais dans un contexte de paix, pour se protéger des migrations révolutionnaires venues d’Europe, le gouvernement fédéral américain institue quant à lui des lois extraordinaires remettant en cause les droits affirmés dans la Constitution. Les écrits séditieux et les étrangers sont réprimés (Alien and Sedition Acts) et les membres du Congrès sont surveillés. Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, en Hollande, les radicaux et les modérés se combattent violemment, par l’intermédiaire d’une série de lois d’exception, dénoncées par chaque camp comme autant de mesures de « terreur ». Quant à lui, le gouvernement autrichien en termine avec les expérimentations libérales tentées depuis les années 1780 dans les périphéries belges. Ainsi, les guerres révolutionnaires provoquent bien un tournant autoritaire dans toute l’Europe.
Dans ce contexte global, la Dictature de Salut Public française ne se distingue qu’en partie. La Révolution qui a éclaté dans ce pays n’est que le dernier d’une série de mouvements qui ont secoué une partie de l’Europe dans les années 1780, mais, plus radical et déstabilisant que les autres, celui-ci libère des conflits d’une tout autre ampleur. Mises en place dans un contexte de guerre européenne et de guerre civile, les mesures d’exception françaises sont donc particulièrement radicales : en un an et demi, 35 000 à 45 000 individus sont exécutés pour crimes politiques. Toutefois, ça n’est pas par cette répression que l’état d’exception français se distingue réellement des autres. Dans ce pays plus qu’ailleurs, les classes populaires sont devenues des actrices majeures des événements. À partir de 1792, elles demandent des contreparties judiciaires et sociales en échange de leur mobilisation, sans laquelle le régime ne peut survivre. La politique de salut public menée en 1793 et 1794 se traduit donc aussi par des politiques de redistribution et de cohésion sociale inédites à cette échelle. Ainsi, derrière le cliché de la « Terreur » française, se profile une histoire un peu plus complexe, plus européenne aussi, des transitions ou sorties du temps ordinaire du contrat politique commun, lorsque celui-ci se trouve ébranlé par une crise exceptionnelle, dont les révolutions, les guerres et les guerres civiles font partie.
GUILLAUME MAZEAU
Bronislaw BACZKO, Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard, 1989.
Françoise BRUNEL, Thermidor : la chute de Robespierre (1794), Bruxelles, Complexe, 1989.
Annie JOURDAN, « Les discours de la terreur à l’époque révolutionnaire (1776-1798). Étude comparative sur une notion ambiguë », French Historical Studies, vol. 36, no 1, 2013, p. 51-82.
Jean-Clément MARTIN, La Terreur, part maudite de la Révolution, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 2010.
Guillaume MAZEAU, « La “Terreur”, laboratoire de la modernité », in Jean-Luc CHAPPEY, Bernard GAINOT, Guillaume MAZEAU, Frédéric RÉGENT et Pierre SERNA, Pour quoi faire la Révolution, Marseille, Agone, 2012.