1790

Déclarer la paix au monde


La Déclaration de paix que la France fait au monde en 1790 accompagne le temps suspendu d’une hospitalité inconditionnelle fondée sur la fraternité du genre humain. En 1793, la guerre totale européenne fait de chaque citoyen d’origine étrangère un suspect à la solde de la contre-révolution. Désormais, l’hospitalité doit être l’expression des seuls liens réciproques entre peuples ou citoyens amis.

En déclarant la paix au monde le 22 mai 1790, les constituants affirment que seule la guerre de défense est légitime. Désormais, le peuple français refuse tout rapport de domination à l’égard d’un autre peuple, tout rapport de conquête. La liberté réciproque entre individus composant chaque peuple souverain, la reconnaissance mutuelle entre peuples doivent faire advenir une nouvelle fraternité. Une « cosmopolitique », dira Emmanuel Kant en 1795 dans son Projet de paix perpétuelle. Chaque citoyen libre est devenu responsable de son gouvernement et chaque peuple libre de la paix dans le monde.

Le 14 juillet 1790, des étrangers sollicitent la possibilité de participer à la fête de la Fédération au nom du genre humain. Ce sont trente-six individus du « Comité des étrangers de toutes les nations », qui affirment appartenir à des peuples encore soumis à des tyrans. « Le bonnet de la liberté qu’ils élèveront avec transport sera le gage de la délivrance prochaine de leurs malheureux concitoyens », déclare « l’orateur du genre humain » qui n’est autre qu’Anacharsis Cloots, baron prussien qui s’est lui-même rebaptisé sur le modèle antique, accouru à Paris dès 1789 pour participer à l’événement révolutionnaire. Les Américains, libres depuis la guerre menée contre l’oppressive Grande-Bretagne, demandent à prêter serment d’amitié au peuple français, comme concitoyens et comme frères qui chérissent de concert la liberté et la paix. Quant aux Britanniques, ils se pensent libres mais ne renoncent pas à la domination. La fraternité, entendez l’alliance des peuples libres, est supposée assurer « l’ordre dans le monde ». Mais tous, libres et non libres, partisans d’une égalité exemplaire ou adeptes d’une domination sans véritable partage, sont admis à l’hospitalité de la fête.

La Fédération nationale devient ainsi annonciation de temps nouveaux pour le genre humain, et affirmation de l’hospitalité quasi inconditionnelle des Français à l’égard des étrangers, car « un peuple libre ne connaît d’ennemis que ceux des droits de l’homme ». « Hymen général du monde », « symbole prophétique », déclarera Michelet en 1847.

Cependant, le 3 août 1793, Garnier de Saintes, conventionnel, présente un projet de loi sur les étrangers. L’article 7 résonne dans l’enceinte de l’Assemblée désormais républicaine : « Les étrangers qui obtiendront un certificat d’hospitalité seront tenus de porter au bras gauche un ruban tricolore sur lequel sera marqué le mot hospitalité et le nom de la nation dans laquelle ils sont nés. » Ce désir de pouvoir reconnaître d’un seul regard l’hôte admis à l’hospitalité résonne entre les temps. L’étranger, éternel suspect, installé sur le seuil d’un temps immobile. Le ruban ici n’est pas honorifique. L’article 8 vient le confirmer. « Les étrangers ne pourront en aucun temps quitter cette marque indicative, ni marcher sans leur certificat d’hospitalité ; et dans le cas où ils auraient enfreint l’une ou l’autre de ces dispositions, ils seront déportés comme suspects. » La rédaction définitive du décret efface la proposition de ruban tricolore et maintient la nécessité des certificats d’hospitalité. Ainsi l’étranger demeure-t-il ipso facto une figure de suspect.

Ces trois couleurs avaient déjà été accordées à des étrangers : « Les déserteurs seront accueillis avec amitié et fraternité et recevront d’abord comme signe d’adoption la cocarde tricolore […]. » Accueillis dans les légions françaises, le 29 avril 1792, ces déserteurs des armées ennemies avaient ainsi été honorés moins de dix jours après la déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie, empereur d’Autriche. Les trois couleurs étaient offertes à tous ceux qui recherchaient en France asile et protection des lois, tous ceux qu’on pouvait déjà considérer comme des réfugiés d’une guerre entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Le 1er mai 1792, le législateur Charles Duval avait affirmé que c’était au moment où « les peuples étaient tenus par les rois en état de révolte contre la liberté » qu’il fallait « leur prouver que nous sommes leurs amis et leurs frères, que partout chez eux et chez nous ils auront toujours de nous secours et consolation ». Charles Duval conçoit la loi nationale comme « garantie de l’affection fraternelle qui doit lier tous les peuples ». Si la loi française a pour visée l’humanisation des rapports sociaux et politiques par la reconnaissance d’une norme universelle du droit, valable partout et en tout temps, au moins comme devoir être, la loi nationale est aussi universelle. Et tant pis si ces déserteurs ne la connaissent pas encore, ils apprendront à l’aimer. Comment ne pas connaître et aimer la Déclaration des droits quand tous les enfants apprennent à lire en la déchiffrant ? Les trois couleurs sont donc le signe de cette fraternité universelle sous couvert de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’hospitalité est une pratique conséquente de cette nouvelle fraternité.

Or la loi d’août-septembre 1793 semble bien y mettre un terme. Ce qui avait été emblématique de la position révolutionnaire depuis cette fameuse Déclaration de paix au monde et la fête de la Fédération de 1790 pourrait bien être aboli.

Six mois plus tôt, au moment où la déclaration de guerre à la Grande-Bretagne, le 1er février 1793, amplifie, selon David Bell, la guerre déclarée au roi de Bohême et de Hongrie depuis le 20 avril 1792, Barère avait affirmé avec d’autres qu’il fallait « conserver l’hospitalité ou la protection de nos lois non seulement à ceux des Anglais et Bataves qui sont en ce moment sur le territoire de la République, mais encore à tous ceux qui voudraient y venir profiter des avantages d’un gouvernement libre. Que vous différerez en cela, citoyens, de vos ennemis ! Comme elle sera sentie, cette différence de la conduite d’un peuple libre avec celle d’un gouvernement despotique, lorsqu’on vous verra généreux et hospitaliers au moment où vos ennemis se rendent, envers vos concitoyens, tyranniques et barbares ».

Mais cette question de l’hospitalité fraternelle est également au cœur des propositions de Saint-Just dans le débat constitutionnel d’avril 1793 : « Le peuple français se déclare l’ami de tous les peuples ; il respectera religieusement les traités et les pavillons ; il offre asile dans ses ports à tous les vaisseaux du monde ; il offre un asile aux grands hommes et aux vertus malheureuses de tous les pays ; ses vaisseaux protégeront en mer les vaisseaux étrangers contre les tempêtes. Les étrangers et leurs usages seront respectés dans son sein. Le Français établi en pays étranger, l’étranger établi en France peuvent hériter et acquérir mais ils ne peuvent point aliéner. » Certes, l’étranger ne doit pas se comporter en conquérant, ni transformer le pays étranger en place commerciale aux dépens de l’hôte accueillant. Mais, en dehors de cette limite, qui est une contrainte posée sur les pratiques de conquête et de colonisation, l’étranger a droit à la plus grande sollicitude. La relation d’hospitalité est désormais quasi inconditionnelle, elle relève d’un devoir être absolu car le genre humain constitue une entité politique et sociale reconnue comme telle où chaque être humain semblable a droit aux mêmes droits.

Dans le même débat constitutionnel, cela conduit Robespierre à des propositions d’articles sur les relations de peuple à peuple et de citoyen à citoyen à l’échelle du genre humain pour la déclaration des droits à venir : « Art. Ier. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entraider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État. – II. Celui qui opprime une nation se déclare l’ennemi de toutes. – III. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. – IV. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers qui est la nature. »

Mais, en septembre 1793, l’étranger n’allégorise plus l’universel de l’événement révolutionnaire et le risque de ressembler aux régimes despotiques ne semble plus un souci aussi prégnant. Qu’est-ce qui a bien pu venir mettre un terme à cette hospitalité limitée seulement par le refus des conquêtes, du colonialisme et le refus des rapports de domination ? D’abord, et de façon tout à fait banale, l’hostilité de la coalition contre-révolutionnaire de toute l’Europe. Ensuite, le sentiment que l’hospitalité et l’amitié données ont été trahies. Face à cette trahison, il s’agit de limiter la pratique de l’hospitalité sans renoncer à l’horizon d’attente d’une sorte de société des nations, alliées entre elles pour être capables d’agir avec les mêmes principes. C’est donc au nom du projet cosmopolitique fondé sur la réciprocité qu’il faut suspendre l’hospitalité inconditionnelle. Ceux qui ne sont pas d’un peuple libre et allié ne sont plus dignes de confiance, à moins d’être avoués par plusieurs « bons citoyens ».

Le risque de confusion entre les différents types d’étrangers est perçu. Commence alors à s’exprimer une volonté constante de distinguer entre les bons étrangers et les espions soudoyés par les rois. Garnier de Saintes lui-même, au moment de rapporter sur la loi d’août-septembre, déclare : « Le peuple français, généreux dans sa politique et juste dans la rigueur de ses mesures, ne confondra point l’homme égaré qui revient avec le conspirateur qui se masque, ou l’étranger paisible qui aime nos lois avec celui qui, intrigant et hypocrite, en parle avec respect pour les trahir avec succès. » Mais, de fait, la condition donnée pour être admis à l’hospitalité, être avoué par deux citoyens patriotes, déplace une hospitalité publique inconditionnelle et portée par la protection juridique vers une hospitalité civique conditionnelle portée par la vertu des patriotes. Chacun réaffirme alors le caractère hospitalier des citoyens patriotes. Ils sauront jouer leur rôle de membres d’un peuple libre et devenir garants des droits de l’humanité. Dans la sphère limitée qui sera de fait la leur, ils assureront ainsi la pérennité de l’idée de paix déclarée au monde, et le refus des guerres de conquête. Lourdes responsabilités.

Comme le dit Saint-Just dans ses Fragments d’institutions républicaines (1794) : « Il fut des peuples libres qui tombèrent de plus haut. » Nul ne sait quand nous en aurons fini avec cette chute-là.

SOPHIE WAHNICH