1686

Rendez-vous manqué avec le Siam


Si les ambassadeurs du roi du Siam sont reçus luxueusement à Versailles, c’est parce que les Français cherchent à disputer aux Néerlandais ses comptoirs asiatiques. Une révolution de palais à Ayutthaya contrecarre ces plans, provoquant un retrait durable de la scène asiatique.

Le 1er septembre 1686, Louis XIV reçoit à Versailles une ambassade du roi du Siam, Phra Naraï (Ramathibodi III, r. 1656-1688). Bien qu’affligé d’une fistule qui lui fait souffrir mille morts, le souverain français accueille en personne, dans la galerie des Glaces, les trois émissaires venus d’Ayutthaya. Un « premier ambassadeur (ratchathut) », l’okphra Wisut Sunthorn – aussi nommé Kosa Pan –, commande la délégation. Celle-ci comprend, par ordre de prestige décroissant, un « second ambassadeur (uppathut) » (l’okluang Kanlaya Ratchamaitri), un « troisième ambassadeur (trithut) » (l’okkhun Siwisan Wacha), huit représentants de la noblesse titrée (khunnang), quelques mandarins de second rang (khunmun), douze jeunes garçons venus s’instruire dans les arts français, et une foule de serviteurs. Les trois ambassadeurs convoient précautionneusement jusqu’au pied du trône du Roi-Soleil, à genoux et tête baissée, un coffret ouvragé contenant une lettre de leur souverain.

Ce cérémonial ne laisse pas d’intriguer Simon de La Loubère, que le roi dépêche au Siam en 1687 et qui note, dans son Du royaume de Siam publié en 1691 : « Un ambassadeur par tout l’Orient n’est autre chose qu’un messager de Roy : on l’honore peu à comparaison des respects qu’on rend à la lettre de créances dont il est porteur. » C’est qu’en Asie du Sud-Est, à l’époque moderne, les courriers des souverains, richement enluminés, sont d’authentiques regalia imprégnés de l’aura de majesté de ceux qui les émettent. On leur doit les mêmes égards rituels que ceux qui entoureraient le raja si celui-ci venait à faire en personne le déplacement. L’une des principales chroniques de royauté malaises, la Sejarah Melayu (« Histoire des Malais »), composée en 1612 à Johore, consacre ainsi près d’un chapitre à la description des subtils protocoles qui régissent la rédaction, le transport et la remise à son destinataire d’une lettre adressée par le sultan de Malacca, Muzaffar Syah, au roi du Siam : « La lettre fut lue au sultan, qui l’agréa de bout en bout. Elle fut alors convoyée à dos d’éléphant jusqu’au pavillon d’audience. Un chevalier la portait, tandis qu’un héraut conduisait le pachyderme et qu’un ministre les escortait. La procession bénéficiait de deux parasols cérémoniels de couleur blanche et de la musique des tambours, des fifres et des trompettes d’État. » Rien d’étonnant, donc, à ce que Kosa Pan ait manié avec une infinie délicatesse la missive de son souverain.

Louis XIV n’a d’ailleurs pas lésiné sur les fastes : le mobilier d’argent – trône, torchères et girandoles – a été déployé sur l’estrade royale. 1 500 personnes assistent à l’audience, dont le Mercure galant rend compte comme d’un immense succès. Kosa Pan et ses compatriotes sont conviés à tout admirer des merveilles de Versailles, de la machine hydraulique de Marly aux cages de la ménagerie en passant par le cabinet des Estampes. Les intentions diplomatiques des Français sont on ne peut plus évidentes. Même si la paix a été signée avec les Provinces-Unies en 1678, à l’issue de six années d’un rude conflit, il s’agit de disputer pied à pied ses comptoirs asiatiques à la Compagnie hollandaise unie des Indes orientales – la Vereenigde Oost-Indische Compagnie (VOC) –, qui régente un vaste réseau de factoreries courant du Cap à Hirado. Or, bien qu’elle ait été dirigée à ses débuts par François Caron – un transfuge de la VOC qui a servi à Ceylan et au Japon –, la Compagnie française des Indes, créée à l’initiative de Colbert en août 1664, n’a jamais réussi à s’implanter au-delà du détroit de Malacca. Les Français estiment toutefois qu’une place est à prendre au Siam, où les Hollandais ne disposent depuis 1608 que d’une petite loge de négoce. Un premier émissaire – un certain André-François Boureau-Deslandes – se rend de Surat à Ayutthaya en 1680. L’année suivante, trois ambassadeurs siamois embarquent à Banten, au nord de Java, sur le fleuron de la flotte de la Compagnie française des Indes : le Soleil d’Orient, un trois-mâts de soixante canons et 1 000 tonneaux – lequel sombre corps et biens au large de Madagascar le 1er novembre 1681. Le naufrage est peut-être dû à l’agitation intempestive de deux éléphants attachés dans la cale du vaisseau – de modestes présents que Phra Naraï destine à l’amusement des petits-fils de Louis XIV, les ducs de Bourgogne et d’Anjou. Il s’instaure d’ailleurs une étrange diplomatie animalière entre les deux nations, puisque tandis que le gouverneur de Pondichéry offre en 1684 un lion de Surat à Phra Naraï, ce dernier fait parvenir, en 1686, deux éléphanteaux et un rhinocéros à Louis XIV.

En janvier 1684, Phra Naraï dépêche en France deux autres émissaires sur le conseil de son tout nouveau surintendant du Commerce extérieur (Phra Klang), le Grec Kōnstantinos Fólkon (Constantin Phaulkon, le sieur Constance). Né dans une famille patricienne d’origine chypriote repliée à Céphalonie, marié à une Luso-Japonaise convertie au catholicisme, Fólkon, qui a gagné le Siam en 1678 sur un navire britannique, s’est imposé en quelques années – grâce à sa maîtrise du portugais, du thaï et du malais – comme un intermédiaire incontournable du grand négoce à Ayutthaya. Soucieux de contrebalancer l’influence croissante des Hollandais, il milite auprès de Phra Naraï pour un rapprochement avec la France. Ainsi fait-il nommer en 1682 au poste de gouverneur du port de Phuket, avec titre et rang d’okphra, un laïc des Missions étrangères, frère René Charbonneau. Ainsi également supervise-t-il, en 1685, la signature d’un accord autorisant les Français à stationner des troupes – près de six cent cinquante hommes – dans deux places commerciales fortifiées, Mergui et Bangkok. Les Français prennent en l’espèce la suite des nombreux étrangers – Bengalis, Persans, Turcs et Portugais – ayant servi à divers titres, civils et militaires, les dynastes d’Ayutthaya depuis le début du XVIIe siècle.

L’étroite alliance nouée entre Fólkon et les Français se donne enfin à voir de façon éclatante à l’occasion de la « conspiration des Makassar » de 1686. En 1664, un prince du royaume de Makassar (îles Célèbes), Daéng Mangallé, s’établit à Ayutthaya en compagnie de deux cent cinquante personnes de sa suite. S’étant opposé à la politique du sultan Hasanuddin, qu’il jugeait par trop favorable aux Hollandais, Daéng Mangallé n’a eu d’autre choix que de fuir pour échapper à la vengeance de son souverain. Parce qu’ils sont musulmans, les exilés sont logés dans le kampung (quartier) des Malais, aux portes de la cité royale. Mais la disgrâce du ministre persan Aqa Muhammad Astarabadi, en 1677, et l’ascension subséquente de Fólkon, font craindre aux musulmans réfugiés au Siam – Malais de la péninsule et de Sumatra, Chams du Viêtnam – l’adoption de mesures discriminatoires à leur encontre. Daéng Mangallé s’associe au plan des conjurés, qui envisagent de mettre à sac le palais royal. Le complot ayant été éventé, le prince makassar est sommé de se rendre au palais pour implorer le pardon de Phra Naraï. Il s’y refuse, et se retranche dans le kampung des Malais. Fólkon ordonne au comte de Forbin, commandant de la garnison de Bangkok, de couper toute retraite par voie fluviale aux fuyards. Puis, ayant pris la tête d’une petite troupe de Français et de Britanniques, il donne l’assaut. Daéng Mangallé meurt dans les combats, mais deux de ses fils sont capturés, que Fólkon livre aux Français afin que ces derniers les expédient outre-mer. Les deux garçonnets arrivent à Paris en septembre 1687. Ils sont confiés aux jésuites, qui les baptisent en grande pompe en 1688, puis les inscrivent à l’École des gardes-marines de Brest. Dans toute cette affaire, les Français se sont comportés comme de dociles alliés de Fólkon, au grand dam des négociants musulmans d’Ayutthaya.

L’ambassade de 1686 équivaut donc à une forme de consécration de la diplomatie profrançaise de Fólkon. Et de fait, les émissaires siamois goûtent grandement l’hospitalité de Louis XIV. Nous savons, par un fragment du journal de voyage de Kosa Pan conservé aux archives des Missions étrangères de Paris, que le port de Brest et les châteaux de la Loire le convainquent de la puissance de la France.

Las, une révolution de palais brise tous les projets d’union durable entre les deux pays. À Ayutthaya, l’entregent grandissant de Fólkon indispose une fraction de l’aristocratie des khunnang, pour qui sa politique en faveur des Européens tient de l’aventurisme. Le clergé bouddhiste de la sangha redoute également l’ascendant que prennent sur la cour les jésuites, qui y font étalage de leur savoir astronomique. En mars 1688, Phra Naraï tombe gravement malade, victime d’une crise d’hydropisie, et annonce son intention d’abdiquer en faveur de sa fille, Kromluang Yothathep, à condition toutefois que celle-ci épouse, soit son fils adoptif Mom Pi, soit le commandant de la Garde royale des éléphants, Phra Phetracha. Ce dernier – dont la mère avait été la nourrice de Phra Naraï, et qui se prévaut donc d’un lien quasi fraternel avec le roi – refuse le second rôle qui lui est proposé. Il fait arrêter Phra Naraï le 17 mai et décapiter Fólkon à la mi-juin, à la suite de quoi il procède à l’exécution de la quasi-totalité des membres de la famille royale. Phra Naraï décède en prison à la mi-juillet. Phra Phetracha se fait triomphalement couronner le 1er août et choisit aussitôt pour ministre des Affaires étrangères l’un de ses plus fervents partisans : Kosa Pan, le chef de l’ambassade de 1686.

Le revirement antifrançais de Kosa Pan est spectaculaire. Devant la menace d’un assaut sans quartier, le chevalier de Beauregard doit évacuer la forteresse de Mergui le 24 juin. La place de Bangkok, commandée par le général Desfarges, est assiégée pendant quatre mois par une armée de 40 000 hommes. Pour finir, les Français acceptent de signer un acte de reddition qui leur enjoint de quitter le pays sur-le-champ. Ils regagnent Pondichéry à bord de l’Oriflamme en novembre 1688. À l’issue de l’expulsion des Français, la politique commerciale du Siam se recentre, deux siècles durant, sur les anciens réseaux malais et sino-thaïs. Pour la monarchie française, l’échec de l’entreprise du Siam se traduit par un retrait durable de la scène asiatique. En dépit de l’obtention, par la force ou par voie de concession, de plusieurs comptoirs supplémentaires en Inde – à Chandernagor (1688), Mahé (1721), Yanaon (1731) et Karikal (1739) –, les Compagnies françaises des Indes successives se replient au sud de l’océan Indien, dans les Mascareignes, et notamment à l’île Bourbon (la Réunion). Tandis que les Néerlandais étendent leur emprise en Indonésie et que les Britanniques progressent sur la péninsule malaise et en Birmanie, il faut attendre la prise de la cité impériale vietnamienne de Hué, en juillet 1885, pour que la France fasse sa réapparition en Asie du Sud-Est.

ROMAIN BERTRAND