L’année des indépendances est celle des occasions manquées pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale où s’esquissent des projets politiques alternatifs. Leur échec est la condition de l’instauration d’une nouvelle politique d’influence française dans son ancien empire colonial.
L’expérience aura été éphémère, sinon mort-née : le 20 juin 1960, le Sénégal et le Soudan français fusionnent pour accéder à l’indépendance sous le nom de fédération du Mali. Cette fédération est apparue comme le fer de lance d’un authentique projet politique alternatif en Afrique de l’Ouest. Derrière la convocation identitaire du mythique empire du Mali, elle constitue l’aboutissement d’un combat, porté par le Sénégalais Mamadou Dia et le Soudanais Modibo Keita, pour refonder la géopolitique de l’Afrique de l’Ouest. Pourtant, ce mariage malien ne survit pas à l’été 1960 : au terme d’une crise politique qui se joue du 18 au 21 août entre les responsables politiques sénégalais et soudanais, le divorce est consommé. Le Sénégal proclame unilatéralement son indépendance le 5 septembre 1960, et Mamadou Dia cède la place à Léopold Sédar Senghor qui devient le chef du nouvel État sénégalais. Le Soudan, grand perdant de ce projet, proclame son indépendance le 22 septembre 1960 sous le nom de république du Mali, ultime vestige de ce rendez-vous manqué. Cet échec consacre la « balkanisation » de l’Afrique francophone, c’est-à-dire l’accession à l’indépendance des colonies d’AOF et d’AEF dans le cadre des anciennes frontières coloniales et non des grands ensembles fédéraux… à la plus grande satisfaction de Félix Houphouët-Boigny, président de la Côte d’Ivoire, et Jacques Foccart, « Monsieur Afrique » du général de Gaulle.
La fédération du Mali s’inscrit, au terme de quinze ans de malentendus politiques, entre la France et l’Afrique. En 1946, avec la Quatrième République, est créée l’Union française pour réformer l’empire colonial. En réalité, alors qu’un ministère spécifique est consacré à l’Indochine (les Relations avec les États associés), que les protectorats dépendent des Affaires étrangères, que les quatre vieilles colonies (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion) sont érigées en départements d’outre-mer et que les trois départements d’Algérie relèvent du ministère de l’Intérieur, c’est l’Afrique qui constitue bel et bien le cœur de l’Union française. Mais l’objectif de l’Union est-il de régler la question de l’égalité civique de ses « nationaux » ou de donner de nouveaux habits plus acceptables au régime colonial ? Déjà quatre décennies plus tôt, Blaise Diagne, premier député africain, avait mis la « République coloniale » face à ses contradictions en obtenant, par la loi de 1916, la citoyenneté française pour les ressortissants des Quatre Communes du Sénégal (Dakar, Saint-Louis, Rufisque et Gorée) comme contrepartie de l’impôt du sang africain versé pendant la Première Guerre mondiale. Depuis, cet horizon est une légitime attente pour une Afrique coloniale qui a été le berceau de la France libre, à qui elle a fourni les premiers contingents de soldats et les premiers moyens de son indépendance économique dès 1940.
Dans ce contexte, la loi de 1946 sur l’abolition du travail forcé, qui inaugure l’Union française, a nourri beaucoup d’espoirs. Mais dans la décennie qui suit, malgré les efforts des élites politiques africaines, la réforme coloniale ne survient pas : une frontière sépare les citoyens de l’Union des citoyens français, c’est-à-dire, en Afrique, les colonisés des colonisateurs. Une ségrégation civique est instituée avec le système du double collège électoral établi pour surreprésenter les voix des colons et leur laisser l’initiative politique. Il faut la loi-cadre Defferre de 1956, seulement appliquée en 1957, pour que survienne une première égalité avec la liquidation du double collège et que soient élus au suffrage universel des conseils de gouvernement… toujours présidés, toutefois, par le gouverneur colonial de chaque territoire. L’esprit des lois qui aurait dû présider à l’Union française se concrétise avec dix ans de retard.
Ces réformes inachevées s’inscrivent dans une course contre la montre entre contestation anticoloniale et processus contrôlé de décolonisation. Car les contestations politiques et sociales de l’ordre colonial se multiplient depuis 1945. Dès 1955, la France mène, à l’insu de son opinion publique, une répression coloniale qui tourne en guerre dans le sud du Cameroun, en pays bassa et bamiléké, contre l’Union des populations du Cameroun (UPC), une organisation politico-militaire nationaliste. Cette guerre n’est pas sans faire écho à celle d’Algérie ainsi qu’en témoigne la circulation, d’un théâtre d’opérations à l’autre, de militaires et de savoir-faire de la guerre contre-insurrectionnelle.
À la fin des années 1950, l’Afrique constitue le troisième front politique de la décolonisation après l’Indochine et le Maghreb. Parvenu au pouvoir en 1958, de Gaulle décide de précipiter le calendrier de sa politique de décolonisation. Avec la Cinquième République, l’Union française est remplacée par la Communauté franco-africaine. Celle-ci doit fonctionner comme un « véhicule d’un âge historique à un autre », selon les mots de Charles de Gaulle. Dans cette ambition, l’Afrique doit être à la fois la vitrine internationale de la décolonisation gaulliste et le socle de la puissance nationale en pleine guerre froide. Un projet pour le moins paradoxal puisqu’il suppose le passage par la décolonisation mais le maintien de l’influence française dans son « pré carré » africain : c’est précisément la mission de Foccart à l’Élysée…
En Afrique, le rêve inabouti de l’Union a laissé place à un nouvel enjeu : la fédération. Dans cette logique et sur l’héritage de la loi-cadre Defferre, les gouvernements africains pourraient établir un dialogue au sein de la Communauté pour décider d’un projet régional issu de l’AOF (fédération du Mali) et d’AEF (projet de Centrafrique) qui conduirait à l’indépendance. De nouveaux horizons se construisent dans la perspective d’une décolonisation négociée avec la métropole.
L’Ivoirien Houphouët-Boigny, hostile à ce projet piloté par le Mali et le Sénégal, a une excellente maîtrise de ces enjeux au sein de la classe politique franco-africaine dont il arpente les couloirs sans discontinuer depuis la Libération. Côté français, il dispose du double héritage de la Quatrième République et de son intégration dans la Cinquième : député à l’Assemblée nationale à Paris, il est promu à plusieurs reprises ministre de la République française entre 1956 et 1961. Côté africain, il dirige depuis sa création en 1946 le Rassemblement démocratique africain (RDA), la plus importante formation politique d’Afrique francophone qui étend ses ramifications à travers l’AOF et l’AEF. En 1946, il a été l’un des principaux artisans de l’abolition du travail forcé. Enfin, il est l’homme fort de la Côte d’Ivoire. Depuis la loi-cadre Defferre, il prône pour le RDA une ligne opportuniste de conquête du pouvoir par les urnes.
L’affaire se noue à partir de l’été 1958, avec le changement de régime. Dès juillet 1958 éclate la « querelle fédérale » : lors de la rédaction de la Constitution, Houphouët-Boigny se prononce en faveur de la « balkanisation » et d’un processus de transition par étapes vers l’indépendance, s’opposant aux thèses favorables à l’indépendance immédiate et / ou à la formation de grands ensembles fédéraux. L’acmé de la propagande gaulliste se situe en août 1958, avec la tournée africaine du général de Gaulle sur le thème de « l’homme de Brazzaville ». Mais en AOF, notamment avec le discours de Sékou Touré (« Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage ») et les manifestations populaires à Dakar, des signes de contestation se manifestent.
Ainsi le référendum du 28 septembre 1958 porte en Afrique sur une question précise, qui diffère quelque peu de celle présentée aux Français : choisir entre l’indépendance immédiate et l’adhésion à la Communauté franco-africaine. Derrière l’écrasante victoire du « oui » à la Communauté se cache en réalité une élection sous contrôle. Foccart entend faire le jeu d’Houphouët-Boigny. En coulisse, il n’hésite pas à s’appuyer sur des hommes sûrs, tels que le gouverneur Don Jean Colombani envoyé au Niger pour neutraliser la campagne du « non ». Finalement, seule la Guinée-Conakry votera « non ». La France rompt les ponts avec le régime de Sékou Touré… qui fait l’objet d’opérations de déstabilisation menées par le SDECE (services secrets) dès 1959-1960 : Paris ne peut tolérer que la Guinée, qui s’ouvre rapidement au bloc de l’Est, devienne l’antichambre de la subversion en Afrique de l’Ouest. Car déjà la guerre froide commence à s’inviter sur les rives du Congo belge, aux portes de Brazzaville.
Dans ce contexte tendu, derrière l’apparente et fausse tranquillité de la Communauté, un bras de fer s’engage au sein du RDA entre la ligne d’Houphouët-Boigny et celle de ses adversaires. À la veille du référendum de 1958, un axe s’est constitué au sein du RDA autour de Sékou Touré et Modibo Keita pour demander l’indépendance immédiate et la composition d’une grande fédération. Entre 1958 et 1960, Houphouët-Boigny s’emploie à verrouiller sa politique en Afrique de l’Ouest, et à marginaliser ses frères ennemis au sein du RDA dont il garde jalousement le contrôle. Houphouët-Boigny forme une première ceinture de sécurité géographique autour de la Côte d’Ivoire avec la constitution du Conseil de l’entente composé du Niger, de la Haute-Volta et du Dahomey, détournés un à un du projet malien. De sorte qu’à l’aube de 1960 ne restent plus que le Sénégal (qui a toujours été en dehors des réseaux RDA) et le Soudan pour promouvoir le projet de la fédération du Mali. Le 20 juin 1960, lorsque est proclamée son indépendance, il est déjà politiquement épuisé.
Entre 1958 et 1960, le RDA est devenu la colonne vertébrale africaine de la politique française sur le continent ; la Côte d’Ivoire s’est affirmée comme le berceau de cette nouvelle géopolitique, et Houphouët-Boigny et Foccart se sont imposés comme les authentiques fondateurs de la Françafrique. En toute discrétion et à l’ombre des cérémonies officielles de 1960, Foccart a achevé de sécuriser les indépendances. En mai 1960, le démantèlement d’un « complot communiste » à Brazzaville permet d’asseoir le pouvoir de l’abbé-président Fulbert Youlou, l’homme du RDA au Congo. Entre octobre et novembre 1960, le SDECE procède à l’élimination physique de Félix Moumié, leader de l’UPC, empoisonné par un Ricard au thallium. Par les accords secrets qui accompagnent la décolonisation de 1960, un pacte postcolonial est conclu : la protection militaire française contre l’exclusivité de certaines matières premières.
En décembre 1960, c’est l’Afrique qui vient au secours de la France : lors du débat algérien de la XVe session de l’Assemblée générale de l’ONU, se joue l’acte fondateur de cette diplomatie franco-africaine sur la scène internationale. Les Républiques africaines « amies de la France » – à peine élues membres de l’ONU quelques semaines plus tôt à l’ouverture de la session – votent, sur consigne directe d’Houphouët-Boigny, contre le projet de Kennedy pour l’Algérie, sauvant ainsi la souveraineté gaulliste dans le règlement de la crise algérienne.
JEAN-PIERRE BAT
Jean-Pierre BAT, La Fabrique des « barbouzes ». Histoire des réseaux Foccart en Afrique, Paris, Nouveau Monde, 2015.
Frederick COOPER, Citizenship between Empire and Nation : Remaking France and French Africa (1945-1960), Princeton, Princeton University Press, 2015.
Claude GÉRARD, Les Pionniers de l’indépendance, Paris, Inter-Continents, 1975.
Frédéric GRAH MEL, Félix Houphouët-Boigny. Biographie, t. 1, Paris, Maisonneuve & Larose / CERAP, 2003, t. 2 et 3, Paris, Karthala / CERAP, 2010.
Gabrielle HECHT, Uranium africain, une histoire globale, Paris, Seuil, 2016.