L’inauguration du « palace » le Negresco à Nice en 1913 marque le point d’orgue du confort moderne et du tourisme international, inspiré depuis un siècle par les voyageurs britanniques. La société des loisirs se prépare mais elle reste l’apanage d’une élite qui confond monde et mondanité, sur fond de prospérité industrielle.
Le 4 janvier 1913, on inaugure à Nice, sur le front de mer, un immense hôtel de quatre cent cinquante chambres. Avec sa verrière, sa vaste rotonde, ses statues de bronze, ses lustres de cristal, ses sols de marbre, ses fresques, son tapis géant, son « bar américain », c’est la nouvelle fierté de la ville. L’ameublement des chambres a coûté à lui seul plus d’un million de francs. Les clients y disposent de téléphones particuliers, d’un service pneumatique de distribution du courrier par tube et de lampes électriques s’allumant par la simple pression d’un bouton. Le chauffage est assuré par cinq chaudières à vapeur installées sous le niveau de la mer. Un système de nettoyage par aspiration d’air relie toutes les parties de l’hôtel à une turbine centrifuge qui aspire 1 000 mètres cubes d’air à l’heure. Les journalistes qui rendent compte de l’événement sont émerveillés. Pour désigner un tel bâtiment, son personnel et ses objectifs, la langue française dispose d’un mot tout récemment importé de l’anglais : palace.
C’est une affaire internationale. Les journaux rapportent que sept têtes couronnées assistent à l’inauguration. L’architecte est un Hollandais, Édouard-Jean Niermans, à qui l’on doit déjà des hôtels de ce genre à Paris, à Biarritz et à Madrid. Quant au directeur, il est né à Bucarest, d’un père aubergiste qui s’appelait Negrescu, et il a travaillé pour de grands hôtels dans l’Europe entière. Au nouvel établissement, il donne son nom, vaguement francisé : Negresco. On y attend une clientèle riche et cosmopolite, celle-là même que se disputent alors les cabines de première classe des paquebots et des trains de luxe.
La société qui arpente dans ce cadre les grands chemins de la planète est plutôt mondaine que mondiale. On rapporte à son sujet des anecdotes qui semblent dater de l’Ancien Régime. Ne dit-on pas de la coupole rose du nouvel hôtel qu’elle aurait la forme du sein de la maîtresse de Negrescu ? Cela rappelle bien des légendes sur les maîtresses des rois. Les plus opiniâtres de ces voyageurs allant de palaces en palaces, on les nomme maintenant d’une expression nouvelle, elle aussi importée de l’anglais : les globe-trotters. Quelques mois après l’inauguration du Negresco, le riche et fantasque héritier des sources de Vichy Saint-Yorre, Valery Larbaud, lui-même habitué des grands hôtels internationaux, publiera le roman de cette élite nouvelle : A. O. Barnabooth. Le héros en sera un Américain.
Si l’on considère cette histoire sur un temps un peu plus long, le personnage de Larbaud aurait dû être britannique. C’est en Angleterre et en Écosse que se sont en effet institutionnalisées les pratiques du voyage d’agrément que l’on a regroupées, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, sous l’appellation de Grand Tour. Elles concernaient déjà une étroite élite sociale. À l’issue de leurs études, les jeunes aristocrates britanniques partaient effectuer un long voyage, souvent de deux années, sur le continent. L’Italie était la destination privilégiée de ces voyageurs, en attendant que, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les formes nouvelles du goût pour la nature et la montagne imposent le détour par la Suisse. Les jeunes nobles de l’Europe entière allaient bientôt imiter ce modèle, cependant que, sur le territoire français, les tourists britanniques devenaient les objets d’une moquerie qui s’explique aisément, les habitants retournant contre les visiteurs leur propre curiosité. Dans les journaux de caricatures du XIXe siècle, l’Anglais en voyage était une figure irrésistiblement comique. Les Français qui voulaient les imiter en faisaient les frais : on moqua Stendhal d’avoir intitulé un de ces récits de voyage, en 1838, Mémoires d’un touriste. Le mot sonnait comme un anglicisme ridicule.
On avait toutefois conscience des progrès permis par cette mode nouvelle, en termes de confort. Chateaubriand l’écrivait dès 1811, les voyageurs de tous les pays ont de grandes obligations aux Anglais : « Ce sont eux qui ont établi de bonnes auberges dans toute l’Europe. » Grâce à eux, on pouvait manger du roast-beef et boire du vin de Porto jusqu’aux portes de Sparte. C’étaient les voyages des Britanniques dans les Alpes qui, de la même façon, poussèrent les Suisses à inventer de nouvelles normes de confort et d’hygiène dans les hôtels (et notamment ces « commodités à l’anglaise », qui remplaçaient maintenant les pots de chambre). Flaubert le notait dans son Dictionnaire des idées reçues : « Hôtels – Ne sont bons qu’en Suisse. » De façon générale, on tenait pour acquis que les Anglais étaient les plus grands voyageurs du monde – et on leur opposait les Français au tempérament si casanier. En France même, la plus célèbre agence de voyages de la fin du XIXe siècle était celle qu’avait fondée Thomas Cook. Ce n’est pas un hasard si les héros de Jules Verne sont d’abord des Anglais.
Vichy s’était imposée en France comme la reine des eaux du XIXe siècle, mais le renouveau mondain du thermalisme procédait des pratiques inventées outre-Manche, à Bath, un siècle plus tôt, puis diffusées dans les stations du continent. Il en allait de même des bains de mer, dont les vertus thérapeutiques avaient été démontrées à Brighton dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui donnèrent naissance à d’innombrables établissements français à la suite du premier d’entre eux, celui de Dieppe, en 1825. C’était aussi le cas de ces stations hivernales dont la légende raconte qu’elles auraient été inventées à la suite du séjour de Tobias Smollett à Nice en 1763.
L’habitude de passer l’hiver dans les petites villes du sud de la France s’était diffusée au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, les Britanniques jouant un rôle majeur dans la création et le succès de certaines stations. L’étude du médecin écossais Alexander Taylor sur le climat de Pau, en 1842, contribua à lancer la station pyrénéenne de la même façon que celle du docteur James Henry Bennet, en 1860, assura le succès de Menton. Les aménagements de Cannes doivent beaucoup à lord Brougham and Vaux, qui s’installa sur place à partir des années 1830. Quant à Nice, rien n’y montre mieux l’influence britannique que le nom choisi au milieu du XIXe siècle pour désigner cette avenue du front de mer où, en 1913, fut inauguré le Negresco : la promenade des Anglais.
On parlait de « colonie britannique » ou de « colonie des hivernants » à propos de ces touristes venus passer l’hiver dans le Midi. Avec eux, de nouvelles habitudes s’imposaient. On se mit à jouer au billard et au whist. L’espace urbain fut aménagé en conséquence. On bâtit des hippodromes pour se conformer au goût étrange des Anglais pour les courses de chevaux. On construisit des parcours de golf. Le premier apparut en 1856 à Pau – Pau où le traducteur d’origine irlandaise du docteur Taylor, Patrick O’Quin, fut député et maire.
Les plus grandes facilités des communications, d’abord dues au chemin de fer, accélérèrent le processus. À Nice, la gare fut construite en 1864, trois ans après le rattachement de la région à la France : elle allait permettre d’augmenter encore la colonie des hivernants. Stations thermales, stations balnéaires, stations hivernales, en attendant les stations d’altitude, s’organisaient pareillement. Autour des établissements de soins, le long de larges avenues censées favoriser la circulation de l’air, alternaient les hôtels, les salles de spectacle, les salles de concert, les salles de bal, les cabinets de lecture, les musées. On avait déjà adapté de l’italien le mot villégiature ; on en emprunta un autre : casino, qui désignait alors de vastes lieux consacrés tout autant aux spectacles et au concert qu’au jeu. On critiquait volontiers le cosmopolitisme de cette société qui se pressait autour des tapis verts, comme si le mélange des nationalités devait s’accompagner de la dépravation par l’argent. Les aigrefins qui venaient faire des affaires louches dans de telles ambiances, on les appelait des Grecs.
En 1913, les choses commençaient à changer. Les stations n’étaient plus le strict apanage de l’élite sociale. Depuis un demi-siècle on réclamait une démocratisation du voyage d’agrément. Les « trains de plaisir » avaient été pensés pour les fins de semaine des ouvriers. On aménageait des lieux de villégiature pour la classe moyenne. Un grand journal quotidien avait même lancé un guide des stations bon marché : les « petits trous pas chers ». L’État venait de créer l’Office national du tourisme. On s’employait à assurer la réclame pour les paysages. La région côtière comprise entre Cassis et Menton avait été nommée « Côte d’Azur » en 1887, les rivages des environs de Saint-Malo et de Dinard « Côte d’Émeraude » en 1894, la ligne des plages landaises « Côte d’Argent » en 1905 et les environs de Boulogne-sur-Mer « Côte d’Opale » en 1911. Cependant que s’inventait la carte postale, le territoire français était ainsi découpé en une multitude de vignettes publicitaires.
La bonne société qui allait peupler les quatre cent cinquante chambres du Negresco était d’autant plus désireuse de luxe que le processus de démocratisation qui affectait une grande partie de l’Europe tendait à réduire les prérogatives politiques des anciennes élites. En Grande-Bretagne, le Parliament Act de 1911 venait d’assurer la suprématie de la Chambre des communes sur la Chambre des lords. Un peu partout, l’ancienne aristocratie ne pouvait plus exprimer sa puissance que par les signes visibles de sa richesse, ce que l’Américain Thorstein Veblen avait appelé en 1899, dans sa Théorie de la classe de loisir, la « consommation ostentatoire ». Le Negresco relevait de cette nouvelle fonction sociale. Les têtes couronnées présentes à l’inauguration de l’hôtel n’avaient plus aucune prise sur le cours politique du monde.
Une époque jetait ses derniers feux. Bientôt de nouveaux modes de loisirs apparaîtraient, s’accompagnant du goût inédit pour les plages estivales. Juan-les-Pins et Saint-Tropez figureraient, sur la Côte d’Azur, parmi les étapes de cette révolution des vacances. Mais Henri Negresco n’en aurait pas connaissance. Il mourut ruiné, à Paris, en 1920.
SYLVAIN VENAYRE