En janvier 1920, le socialiste réformiste Albert Thomas prend la direction du Bureau international du travail. Créée au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’institution, qui fait dialoguer les ennemis d’hier, a vocation à développer la protection légale du travail et ses premiers travaux portent sur la journée de travail de huit heures.
Dix millions de morts sur les champs de bataille européens, des destructions environnementales sans précédent, des centaines de milliers de personnes sur les routes de l’exil, et partout une instabilité et des violences prolongeant celles de la Première Guerre mondiale. Pour les survivants de la Grande Guerre, l’enjeu n’est pas seulement de tenter de réparer les désastres engendrés par le conflit ni de rétablir des relations diplomatiques entre anciens belligérants, mais de refonder le monde sur des bases nouvelles, le réinventer. À l’internationalisme communiste, issu de la révolution d’Octobre, répond celui des anciens combattants dans les démocraties libérales. « Ou Wilson ou Lénine. Ou la démocratie née de la Révolution française, fortifiée par les luttes de tout un siècle, ou bien les formes primitives, incohérentes, brutales du fanatisme russe. Il faut choisir », s’enflamme le socialiste réformiste Albert Thomas, dans un article du quotidien L’Humanité, le 19 novembre 1918.
Au sein du gouvernement de guerre, Thomas a conduit la politique industrielle de la France. En janvier 1920, il prend la direction du Bureau international du travail, l’une des réalisations les plus remarquables de l’après-guerre : lieu d’expertise pour les questions sociales et économiques, espace où les anciens ennemis peuvent se retrouver et dialoguer. Issue de la partie XIII du traité de Versailles, cette institution nouvelle, installée à Genève, a une vocation civilisatrice et régulatrice. Son champ d’intervention est vaste. Un rapide examen des questions à l’ordre du jour de la première conférence du travail à Washington, en octobre 1919, suffit pour s’en convaincre : journée de travail de huit heures, lutte contre le chômage, protection des femmes avant et après l’accouchement, réglementation du travail de nuit, âge minimum pour les travailleurs d’industrie, etc. Quarante pays participent à cette première grande rencontre internationale, aussitôt rejoints par l’Allemagne et l’Autriche, à une époque où les anciennes puissances centrales ne sont pas encore membres de la Société des Nations.
L’Organisation internationale du travail est fille de la sortie de guerre. « Si vis pacem, cole justiciam », proclame sa devise. « Si tu veux la paix, cultive la justice. » Elle est aussi fille de la guerre elle-même, des « unions sacrées » mises en place pendant le conflit. « C’est la guerre qui a donné à la législation du travail une importance primordiale, explique Albert Thomas. C’est la guerre qui a contraint les gouvernements à prendre des engagements pour faire disparaître la misère, l’injustice et les privations dont souffrent les salariés. C’est la guerre encore qui a conduit les ouvriers organisés à comprendre que l’action de protection légale, en prenant toute sa puissance sur le terrain international, était nécessaire à la réalisation de quelques-unes de leurs aspirations. »
Albert Thomas est justement l’un des acteurs les plus influents de ce courant réformiste, qu’il a commencé à fréquenter dans sa jeunesse et pendant ses années d’études à l’École normale supérieure. Parmi ses amis, Mario Roques, spécialiste de littérature médiévale, qui sera son chef de cabinet pendant la guerre et dirigera ensuite le bureau parisien de l’Organisation internationale du travail ; François Simiand, le grand économiste qui sera son collaborateur au ministère de l’Armement ; le sociologue Maurice Halbwachs ; l’économiste Edgard Milhaud, chargé de la grande enquête sur la production en 1925. Les parcours de chacun de ces hommes illustrent la continuité forte entre les réseaux normaliens du début du siècle, les milieux gouvernementaux durant la Grande Guerre, puis la direction de l’Organisation internationale du travail dans les années 1920.
C’est Lucien Herr, le légendaire bibliothécaire de l’École depuis 1888, qui avait fixé le cap : « Nous sommes d’accord sur ce qu’il faut résolument éliminer : les systèmes du monde et les théories de la valeur sans intérêt, les tartinages philosophiques et les polémiques puériles. L’essentiel me paraît être la documentation socialiste, les études historiques et critiques, les enquêtes positives et les réalisations pratiques. » Le socialisme réformiste que prônent Albert Thomas et ses amis tourne le dos au socialisme romantique qui avait marqué la génération précédente. Désormais, c’est un socialisme scientifique, fondé sur des enquêtes de terrain et une proximité intellectuelle avec les socialistes allemands, qui s’impose. C’est l’époque des grands congrès internationaux, comme la conférence de Berlin (1890), qui popularisent l’idée d’une législation du travail à l’échelle universelle et mettent en place une « communauté épistémique » d’experts du social. Cette « nébuleuse réformatrice » a donné naissance à trois grandes associations : l’Association internationale pour la lutte contre le chômage, le Congrès international des accidents du travail, et l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs (AIPLT). Cofondée par Arthur Fontaine, cette dernière organisation pose les bases d’une législation internationale du travail : interdiction du travail de nuit des femmes dans l’industrie, prohibition de l’utilisation du phosphore blanc dans l’industrie des allumettes.
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, le pacifiste qu’était Albert Thomas se convertit à une forme de patriotisme jusqu’au-boutiste. Au printemps 1915, il entre au gouvernement, d’abord comme sous-secrétaire d’État en charge de l’Artillerie et de l’Équipement militaire (mai 1915-décembre 1916), puis comme ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre (décembre 1916-septembre 1917). Il est convaincu dès cette époque que les préoccupations sociales qu’il défend en réorganisant les usines de guerre (limitation du temps de travail des femmes, installation de chambres d’allaitement) auront un prolongement après la fin des hostilités. L’autre continuité entre la politique menée par Albert Thomas au ministère de l’Armement et celle qu’il conduira à Genève, au début des années 1920, c’est le dialogue entre les gouvernements, les organisations d’employeurs et les syndicats ouvriers, associés étroitement à la conduite de la politique industrielle. Ce qu’on appellera le tripartisme au sein de l’Organisation internationale du travail est déjà en germe avec la pratique de l’arbitrage et de la conciliation en 1914-1918. Les ressorts, toutefois, ne sont pas les mêmes. Pendant le conflit, Albert Thomas joue sur le patriotisme des milieux patronaux et syndicaux, exploitant la marginalisation des solidarités de classe au profit de l’effort national de guerre. Avec l’Organisation internationale du travail, il s’agit plutôt d’associer les acteurs sociaux à un projet transnational, visant la reconnaissance de droits sociaux universels.
Durant les premières années de son mandat de directeur du Bureau international du travail, Albert Thomas fait adopter seize conventions et dix-huit recommandations sur le travail. La promotion de normes internationales se double d’un ambitieux programme d’enquêtes et de publications. Au fil du temps, toutefois, l’Organisation internationale du travail se heurte au manque de moyens financiers et aux réticences des Parlements nationaux à faire entrer dans la loi des réglementations décidées par les experts de Genève. Peu à peu, la guerre s’éloigne, au rythme de ce que les historiens appellent maintenant la « démobilisation culturelle ». Le pacifisme est l’un des thèmes principaux du discours ancien combattant, notamment en France. Il mêle la foi dans un patriotisme renouvelé, associant amour de la France et amour de l’humanité, la lutte contre le militarisme, perçu comme l’une des causes majeures de la crise de l’été 1914, et l’espoir que la Grande Guerre soit aussi la « der des ders ». Cette posture politique et morale a ses héros (le président du Conseil et ministre des Affaires étrangères Aristide Briand), ses rituels (la liturgie funèbre du 11 novembre) et ses réalisations concrètes (la Société des Nations, portée notamment par Léon Bourgeois). À la même époque, des vétérans venus du monde entier se réunissent à Genève au sein de la Conférence internationale des associations de mutilés de guerre et anciens combattants (CIAMAC), pour défendre ensemble leurs droits et promouvoir une meilleure prise en charge des blessés de guerre. Les Français Adrien Tixier et René Cassin sont à l’origine de ces rencontres.
Pour autant, la poussée de l’esprit transnational, qui souffle sur le début des années 1920, culminant avec les accords de Locarno, ne doit pas faire oublier la lenteur de la démobilisation culturelle et la persistance de la haine de l’ennemi. Dans tous les pays, notamment en France, la mémoire de la Grande Guerre est d’abord une mémoire nationale, indissociable du souvenir de tous ceux qui ont été tués au champ d’honneur. Cette exigence de fidélité à la mémoire des morts fait naître deux discours parfaitement contradictoires. D’un côté, un message pacifiste, celui du « plus jamais ça » des associations d’anciens combattants. De l’autre, une forme de tabou moral à se réconcilier trop vite avec l’ennemi d’hier : tourner la page de la guerre, ce serait trahir les morts. Ainsi, le grand mathématicien Émile Picard, qui a perdu trois fils en 1914-1918, militera encore en 1925 pour que l’Allemagne reste exclue des congrès internationaux de savants européens. Six ans seulement se sont écoulés depuis la fin des combats : « Un temps bien court pour jeter un voile sur tant d’actes odieux et criminels, confiera-t-il. Surtout quand aucun regret n’est exprimé. »
BRUNO CABANES
Bruno CABANES, The Great War and the Origins of Humanitarianism (1918-1924), Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
John HORNE (dir.), « Démobilisations culturelles après la Grande Guerre », dossier de la revue 14-18 Aujourd’hui, Today, Heute, no 5, Paris, Noésis, 2002.
Isabelle LESPINET-MORET et Vincent VIET (dir.), L’Organisation internationale du travail, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
Christian TOPALOV (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914), Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1999.