Entre renaissance et testament, combien de temps les paroles prononcées par Dominique de Villepin le 14 février 2003 aux Nations unies donneront aux Français le sentiment vivace que leur « vieille » puissance n’est pas tout à fait déchue ? Ce discours bien tourné permet aussi de revenir sur une certaine « politique arabe de la France ».
Il en va des discours comme des monuments dans le récit glorieux d’une nation. Un homme élève sa voix dans une solitude splendide et, soudain, il est « la voix de la France », retour des profondeurs de l’essence prétendue d’une nation. Il devient alors le héraut d’un moment, porteur d’une vérité et gage d’une identification populaire. Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères sans aucun mandat électif, fruit d’une aristocratie diplômée de la politique, s’est fait une place aux côtés de Malraux accompagnant Jean Moulin au Panthéon, de Gaulle le 18 Juin à Londres, Jaurès à Fourmies, dans la liste des hommes qui parlent pour mieux faire croire que tous les autres se taisent. Ce 14 février 2003, il porte avec lui, à New York, une image de la France justicière, une certaine vision de la politique internationale mise en valeur par ses mots mêmes. Face à Donald Rumsfeld critiquant la frilosité de la « vieille Europe », il donne une leçon – bien vaine, on le sait – aux va-t-en-guerre états-uniens.
Que dit-il ? D’abord il répète la ligne de la politique étrangère française, fidèle aux engagements de respect des procédures et d’épuisement des solutions pacifiques avant tout recours aux armes. Il en rappelle au passage la paternité française. Il tente ainsi d’éviter le scénario de la première crise du Golfe, où l’entrée en guerre française avait provoqué de fortes lignes de fracture à l’intérieur même du gouvernement. Ensuite, il dit la possibilité, pour une vieille nation européenne, de dire non. En cela, il rejoue la partition gaullienne de l’indépendance vis-à-vis des États-Unis, et en particulier de l’OTAN. Par cette référence, le discours se veut voix de la France, et on peut le lire à l’évidence dans sa conclusion, avant les applaudissements.
« Et c’est un vieux pays, la France, un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui, qui a connu les guerres, l’occupation, la barbarie. Un pays qui n’oublie pas et qui sait tout ce qu’il doit aux combattants de la liberté venus d’Amérique et d’ailleurs. Et qui pourtant n’a cessé de se tenir debout face à l’histoire et devant les hommes. Fidèle à ses valeurs, il veut agir résolument avec tous les membres de la communauté internationale. Il croit en notre capacité à construire ensemble un monde meilleur ».
Au-delà de sa signification immédiate, ce discours exprime une autre fidélité : celle qui lie la France à sa « politique arabe ». Cette locution a une histoire, complexe et changeante. Elle imprime par exemple à l’histoire du monde arabe, vue de France, une teinte bien particulière qui lie cette région du monde à la fois à une expédition de Bonaparte des plus singulières, aux accords de Capitulation et à la protection des chrétiens d’Orient au sein de l’Empire ottoman. Elle a ceci de particulier que chacun peut y trouver son origine, celle de la Chrétienté comme celle des Lumières révolutionnaires, celle de la colonisation comme celle du tiers-mondisme : en cela, elle est un lieu de réconciliation de la France avec elle-même. Cette parenté, qui la voit par exemple intervenir en 1860 pour sauver les chrétiens du Mont-Liban ou, plus d’un siècle plus tard, prendre sa part dans le conflit civil libanais, n’est pas immédiatement liée à son empire arabe, notamment à l’Algérie, elle semble même prudemment éviter d’associer au monde arabe ses propres colonies arabophones.
Depuis le milieu du XIXe siècle, la droite comme la gauche françaises se sentent en devoir d’avoir une politique arabe, elles s’arrangent avec l’idée qu’elles se font de l’Orient, faisant souvent de cette région le lieu d’une des nombreuses exceptions à la règle des valeurs universelles. Ainsi en premier lieu de la laïcité, évidemment, qui se trouve peu applicable dans une région où la mission première française est de « défendre la Chrétienté ». Ainsi Abd el-Kader l’Algérien fait-il paradoxalement le pont entre la politique de conquête coloniale et une « politique de la France » en Orient. D’abord ennemi public numéro un, il devient un protégé et un citoyen valeureux représentant des valeurs de la France lorsqu’il prend l’initiative de défendre les chrétiens des persécutions dans la ville de Damas où il se trouve exilé en 1860.
Néanmoins, la « politique arabe de la France » désigne également un tournant de la politique coloniale. Alors que dans un premier temps tout est fait pour tenir aussi éloignés que possible les uns des autres le Proche-Orient et ses populations protégées et le Maghreb arabe français, l’entre-deux-guerres et l’installation des mandats au Levant font évoluer cette position. Car dans la vision coloniale française le Maghreb est d’abord africain, perçu dans un continuum de l’Empire d’Afrique. C’est le travail des orientalistes arabisants, et notamment de ceux qui accompagnent Lyautey au Maroc, qui transforme cette perspective. Louis Massignon ou après lui Jacques Berque passent d’un territoire à l’autre, font des ponts entre l’orient et l’occident arabe et en montrent la parenté. Ils sont amenés à proposer à la France, en vue de l’autonomie des peuples arabes placés sous sa protection, une vision commune qui est appelée peu à peu à devenir la « politique arabe de la France » et à transformer sa politique coloniale. La culture en est un élément clé.
En 1928, un « comité des arabisants » constitué sous l’impulsion de Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d’Orsay et sous l’influence intellectuelle de Louis Massignon, alors de retour d’une mission en Syrie, pose les jalons d’une stratégie d’ensemble qui allie un volontarisme et une présence plus forts et une écoute plus attentive des situations locales : « [Il faut] rapprocher de nous les milieux lettrés musulmans qui, à Damas en particulier, nous sont peu favorables et parmi lesquels se recrutent les adversaires les plus résolus et les plus acharnés de notre mandat. Nous avons la bonne fortune d’avoir parmi nos compatriotes un certain nombre d’hommes comme MM. Massignon, William et Georges Marçais, Godefroy-Demombynes, Wiet, Massé, Colin, Lévi-Provençal, qui sont au premier rang des arabisants européens […]. Par l’envoi chaque année en Syrie pour plusieurs mois d’un ou plusieurs de ces maîtres, par leur collaboration avec les savants et les lettrés locaux, un contact s’établirait entre la science française et la culture arabe » (Berthelot, lettre préparatoire du 30 juillet 1927, archives MAE, Série Levant, dossier E313.18 ; 378).
La France commence dès lors à mettre en valeur un lien spécifique avec le monde arabe : lien de connaissance réciproque, fondé en science et en reconnaissance. Le pivot en est la langue et la « modernité ».
Villepin, on l’entend, interprète une partition de filiation gaullienne. Voici de Gaulle, et son fameux « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. Je savais qu’au milieu de facteurs enchevêtrés une partie essentielle s’y jouait. Il fallait donc en être ». Au-delà de cette maxime de la politique orientale, on oublie souvent que de Gaulle a passé deux années au Levant entre 1929 et 1931 et qu’il y a observé de près les menées françaises, reconnaissant la politique d’influence et observant également les conséquences du soulèvement nationaliste de 1925-1927 et le développement de la politique arabe conçue comme une entité permettant de dépasser le clientélisme confessionnel et de s’allier les élites modernistes dans la région. Acteur militaire de la « pacification » de la région, il prend d’abord position contre cette politique libérale. La même défiance à l’égard du parlementarisme républicain français le rend critique vis-à-vis de la vie publique syrienne et libanaise de la fin des années 1920, allant de crise en crise. Malgré ses réticences, il prend conscience du tournant en cours. La politique arabe de la France est aussi une politique musulmane, et signe la fin des privilèges acquis par les élites chrétiennes sous protection.
On connaît la suite, et comment la décolonisation a marqué la politique arabe de la France, devenant une affaire de feu et de sang, mais aussi une affaire intérieure et demeurant une politique d’intérêts commerciaux et stratégiques. Jacques Chirac mais aussi avant lui Georges Pompidou ou Valéry Giscard d’Estaing prennent des positions et nouent des liens privilégiés avec leurs homologues arabes et maintiennent la France dans le jeu, car il s’agit bien « d’en être » : conclure des contrats d’armement décisifs – en Irak pendant la guerre Iran-Irak et jusqu’à la veille de la guerre de 1991 ; mais aussi développer des politiques de protection.
Plutôt que par des discours, la politique arabe de Jacques Chirac, gage de popularité dans l’ensemble de la région, s’est plutôt marquée par des gestes, depuis l’héroïco-comique esclandre au cœur de la vieille ville de Jérusalem en 1996 jusqu’à, dans un autre style, ses nombreuses vacances « en famille » avec le roi du Maroc, son amitié affichée avec le Libanais Rafic Hariri ou l’accueil de Yasser Arafat mourant dans un hôpital parisien.
Bravoure et léger sans-gêne, arrogance dans la manière de prendre le parti des faibles : les ingrédients sont là. Il ne s’agit pas de s’afficher – seulement – aux côtés des dictateurs arabes (bienvenus à l’Élysée plus souvent qu’à leur tour et bénéficiant d’une longue histoire de « complaisance » que Dominique de Villepin fait mine de récuser) mais de se montrer présent aux côtés des gens, d’illustrer à l’envi une politique extérieure fondée sur la fraternité entre les peuples, jouant sur une forme de populisme géostratégique y compris dans l’usage de l’anglais, par l’emploi d’une expression un peu sanguine, immédiatement compréhensible de tous et, dirions-nous aujourd’hui dans un bel anglicisme, virale : « You want me to go back to my plane ? »… Chirac prend alors plaisir à se rendre populaire auprès de la population palestinienne, mais aussi à marquer le contraste avec d’autres personnalités politiques, comme son Premier ministre socialiste Lionel Jospin, attaqué quant à lui trois ans plus tard à coups de pierres à Ramallah.
En réalité, par-delà ses différentes incarnations, la politique arabe de la France fonctionne comme un trompe-l’œil pour préserver des marchés et des débouchés. Dans ce cadre, le monde arabe que préfère la France est le plus souvent celui qui reste en l’état avec ses plages, ses chantiers de fouilles archéologiques et ses conflits sans fin, dans une stabilité bien ordonnée par la dictature – tout au moins tant qu’elle ne devient pas menaçante. Point n’est besoin de rappeler le soutien sans faille à l’Algérie des généraux, la Libye de Khadafi, l’Irak de Saddam Hussein, la Syrie des Assad, la Tunisie de Ben Ali, le Maroc du Makhzen… Certains hommes d’État français ont fait de cette histoire longue une sorte de certificat, se déclarant « amis », sinon connaisseurs, du monde arabe. C’est le cas de Jean-Pierre Chevènement, l’homme qui démissionna plutôt que d’aller en guerre contre l’Irak de Saddam, nommé à la tête de la Fondation de l’islam de France au lendemain des attentats de 2015 sur la foi de ces liens anciens.
LEYLA DAKHLI
Éric AESCHIMANN et Christophe BOLTANSKI, Chirac d’Arabie. Les mirages d’une politique française, Paris, Grasset, 2006.
Leyla DAKHLI, « L’expertise en terrain colonial. Les orientalistes et le mandat français en Syrie et au Liban », in « La France et la Méditerranée », numéro spécial de la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 99, 2010 / 3.
Gérard KHOURY, La France et l’Orient arabe. Naissance du Liban moderne (1914-1920), Paris, Armand Colin, 1993.
Henry LAURENS, Le Royaume impossible. La France et la genèse du monde arabe, Paris, Armand Colin, 1990.
André NOUSCHI, La France et le monde arabe depuis 1962. Mythes et réalités d’une ambition, Paris, Vuibert, 1994.