En janvier 1954, des Français meurent de froid dans la rue. Le 1er février, l’abbé Pierre lance un appel à la radio : en quelques jours, le pays se mobilise pour venir en aide aux mal-logés. Le retentissement est international. L’abbé Pierre devient une icône médiatique, prophète d’une nouvelle forme d’interpellation politique.
Au cœur d’une crise du logement sans précédent, accrue par les destructions de la guerre, le baby-boom et l’exode rural, la France connaît en 1953-1954 un hiver glacial. La température descend à - 15° à Paris et - 30° en Alsace. Des milliers de sans-logis, célibataires et familles, sont à la rue ou condamnés à des habitats de fortune. Scandalisé, Henri Grouès – de son nom de Résistance l’abbé Pierre –, ancien moine devenu prêtre, député MRP de 1945 à 1951 et fondateur en 1949 de la petite association Emmaüs, fait déposer un projet d’amendement pour la construction de logements d’urgence. La nuit même où le projet est remis sine die par l’Assemblée, début janvier 1954, un bébé meurt de froid dans l’une des cités Emmaüs. Poursuivant son interpellation politique, l’abbé publie en « une » du Figaro une lettre ouverte au ministre de la Reconstruction et du Logement. En vain. Il passe alors le mois de janvier à sensibiliser les journalistes, lancer une campagne de collecte et faire la nuit des distributions de soupe, café, pain et couvertures. Le 31 janvier, le premier « Comité d’aide d’urgence aux sans-logis », assorti d’un « Centre fraternel de dépannage », est ouvert à Courbevoie avec le concours d’un ami journaliste, Georges Verpraet. Et le lendemain matin, l’abbé Pierre est informé par ses compagnons du décès par hypothermie à Paris, au pied du théâtre du Châtelet, d’une femme de soixante-six ans expulsée l’avant-veille pour retard de loyer. La même nuit, huit adultes et trois bébés meurent de froid en France. Sur une idée de Georges Verpraet, les deux hommes rédigent alors à la hâte un texte, qu’ils parviennent à faire lire à 13 heures à la Radiodiffusion française, puis à lire eux-mêmes à Radio-Luxembourg.
« Mes amis, au secours !… » : cet appel d’un prêtre, spontané et poignant, ne joue cette fois plus sur la « topique de la dénonciation » mais sur celle de la « pitié » (Luc Boltanski), appelant à revivifier par la solidarité du proche « l’âme commune de la France » et à mobiliser d’urgence tant les bonnes volontés que les « couvertures, tentes américaines et poêles catalytiques ». Les standards sont immédiatement saturés. Des centaines de « centres fraternels de dépannage » sont créés en France ; des stations de métro et la gare d’Orsay sont réquisitionnées. Dès le 4 février, le Parlement vote un programme non plus de 1, mais de 10 milliards d’anciens francs pour la construction de logements d’urgence. Cette « insurrection de la bonté » permettra de recueillir 1 milliard d’anciens francs (soit aujourd’hui presque 22 millions d’euros), en une mobilisation qui transcende tous les clivages religieux et politiques.
Petite association de compagnons bâtisseurs et chiffonniers en région parisienne, Emmaüs revêt en quelques jours une envergure nationale. Et l’abbé Pierre de devenir une véritable icône médiatique, avec sa « belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité » (Roland Barthes). L’appel a même un écho international : L’Osservatore Romano, organe de presse du Vatican, est dithyrambique ; l’abbé est immédiatement sollicité à Londres, Bruxelles, Tournai, Zurich, Genève, Fribourg, Lausanne ; en 1955, il rencontre aux États-Unis le président Eisenhower, est invité au Canada par le cardinal de Montréal et appelé par le futur roi du Maroc pour aider à résoudre le problème des bidonvilles. Il parle en 1956 au Katholikentag de Cologne devant 800 000 personnes ; est en 1957 en Hollande et au Portugal ; en 1958 en Autriche, en Belgique et dans les pays scandinaves ; en 1959 en Inde, où il rencontre Vinoba Bhave, le pandit Nehru, Indira Gandhi et mère Teresa, puis est reçu au Liban par le président de la République avant de s’envoler pour une tournée en Amérique du Sud – où il s’entretient notamment avec Dom Hélder Câmara et Josué de Castro, président de la FAO. En 1960, il rend visite au Gabon à Albert Schweitzer, Prix Nobel de la paix. Laissant souvent derrière lui de nouvelles implantations, matrices du futur Emmaüs International créé en 1969, il attire aussi en France de jeunes étrangers qui repartent ensuite fonder des groupes dans leur propre pays. De l’expérience d’Emmaüs-Hiver 54 naîtra par scission ATD Quart Monde, sur le bidonville de Noisy-le-Grand où sont entassés tous les non-relogés de la mobilisation.
Cet épisode exceptionnel, passé à la postérité, scelle en France un tournant au sein d’une histoire plus vaste, celle de l’humanitaire national et international.
Depuis le milieu du XIXe siècle, des sociétés nationales de la Croix-Rouge et leur Comité international, le CICR, mais aussi et surtout des organisations évangéliques américaines, étaient régulièrement parvenues à orchestrer de vastes campagnes. Ainsi lors de la famine en Inde de 1876-1878 où la mobilisation, notamment appuyée par Florence Nightingale, les réseaux missionnaires et la presse, avait permis de collecter 700 000 livres sterling. Dans l’entre-deux-guerres, la Near East Relief, ONG missionnaire protestante américaine, avait réussi l’exploit de rassembler plus de 100 millions de dollars (soit 1,3 milliard de dollars aujourd’hui) en faveur des victimes du génocide arménien. Les campagnes internationales d’aide aux victimes de la famine en Russie, ou des Espagnols en guerre civile, avaient également été massives.
En France, le Secours catholique avait récemment lancé de plus modestes campagnes de Carême en faveur des malades (1947), des « berceaux » (1948), « des vieillards et des détresses cachées » (1949), de l’enfance malheureuse (1950-1951), puis, avec l’appui du comédien Bourvil, du logis (1952-1954) ; ou mobilisé les chrétiens sur des campagnes humanitaires ponctuelles, en faveur des sinistrés d’Avignon (1951), d’Agen et Montauban (1952), de Hollande et de Céphalonie (1953). Mais l’appel de 1954 s’en distingue à plusieurs titres : d’une ampleur et d’une réactivité atypiques, il est catalysé par ce nouveau média de masse qu’est la radio ; il scelle aussi la naissance d’un prophète de la solidarité et d’une nouvelle forme d’interpellation politique.
L’élan de l’appel d’« Hiver 54 » semble ensuite retomber, dissous dans la prospérité économique des Trente Glorieuses et la résorption de la crise du logement. À y regarder de plus près toutefois, les Français apparaissent désormais convertis aux grandes mobilisations – d’autant que les associations de solidarité métropolitaine prennent dans les années 1950 à 1970 une assise internationale, qui accroît leur notoriété et leurs moyens.
L’amélioration du contexte métropolitain, le développement des grandes organisations internationales, la décolonisation, mais aussi le souhait chrétien de ne pas laisser le tiers-monde aux mains du communisme, participent en effet d’une prise de conscience que la misère n’est plus tant au Nord qu’au Sud. Les années 1955 à 1980 sont dès lors marquées par l’humanitaire de développement : tandis qu’« Économie et Humanisme » se recentre dès 1950 sur l’aide au tiers-monde, Emmaüs crée en 1955 l’IRAMM (Institut de recherche et d’action sur la misère du monde), le Vatican impulse en 1961 le CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le développement), le Secours catholique lance ses « microprojets » et le fondateur des Petits frères des Pauvres crée en 1966 Frères des Hommes.
Cette appétence humanitaire s’élargit à la fin des années 1960 d’une nouvelle ramification, plus médiatique encore : le sans-frontiérisme, à la croisée de l’humanitaire d’urgence traditionnel hérité des Croix-Rouge, de campagnes devenues plus politisées et d’une mobilisation conjoncturelle, celle du Biafra (1967-1971), où une province sécessionniste du Nigeria semble menacée de génocide. La figure de Bernard Kouchner, l’appui cette fois non plus tant sur la radio que sur la télévision, des images semblant rejouer la Shoah et une rhétorique prônant l’ingérence (à rebours de la neutralité et du silence Croix-Rouge) font le socle à succès des nouveaux french doctors – de la création en 1971 de Médecins sans frontières à celle, dix ans plus tard et par scission, de Médecins du monde. Cette nouvelle éthique impacte, par ricochet, l’ensemble du champ humanitaire, français mais aussi mondial.
Puis la misère métropolitaine redevient elle aussi médiatique avec la crise économique et sociale des années 1980, la précarisation du travail et la montée du chômage. L’abbé Pierre reprend sa croisade en faveur des « nouveaux pauvres » et des « SDF » – qui l’amènera à détenir, encore aujourd’hui, le record de la « personnalité la plus aimée des Français ». L’heure est d’abord au palliatif : hébergements d’urgence, distributions vestimentaires et alimentaires – ainsi la création en 1984 des Banques alimentaires par le Secours catholique, Emmaüs, l’Entraide protestante et l’Armée du Salut ; puis en 1985 des Restaurants du cœur par Coluche. L’ancrage de la crise conduit ensuite à rechercher des solutions plus préventives et curatives, mais aussi à des prises de position plus politiques : l’abbé Pierre s’engage dès 1987 en faveur de l’altermondialisme, puis soutient de 1990 à 1994, avec tonitruance, les sans-logis et sans-papiers défendus par Droit au logement. Depuis le milieu des années 1990, les associations de solidarité, qui restent éminemment médiatiques, jouent sur cette articulation des registres, entre strict apolitisme (ainsi les campagnes « vacances » du Secours populaire), politique subversive (comme en 2006 Les Enfants de Don Quichotte en faveur des sans-abri), interpellation scientifique (à l’instar du rapport sur le mal-logement remis tous les ans par la Fondation Abbé Pierre depuis 1996) et participation institutionnalisée aux grands lieux de décision. Tout en restant sur le fond fidèles à la ligne de 1954 et à la volonté, posée dès les années 1950 par le fondateur du Secours catholique, que « la charité d’aujourd’hui [soit] la politique de demain ».
AXELLE BRODIEZ-DOLINO
Roland BARTHES, « Iconographie de l’abbé Pierre », Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
Luc BOLTANSKI, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993.
Axelle BRODIEZ-DOLINO, « 1er février 1954 : l’appel de l’abbé Pierre », Historia, no 794, février 2013, p. 26-30.
Axelle BRODIEZ-DOLINO, Emmaüs et l’abbé Pierre, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
Heide FEHRENBACH et Davide RODOGNO (dir.), Humanitarian Photography : A History, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.