« L’infâme traité de Troyes » du 21 mai 1420, sanctionnant la défaite d’Azincourt cinq ans auparavant, est l’un des stigmates de la Passion nationale. Il aurait livré, avant que Jeanne d’Arc ne la sauve, la France à une puissance étrangère. À moins que ce ne soit plus banalement l’une de ces tentatives, courantes en Europe, de construire la paix perpétuelle par l’union des couronnes.
France-Angleterre, printemps 2016 : une fois encore, l’équipe de France de rugby dut s’incliner en mars devant son frère ennemi préféré lors du Tournoi des six nations, parmi lesquelles cinq sont riveraines de la Manche et de ses abords. La confusion des symboles le dispute à la manipulation des mémoires. Avec la menace du « Brexit » britannique, en concordance avec le sentiment ambiant de déclin, cette défaite si banale prend une couleur sombre ; certes, ce n’est pas la France, mais bien l’Union européenne que le Royaume-Uni entend sous peu quitter. Émue par un désamour que l’on veut bien transformer en francophobie, la presse française a beau jeu de mentionner que la France et l’Angleterre sont unies par des liens presque sacrés. Ombre portée d’un mariage d’autant plus symbolique en effet que depuis février la famille de Villiers et celles de l’extrême droite nationaliste revendiquent à l’unisson l’honneur d’avoir racheté l’anneau intime de Jeanne d’Arc à un collectionneur anglais, grâce au prétendu soutien personnel de la reine Élisabeth II. À titre de mention conjuratoire, Le Nouvel Observateur, le 22 avril 2016, rappelle que, « par trois fois dans l’histoire, on songea à fondre la France et l’Angleterre en un même pays » : soit, en remontant le temps, en septembre 1956, à la veille de la crise de Suez ; en juin 1940, à la suggestion de Jean Monnet, face à l’effondrement et au Blitzkrieg nazi ; et surtout en mai 1420, à la faveur du traité de Troyes, qui consacrait l’union perpétuelle des couronnes de France et d’Angleterre. Le projet d’Anglo-French Unity, soumis par le général de Gaulle à Paul Reynaud le 16 juin 1940, affirmait ainsi qu’« à l’heure de péril où se décide la destinée du monde moderne, les gouvernements de la République française et du Royaume-Uni font cette déclaration d’union indissoluble […]. Les deux gouvernements déclarent que la France et la Grande-Bretagne ne sont plus désormais deux nations, mais une Union franco-britannique ». Tout se passe comme si la peur de voir l’Angleterre divorcer de la France et de l’Europe remettait en question le fondement même d’une certaine identité nationale. Contradiction journalistique ou paradoxe historique ?
Une fois le « Brexit » consommé en juin, plus personne ne s’est risqué à mentionner le 60e anniversaire d’une union manquée entre Guy Mollet et Anthony Eden, visant à défendre le rayonnement des vieilles puissances au Moyen-Orient face aux deux blocs. En revanche, un mois plus tôt et dans un contexte exacerbé d’exhibition des signes extérieurs des « nationalités » de part et d’autre de la Manche, le défilé traditionnel de l’Action française royaliste, dédié à « Jeanne d’Arc, symbole de la France aux Français », épargné pour la première fois depuis 1979 de son parasitage politique par le Front national, n’hésitait pas à hurler d’autres slogans : « On veut Jeanne la Pucelle, pas l’Europe de Bruxelles. » Des bannières rappelaient alors que le « honteux traité de Troyes » était bien à l’origine de la geste de leur héroïne nationale, quoique tardivement canonisée par la papauté, le 16 mai 1920, à quelques jours du 500e anniversaire du sinistre traité. En représailles, et afin de ne pas tout à fait abandonner Jeanne d’Arc aux catholiques, le Parlement français avait institué, par une loi du 10 juillet 1920, le 8 mai comme fête patriotique nationale. En bonne sainte laïque et catholique, la Pucelle de Domrémy bénéficie donc d’une double fête – la levée du siège d’Orléans, le 8 mai 1429 – et sa fin sur le bûcher des hérétiques, deux ans plus tard à Rouen le 30 mai 1431. Ainsi donc son aventure fut consacrée sur le tard, et au lendemain de la Première Guerre mondiale, par la concurrence des entreprises de mémoire. Marial autant que marital, le mois de mai apparaît bien comme un étrange terreau pour le trafic des mémoires. La confusion et la manipulation commémorative atteignent plus tard d’ailleurs une discrète apothéose, puisque le hasard, ou la diplomatie gaullienne, était parvenu en 1945 à faire coïncider cette même date johannique du 8 mai avec la capitulation finale de l’Allemagne nazie face aux Alliés, mettant ainsi un terme à la Seconde Guerre mondiale par une (em)prise de date éminemment française. Pour mieux faire oublier sans doute, en un même mouvement, et la défaite de la France collaboratrice de Vichy, et la longue dépendance et soumission de la France libre au Royaume-Uni.
L’archéologie des constructions identitaires nationales forgées par un long XIXe siècle ne doit donc pas manquer le rôle éminemment ambigu, sinon presque réversible, de la mémoire emboîtée de la geste de Jeanne d’Arc et du traité signé à Troyes le 21 mai 1420. Il y va ainsi d’une étroite dépendance, à valeur mythographique, quasi religieuse quoique pleinement schizophrénique, entre la nécessité de la défaite et la certitude de l’identité. Un certain culte de l’union fantasmatique entre la France et l’Angleterre semble pourtant bien indissociable de la religion providentialiste de la Pucelle.
« Et afin que concorde, paix et tranquillité entre les royaumes de France et d’Angleterre, soient pour le temps avenir perpétuellement observées […], que de l’avis et consentement des trois états des dits royaumes, […] soit ordonné et pourvu que du temps que notre dit fils sera venu à la couronne de France, ou aucun de ses hoirs, les deux couronnes de France et d’Angleterre à toujours mais perpétuellement, demeureront ensemble, et seront en une même personne […] qui sera pour le temps roi et seigneur souverain de l’un et l’autre royaume, comme dit est, en gardant toutefois en toutes autres choses à l’un et à l’autre royaume, ses droits, libertés ou coutumes, usages et lois. »
L’utopie pacifique portée par le traité, en son article 24, est simple : en vue de rétablir la paix universelle, le roi de France, Charles VI, atteint de démence depuis près de trente ans, accorde la main de sa fille Catherine au roi d’Angleterre Henri V, qui devient par là son fils adoptif, selon le principe de l’union des chairs. Devenant ainsi roi de France et d’Angleterre, il se porte garant du respect des « us et coutumes » des deux royaumes, unis pour l’éternité dans leurs différences. Pour ce faire, il avait fallu une autre ruse de l’histoire, parfaitement résumée par Jules Michelet : « Le roi d’Angleterre avait mis trois ans à conquérir la Normandie ; la mort de Jean sans Peur sembla lui donner la France en un jour. » Depuis 1407 en effet, et l’assassinat du duc d’Orléans par le duc de Bourgogne Jean sans Peur, le royaume des Valois était déchiré entre le parti des Armagnacs et celui des Bourguignons. La guerre civile avait permis de rouvrir le champ des vieilles prétentions anglaises à la couronne de France. La terrible défaite d’Azincourt le 25 octobre 1415, nouvelle ordalie divine, consacrait l’illégitimité du dernier dauphin Charles (futur Charles VII). Après la disparition successive de pas moins de trois de ses frères aînés – Charles en 1401, Louis en 1415 et Jean en 1417 –, ce dernier, suspecté d’être un bâtard de Louis d’Orléans, prince débile d’une lignée épuisée, n’avait pas su résister au désir de vendetta de ses cousins d’Orléans et d’Armagnac : en assassinant son autre cousin Jean sans Peur sur le pont de Montereau en septembre 1419, il commettait un acte de lèse-majesté reconnu par les états de la ville de Paris comme le disqualifiant à toute couronne.
« De l’avis et consentement des trois états des dits royaumes… » : à l’heure où la mémoire des « trois états » constitutifs de l’État tend à réunir, sinon à réconcilier, au cours du XIXe siècle, les monarchistes parlementaires aux républicains en un commun culte de la souveraineté collective, sinon démocratique, il ne fallait surtout pas insister sur la mention de leur consentement, préalable conférant une belle légitimité au traité. Au contraire, c’est à personnaliser le drame que l’on s’acharne alors, en donnant libre cours à toutes les xénophobies, pour décréter l’« infâme » trahison d’un « honteux traité » (Victor Duruy) instrumenté par une reine d’origine germanique, Isabeau de Bavière, et un cousin de Bourgogne imbu de son indépendance lotharingienne – nouvel ennemi héréditaire oblige. Et cependant le traité de Troyes est tout sauf un coup de théâtre historique, dans la mesure où il marque à plus d’un titre le triomphe quasi performatif des représentations collectives par la percolation des croyances dans les actes les plus événementiels en apparence. Depuis longtemps, les historiens soulignent la dimension structurale de l’aventure de Jeanne d’Arc : la propagande du dauphin s’est emparée en 1429 d’une vieille prophétie, attribuée à Merlin et indiquant que la France serait sauvée par une vierge, pour galvaniser, un temps, ses troupes. Jeanne d’Arc y trouvera la raison de sa brève existence, à défaut d’une consistance politique. Il est clair que cette fable devenue réelle est l’écho d’une bataille médiatique : le traité de Troyes, en prétendant provoquer une « paix finale » par l’adoption de l’Angleterre par la France, s’appuyait sur une prophétie de Brigitte de Suède, propagée en 1348 depuis les confins du nord de l’Europe. Sur le plan juridique, le traité était cependant fort réaliste, en s’inscrivant dans une véritable mode diplomatique en Occident des unions de couronne aux XIVe et XVe siècles : depuis l’union de Krewo entre Pologne et grand-duché de Lituanie en 1385 ou celle des royaumes scandinaves à Kalmar en 1397, avant les unions personnelles de Pologne, Bohême et Hongrie au cours du siècle et celle de la Castille et de l’Aragon après 1479, sans même évoquer, bien sûr, le modèle impérial ou encore le précédent bien réel d’union des couronnes de France et de Navarre entre 1284 et 1328. Par le biais des alliances contractées par les deux couronnes, la concorde était, selon l’article 26 du traité, extensible dans les « huit mois » à l’ensemble d’une Chrétienté déchirée par le schisme depuis 1378.
En revisitant le réalisme du traité de 1420, Jean-Marie Moeglin a proposé d’envisager de « récrire » la guerre de Cent Ans à partir de cet horizon récurrent sous-jacent : depuis la fin du XIIIe siècle et jusqu’au mariage célébré à Troyes, au mépris de l’inceste canonique, l’obsession du mariage entre les familles régnantes de France et d’Angleterre est autant l’effet que la cause du conflit. En ce sens, le traité de Troyes répond à une croyance fondamentale des sociétés médiévales, à mille lieues de toute construction étanche des « nations », où l’unité est synonyme d’universalité. Force est de constater que le principal épisode de l’histoire politique médiévale que le roman national a cherché à magnifier, au point de faire de Jeanne d’Arc une figure providentielle, autant républicaine que royaliste, autant laïque que catholique, a pu être fondé sur un événement aux prétentions globales, car tout aussi utopiques que prophétiques, bien que « familiales ». Et le culte républicain de Jeanne d’Arc est fondé dès 1839 par le travail d’érudition et de narration concertées de deux Jules, Quicherat et Michelet, face au risque de voir l’historien catholique allemand Görres éditer pour la première fois le procès de Jeanne… Dialectique sublime d’engendrement de Soi par l’Autre, qui guide plus tard les premiers pas d’un « fondateur » d’Europe comme Jean Monnet, invoquant le traité d’union de 1420 comme caution suprême pour tenter l’impossible en juin 1940.
YANN POTIN
Paul BONENFANT, Du meurtre de Montereau au traité de Troyes, Bruxelles, Palais des Académies, 1958.
Boris BOVE, La Guerre de Cent Ans, Paris, Belin, 2015.
Jean-Pierre GUICHARD, Paul Reynaud, un homme d’État dans la tourmente (septembre 1939-juin 1940), Paris, L’Harmattan, 2008.
Jean-Marie MOEGLIN, « Récrire l’histoire de la guerre de Cent Ans. Une relecture historique et historiographique du traité de Troyes (21 mai 1420) », Revue historique, no 664, 2012, p. 887-919.
Yann POTIN, « 1420, traité de Troyes. Le rêve oublié d’une paix perpétuelle », in Patrick BOUCHERON (dir.), Histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard, 2009, p. 320-324.