1858

Terre d’apparitions


Quatre ans après sa proclamation comme dogme de l’Église, l’« Immaculée Conception » apparaît le 25 mars 1858 à une jeune fille, Bernadette Soubirous, à Lourdes, petite ville des Hautes-Pyrénées. Aux confins du monde souterrain et céleste, l’apparition s’adapte à un monde médiatisé par la presse et la photographie.

« Dieu n’est pas un personnage de l’histoire » avait l’habitude de dire, au début du XXe siècle, à l’époque de la crise moderniste, l’exégète catholique Alfred Loisy. Sous-entendu : de l’histoire telle que l’écrivent les historiens, pour des raisons de méthode, mais pas nécessairement de l’histoire « réelle », même si ses adversaires ont eu tôt fait de le soupçonner, non sans quelque raison, de conclure secrètement d’une absence à l’autre. La Sainte Vierge le serait-elle davantage de l’histoire de France ? La question se pose en effet pour le XIXe siècle français parce qu’elle paraît y avoir multiplié les apparitions ou « mariophanies » (pour reprendre le vocabulaire technique de l’anthropologie religieuse). La France était à l’époque le premier pays catholique du monde (elle a été remplacée depuis par le Brésil), et près de 98 % des Français (dans le dernier recensement de 1872 à avoir comporté officiellement une rubrique religieuse) se considéraient comme « catholiques romains ».

De ces apparitions, beaucoup sont aujourd’hui tout à fait oubliées. Ne subsistent plus dans les mémoires que les trois qui ont été reconnues officiellement par des décrets d’approbation épiscopaux : celles de La Salette dans les Alpes le 19 septembre 1846, de Lourdes dans les Pyrénées en 1858 et de Pontmain en Mayenne le 17 janvier 1871 (pendant la guerre franco-allemande). Des trois, Lourdes, petite cité des Hautes-Pyrénées située entre Pau et Tarbes au pied des montagnes, est la plus célèbre. Elle a donné naissance à un pèlerinage qui reste le plus important de l’univers catholique et qui réunit chaque année près de 5 millions de personnes (soit plus que celui de La Mecque).

Tout a commencé par une série de dix-huit apparitions, entre le 11 février et le 16 juillet 1858, à Bernadette Soubirous, une jeune fille de quatorze ans issue d’une famille pauvre de la ville. Elle était venue au bord du gave de Pau avec deux amies chercher du bois près de la grotte de Massabielle. La plus célèbre de ces apparitions eut lieu le 25 mars quand celle qui n’était encore connue que comme la « dame blanche » et qui était restée muette jusque-là prit la parole en patois local et se présenta comme l’« Immaculée Conception » (Qué soï l’immaculé counceptioû). Dès lors, un flot toujours croissant de fidèles et de curieux s’est mis à accompagner Bernadette chaque jour sur les lieux des apparitions, au grand dam des autorités civiles, notamment du fameux commissaire Jacomet, qui ont cherché, sans succès, à s’y opposer. Le 28 juillet 1858, Mgr Laurence, évêque de Tarbes, annonça la création d’une commission spéciale destinée à statuer sur l’authenticité des faits, à l’instar de celle qui avait été précédemment réunie à La Salette dans les mêmes circonstances et qui avait rendu un jugement favorable en 1851. La commission s’est mise au travail immédiatement et elle a terminé son enquête en avril 1860, même si ses conclusions n’ont été rendues publiques qu’en janvier 1862, le temps pour l’évêque de préparer matériellement l’érection du futur sanctuaire.

Mgr Laurence, qui était assez sceptique au départ, d’autant que, dans la foulée, une trentaine de voyants du même genre se sont déclarés dans la région, s’est laissé convaincre par l’enquête de la réalité des apparitions. Dans son mandement du 18 janvier 1862, il met en avant trois arguments en ce sens.

En premier lieu, la personnalité lumineuse de Bernadette Soubirous, dont la sincérité, l’équilibre personnel et l’obéissance incitaient à écarter l’hypothèse du mensonge, de l’hallucination ou de l’orgueil. L’Église du XIXe siècle, qui avait tendance à accorder plus d’importance que par le passé au vécu personnel du voyant dans la reconnaissance de l’apparition, a connu, dans ce domaine, des témoins plus récalcitrants, comme Mélanie Calvat et Maximin Giraud à La Salette. En 1866, Bernadette a quitté Lourdes définitivement pour entrer en religion chez les sœurs de la Charité et de l’Instruction chrétienne de Nevers, sous le nom de sœur Marie-Bernard, où elle a fini son existence en 1879 avant d’être canonisée le 8 décembre 1933. Son corps est toujours exposé à Nevers dans une châsse vitrée accessible au public.

L’évêque de Tarbes soulignait ensuite les bons effets du pèlerinage, ces « biens de l’âme » et « du corps » qu’il qualifiait prudemment de « guérisons extraordinaires » (et pas de « miracles »), même s’il n’excluait pas qu’il puisse y en avoir dans le lot. En 1883 sera créé un Bureau des constatations médicales destiné à faire scientifiquement le tri entre les uns et les autres. Le pèlerinage était né spontanément des événements et des vertus présumées de la source de Massabielle, mais il ne prendra toute son ampleur qu’à partir des années 1870, quand les pères assomptionnistes et l’organisation Notre-Dame de Salut commenceront, grâce aux chemins de fer, à organiser des pèlerinages nationaux réunissant valides et malades.

Le troisième argument qui, aux yeux de Mgr Laurence, plaidait en faveur de la réalité des apparitions était l’« économie divine de la Providence » qui semblait s’y être manifestée. En l’occurrence, le fait que la Vierge s’était présentée comme l’« Immaculée Conception », confirmant ainsi fort à propos le bien-fondé du dogme que le pape Pie IX avait défini quatre ans plus tôt par la bulle Ineffabilis Deus du 8 décembre 1854. À l’époque, d’aucuns dans l’Église avaient pu estimer que les bases scripturaires du dogme étaient minces et que la procédure retenue (une consultation écrite des évêques suivie d’une définition par le pape seul) était contestable. Dès lors que la Vierge en personne venait confirmer la validité de l’opération, le débat était clos.

Qu’elle se soit présentée comme l’« Immaculée Conception », et non pas, comme on aurait pu s’y attendre, comme « Marie » ou la « Vierge immaculée », paraissait un peu étrange, mais l’expression n’était pas totalement inconnue dans la littérature du temps et on ne s’y est guère attardé. Il paraît peu probable, en revanche, que Bernadette n’ait jamais entendu parler du dogme auparavant, ne serait-ce que parce qu’au lendemain de sa proclamation de grandes fêtes de promulgation ont été organisées dans tous les diocèses qui ont laissé un vif souvenir aux contemporains.

Un des personnages qui ont le plus contribué à donner un écho national et international aux apparitions de Lourdes est le célèbre journaliste catholique Louis Veuillot, directeur du journal L’Univers, très lu dans les presbytères français. Il s’est rendu sur place et, au terme d’une enquête approfondie, il a publié fin août 1858 un long article sur le sujet dans lequel il écrivait : « Il nous semble que ce qui vient d’arriver à Lourdes jette une lumière intéressante sur les origines générales des pèlerinages. On y trouve presque toujours au commencement des faits analogues à ceux qui nous occupent. C’est une apparition, une révélation, une image trouvée, une grâce inattendue, attestées par la foi populaire, contestées tantôt par les savants, tantôt par les sages, ou par ceux qui croient l’être. La foi populaire persiste en dépit de tout. L’Église intervient » et elle tranche, tantôt contre, comme dans le cas de l’affaire Rose Tamisier dans le diocèse d’Avignon en 1850-1851, tantôt pour comme dans celui de La Salette. Dès lors, « le pèlerinage est fondé ; le torrent de la prière se porte vers ces lieux élus avec une vigueur que les siècles n’affaiblissent pas. Interrompu quelques fois, il reprend, nous le voyons de nos jours, plein et irrésistible comme par le passé ».

Un aspect frappant en effet des événements de Lourdes est le mélange qu’ils présentent de traits anciens et modernes. En un sens, ils relèvent bien, comme le souligne Veuillot, de ce « long Moyen Âge » dont parlait Jacques Le Goff, qui s’est prolongé parmi nous parfois fort avant dans le XIXe et le XXe siècle, surtout dans les régions comme celles de Lourdes où l’influence du catholicisme est restée longtemps très forte. L’événement s’enracinait dans tout un contexte local, à la fois folklorique et religieux, qui a été ensuite largement recouvert par la symbolique et les rituels d’un catholicisme international plus contemporain et plus dogmatique. Il était marqué notamment par la proximité du sanctuaire de Notre-Dame de Garaison qui commémorait une apparition mariale du début du XVIe siècle à une jeune fille de douze ans, Angèle de Sagazan. Quand on montra à Bernadette, en mars 1864, la statue officielle de la Vierge de Lourdes réalisée sur ses indications par le sculpteur lyonnais Joseph Fabisch, elle refusa d’y reconnaître celle qu’elle avait vue parce qu’elle lui paraissait trop grande et trop âgée.

Mais, à côté de ces éléments de continuité liés à la religion populaire à travers les âges, les apparitions de Lourdes s’inscrivent dans une conjoncture particulière beaucoup plus moderne. Lourdes est, à bien des égards, la première apparition de l’âge médiatique. Elle a été d’emblée relayée par la presse, l’histoire des apparitions publiée par Henri Lasserre en 1869 sous le titre de Notre-Dame de Lourdes a été l’un des plus grands best-sellers du siècle (il s’en était vendu un million d’exemplaires en 1900) et Bernadette elle-même a été abondamment photographiée, quand elle n’a pas dû prendre la pose pour la bonne cause, en costume de paysanne pyrénéenne, devant des décors de carton-pâte. L’apparition de 1858 s’inscrit également au sommet de la vague de dévotion mariale qui a marqué le XIXe siècle. Dans les années 1850, un tiers des petites filles nées en France s’appelaient Marie et on ne compte plus le nombre de congrégations, de sanctuaires, de statues, de confréries, etc., qui ont été mises sous son patronage. Les années 1850 correspondent enfin aux plus belles années du XIXe siècle pour l’Église catholique en France. Pendant un court laps de temps, un climat d’optimisme inhabituel a régné dans ses rangs et elle a pu avoir le sentiment que la parenthèse révolutionnaire ouverte à la fin du XVIIIe siècle était en passe de se refermer, ce que la suite n’a pas confirmé.

GUILLAUME CUCHET