1682

À Versailles, l’Europe française se trouve une capitale ?


Tandis que le peintre Charles Le Brun poursuit la décoration de la galerie des Glaces, la cour s’installe définitivement au château de Versailles en mai 1682. Le palais, son décor, ses jardins et sa ville nouvelle s’offrent à l’admiration de l’Europe, comme une conjonction entre génie français et civilisation.

Attirant chaque année des millions de visiteurs venus du monde entier, le château de Versailles s’est imposé dans l’imaginaire collectif comme le « palais d’État » par excellence, tendant à éclipser la diversité des résidences princières européennes et le goût des souverains français pour la chasse qui les amena à pérégriner jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. C’est à cette demeure choisie en 1682 comme siège de la cour et du gouvernement qu’est associée la volonté de Louis XIV de fixer tous les regards sur le roi de France, incarnant en sa personne la grandeur de toute une nation appelée à rayonner dans l’Europe entière par les armes, la langue et les arts.

Les mécanismes actuels de l’économie touristique semblent ainsi valider le discours politique dont Versailles était le support. Si le symbolisme solaire cultivé par Louis XIV est même devenu le logo du Musée national, c’est cependant sous ses propres traits que le souverain est représenté dans les peintures ornant la voûte de la galerie des Glaces. Dans ce programme iconographique novateur, justement défini au moment où se prépare l’élection de Versailles comme capitale, point de prisme mythologique pour raconter l’histoire du roi de guerre dirigeant lui-même ses troupes et triomphant de l’Europe coalisée lors de la guerre de Hollande (1672-1678). C’est ainsi un ordre européen différent de l’ordre traditionnel (où l’empereur Habsbourg est au sommet de la hiérarchie des princes) qui est proclamé à la face du monde. La « Grande Galerie » était en effet l’axe central non seulement de la réception des visiteurs d’exception – comme les ambassadeurs venus en mission extraordinaire, parfois depuis les mondes extra-européens –, mais aussi de la circulation des nombreux visiteurs ordinaires, y compris étrangers. Comme Louis XIV le rappelait à son fils, « s’il y a quelque caractère singulier dans cette monarchie [française], c’est l’accès libre et facile des sujets au prince », et les étrangers se saisissaient de cette étonnante possibilité pour déambuler dans le Grand Appartement, encore en compagnie de près d’un millier de personnes les dimanches de la fin de l’Ancien Régime.

Expression du génie français parce que chef-d’œuvre du roi, Versailles était censé susciter une attraction universelle, permettant d’autant mieux de poursuivre la guerre, par d’autres moyens, que les touristes étrangers drainaient avec eux les métaux précieux circulant en Europe et qu’une politique économique mercantiliste visait à capitaliser à l’intérieur du royaume. En 1756, l’intendant des Menus Plaisirs du roi défendait toujours ses dépenses en arguant que « Colbert […] pensait […] qu’il fallait à la Cour des spectacles capables d’exciter la curiosité des étrangers et d’occasionner par là une circulation et une consommation avantageuse à l’État ». De ses bâtiments à ses divertissements, la cour faisait donc de sa mise en scène un spectacle dont la valeur politique dépendait aussi de la participation des étrangers. Ces visiteurs étaient donc la cible de la propagande royale dont le discours matériel et visuel se prolongeait dans la mise à disposition de descriptions du château – Louis XIV lui-même a rédigé six versions de sa Manière de montrer les jardins de Versailles entre 1689 et 1705. En 1720, le Versailles immortalisé de Jean-Baptiste Monnicart se présente par exemple comme un « livre [qui] sera recherché des Étrangers comme des François, il immortalise le plus magnifique et le plus renommé des monuments et des merveilles qui [aient] jamais paru au monde, dont la dépense a monté, jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, à plus de trois cents millions, et dont l’entretien est toujours continué avec une dépense royale sous le présent règne. Les étrangers qui auront déjà vu Versailles croiront s’y promener encore dans la lecture enjouée et intelligible de cet ouvrage ; et les personnes qui n’y sont pas encore venues sauront d’avance des récits que leur feront les merveilles parlantes de ce séjour superbe et sans pareil ». Au XVIIIe siècle, l’éclosion d’une aspiration à une paix durable en Europe, le développement des échanges et la réflexion autour de l’idée de « civilisation européenne » contribuent cependant à infléchir le discours que les guides touristiques – dont le genre est en plein essor – peuvent porter sur Versailles. Ils proposent une autre lecture du château, auquel ses décors d’inspiration mythologique et ses qualités esthétiques confèrent une grandeur moins agressive que le programme iconographique de la galerie des Glaces – de plus en plus passé sous silence. Si cette vision culturelle s’écarte des objectifs de Louis XIV, elle n’en garde pas moins une portée politique. Bien que certains diplomates ou un philosophe comme Voltaire se désolent que la monarchie ne fasse pas mieux valoir son soft power, en participant activement à la dissémination de sa langue et de son théâtre, l’inscription du château de Versailles parmi les plus significatives des curiosités humaines participe en effet de l’élaboration, encouragée par les Académies que patronne le pouvoir royal, d’un imaginaire assimilant génie français et civilisation.

Les réactions d’une voyageuse allemande comme Sophie von La Roche rendent en revanche manifeste l’hybridité européenne d’un château à la croisée de diverses formes et usages. Elle écrivait ainsi en 1785, après avoir visité Marly sur le domaine de Versailles : « Le décor intérieur date encore de Louis XIV. [Il est] somptueux, mais ses formes sont si éloignées du goût actuel qu’un visiteur français, qui trouverait ce décor dans un palais allemand, s’exclamerait : “Voilà une preuve du manque de goût des Allemands !” » Si c’est pour Sophie von La Roche le passage du temps qui change le goût et rend caduques les catégorisations nationales, Versailles n’était d’ores et déjà pas qu’innovation « française » en 1682. Que sa filiation avec l’Escurial – précédent exemple d’une disjonction entre résidence royale et capitale – soit très discutée n’empêche pas que le château ait résulté dès l’origine de multiples emprunts. Côté italien, songeons à la façade donnant sur les jardins (elle était même initialement pourvue d’une terrasse qui fut ensuite couverte pour aménager la galerie des Glaces) ou aux avenues disposées en patte d’oie rappelant le trivium romain. Quant à la hiérarchisation des pièces permettant d’accéder à la chambre du prince, elle avait été adoptée bien plus précocement par les monarchies espagnole et anglaise. Et Versailles a suscité en retour de multiples modalités d’intérêt et d’appropriation, à rebours d’un splendide isolement – même si la construction ex nihilo d’une résidence suburbaine de si grande envergure et durablement élevée au rang de capitale reste exceptionnelle –, d’une adhésion systématique ou d’imitations serviles.

Si Versailles participe d’un puissant discours d’exaltation du monarque, il constitue aussi très tôt un terrain pour dénoncer et tourner en dérision les ambitions hégémoniques de la France. Dès 1679, la duchesse Sophie de Hanovre, en visite chez sa nièce, belle-sœur de Louis XIV, feint d’applaudir dans ses lettres, qu’elle sait ouvertes par le cabinet noir, à la grandeur du système de représentation curiale mais s’attache à en formuler une vigoureuse condamnation morale dans les Mémoires qu’elle rédige sous le regard bienveillant de son protégé, le philosophe et mathématicien Leibniz. Relations d’ambassadeurs et de voyageurs, gravures, gazettes et pamphlets feront ensuite de la cour de France en général et du château de Versailles en particulier des lieux communs de l’image noire de Louis XIV dont les Provinces-Unies, l’Angleterre et la Prusse seront les plus actifs foyers de production.

Quant aux voyageurs envoyés en mission pour rendre compte de l’efficacité esthétique et politique du château, ils témoignent de la fascination exercée par Versailles mais procèdent de manière rien moins que systématique. Christoph Pitzler, architecte qui visita le château, entre autres sites européens, sur l’ordre du duc de Weissenfels, établit en 1686 une description très personnelle, véritable patchwork où il mêle par l’écriture et le dessin des descriptions officielles et des observations personnelles, marquant plus d’intérêt pour des détails techniques ou des agencements décoratifs que pour la signification allégorique du programme iconographique. Il n’y a d’ailleurs pas d’imitation globale et littérale de Versailles dans l’Europe des Lumières : le seul exemple en sera Herrenchiemsee, né du désir de Louis II de Bavière au XIXe siècle. Comme Pitzler, chaque souverain qui « imite » Versailles se l’approprie en piochant dans ses ressources : avant tout les jardins (les émules de Le Nôtre œuvrant de La Granja à Drottningholm), mais aussi des éléments architecturaux, comme l’escalier des Ambassadeurs réinterprété à Het Loo pour Guillaume d’Orange, ou iconographiques (Frédéric Ier se fit représenter en train de gouverner au château royal de Berlin). Au-delà de la construction de nombreuses résidences suburbaines, c’est le dispositif spatial du palais mis en scène par une ville nouvelle qui essaima le plus nettement – dans les principautés du Saint Empire, où l’exemple le plus frappant est à Karlsruhe, mais aussi à Saint-Pétersbourg ou à Washington. De même que les pièces du répertoire du théâtre français étaient transformées pour être jouées dans les cours européennes, le château fut démonté pour être détourné à d’autres usages.

En écho à la diversité de ces appropriations au XVIIIe siècle, les voyageurs des Lumières qui font concrètement l’expérience de Versailles s’avèrent partagés entre le désenchantement – de Casanova constatant en 1750 que « Fontainebl[eau] […] était beaucoup plus brillant que Versailles » à Sophie von La Roche racontant que ses compagnons et elle « [avaient] beaucoup ri, parce [qu’ils avaient] du mal à croire que c’était ça le château de Versailles. D’après les estampes et les tableaux, il nous semblait qu’il aurait dû être bien plus somptueux » – et une durable fascination. Si Versailles n’est pas la plus obligée des étapes de ce Grand Tour que l’on accomplissait pour parfaire sa formation, l’élite éclairée manque rarement de s’y rendre lors d’un séjour en France. C’est toujours le lieu où les voyageurs issus de la noblesse et du monde des lettres ou des arts cherchent secours et protection. Le philosophe écossais David Hume ne se réjouit-il pas ainsi en 1763 d’avoir été si bien complimenté par les petits-fils de Louis XV ? Il relate l’épisode comme si Versailles pouvait être un espace de réception du philosophe roi, n’hésitant pas à affirmer « combien on honore davantage les Lettres en France qu’en Angleterre ». Quant à l’économiste Alessandro Verri, il s’émerveille devant les « jardins sublimes » qui délassent des querelles du monde parisien. À côté de l’indifférence, du scepticisme envers la ritualisation de la vie de cour ou de la critique de son train de vie, ces deux témoignages révèlent ainsi Versailles comme terrain d’exploration des connexions entre monarchie absolue à la française et Lumières européennes.

PAULINE LEMAIGRE-GAFFIER