1811

Ce qu’il restera de l’Empire


En cette année 1811, jamais l’Empire napoléonien n’a été aussi étendu, du moins sur le sol européen. Aux 28 millions de Français s’ajoutent 14 millions d’individus nés étrangers. Mais que reste-t-il de l’Empire trois ans plus tard, une fois la France vaincue et ramenée à ses anciennes frontières ?

Jamais la France ne se sera autant confondue avec l’Europe qu’en 1811, avec ses cent trente départements s’étirant de Bayonne à Hambourg et de Hambourg à Rome, et pourtant rarement la France depuis l’époque moderne aura été aussi peu présente qu’alors sur le reste du monde. La chronique napoléonienne est prodigue en raccourcis frappants : le 9 juillet 1810, un décret réunit la Hollande à la France le jour même où les Anglais prennent possession de l’île Bonaparte (la Réunion) ; le 13 décembre 1810, ce sont les villes hanséatiques qu’un sénatus-consulte réunit à l’Empire, soit dix jours après la perte de l’île de France (île Maurice). Voilà cependant une distorsion impériale à laquelle on ne prête guère attention : ne serait-ce pas là l’aboutissement du partage du monde qu’esquissait la paix d’Amiens ? Tout n’était-il pas joué depuis l’automne 1805, celui de Trafalgar et d’Austerlitz ? Peu importe : cet apogée européen et son ombre – l’étiage mondial – ont autre chose à nous dire de la France, bien au-delà du paradoxe d’un Napoléon prisonnier du continent, forcé à la fuite en avant de Madrid à Moscou, faute de pouvoir frapper l’Angleterre ou de réaliser des desseins mondiaux voués dès lors à résonner dans le vide de sa Correspondance.

L’échec de l’expédition de Saint-Domingue puis la perte, une à une, des colonies sanctionnaient pour partie les tensions intestines de sociétés coloniales de nouveau esclavagistes pour celles qui avaient cessé de l’être avec la Révolution et refusant de s’appuyer pour leur défense sur les gens de couleur, de la même manière que le sol de la métropole s’était fermé à eux après leur exclusion du corps des officiers. Le caractère trompeur de l’expansion napoléonienne se mesure aussi en Europe. Le pari impérial fut celui d’une génération de Français fiers d’une Révolution qui les autorisait à régénérer l’Europe et forts de leurs victoires qui leur permettaient de la régenter ; orgueil et préjugés, a-t-on diagnostiqué. Les Français se seraient alors moins ouverts au continent qu’ils n’auraient cherché à l’emplir de leurs valeurs universelles, à le codifier selon les principes du Nouveau Régime né de 1789, et à en dresser la statistique générale pour en saisir les ressources. À l’heure du Blocus continental, Hambourg ne devient française que pour se fermer au monde ; l’absorption de la Hollande au sein du Grand Empire achève d’en boucher les horizons. Rome n’est plus dans Rome : son pape est en exil ; ses archives partent pour Paris, et cette provincialisation tiendrait même de la sujétion coloniale. Dans sa version initiale, l’Exposé de la situation de l’Empire en 1811 ne se félicitait-il pas de la sorte ? « La ville qui fut la 1re du Monde est aujourd’hui la seconde de l’empire : 900 000 nouveaux sujets concourront à sa prospérité ; un territoire propre à des genres de culture auxquels se prêtent plus difficilement les autres parties de la France, naturalisera parmi nous des substances jusqu’alors exotiques et nous donnera le coton que nous tirons de l’étranger. »

On importera certes quelques buffles du Latium mais, ici comme ailleurs, ce sont surtout des administrations qui y poussent, multipliant les débouchés pour les Français et assurant au passage des postes aux rapatriés des Antilles. Avocat ayant fui Saint-Domingue en 1793, Legonidec de Kerdaniel devient juge au tribunal d’appel de Trèves puis procureur général à Rome en 1810 ; sénéchal du Cap-Français, Busson obtient une place de juge à la cour criminelle de Parme, suivant la trajectoire de son protecteur Moreau de Saint-Méry, lui-même ancien député de la Martinique et passé administrateur général des États de Parme, Plaisance et Guastalla. Tout à sa politique d’amalgame et de réunion, Napoléon n’en veille pas moins à faire une place aux nouveaux Français tout comme il s’emploie à rapprocher les parties d’un tel empire en les reliant au même centre parisien. L’année 1811 est ainsi celle d’une structuration routière à portée européenne. Au cours d’une même séance, le Conseil général des Ponts et Chaussées n’examine-t-il pas le tracé de la route de Paris à Wesel, le projet d’un pont sur la Scrivia entre Tortone et Alexandrie, l’exécution de décrets d’aménagement de diverses rivières rhénanes, la participation des communes du Mont-Tonnerre aux frais de la route de Metz à Mayence ou celle de la ville de Genève au financement du pont de Carouge ?

Voilà bien de l’argent perdu, déplorera-t-on au moment du bilan. Sous la légende noire antinapoléonienne s’exprime aussi une réaction proprement anti-impériale en ce temps de recentrement identitaire que fut la Restauration. En ramenant la France à ses anciennes limites, le traité de Paris du 30 mai 1814 aurait mis fin à la dilution du pays. Qu’avait-il encore de français cet empire de 1811 qui faisait de 14 millions d’individus nés étrangers les compatriotes de 28 millions de Français ? À force d’incorporer les peuples, le national s’était vu absorbé dans l’impérial. « Les Français ne se reconnaissaient déjà plus au milieu d’une patrie qu’aucune frontière naturelle ne limitait plus, et tant y devenait grande la diversité des mœurs, des figures et des langages […] c’était perdre la France dans l’Europe car enfin quand la France serait l’Europe il n’y aurait plus de France » : tel était l’avertissement que prêtera Philippe-Paul de Ségur à son père Louis-Philippe pour dissuader l’Empereur de s’engager en Russie, dans son Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l’année 1812, parue en 1824. Dès les débats des 28-29 septembre 1814, Clausel de Coussergues fustigeait à la Chambre des députés l’amalgame de tant de peuples et la folle quête de la monarchie universelle qui réduisait la France à « une province de l’Empire de l’Europe ». Ces débats conduisirent à l’adoption, le 14 octobre suivant, d’une loi qui imposait dix ans de résidence dans l’espace resté français aux anciens nouveaux Français désireux de recouvrer la nationalité qui fut la leur du temps des départements réunis.

C’est peu dire que l’État-Empire, construit parallèlement à l’État-Nation, s’est heurté à l’incompréhension, voire à l’incrédulité rétrospective. Les historiens ont l’ironie facile : beaucoup a été dit sur cette France artificielle et hasardeuse de 1811. Ne parle-t-on pas encore aujourd’hui d’un empire bedonnant et si étiré qu’il défie la géographie des frontières naturelles et jusqu’à la géométrie ? On mesure là le prisme de la figure familière et régulière de l’hexagone. Si, depuis trente ans, les historiographies européennes ont su s’émanciper de leurs grands récits nationaux pour réintégrer une matrice française, la part européenne de la France postnapoléonienne n’a guère été envisagée. Or, qu’est-il resté de l’Empire ? Des trophées bien sûr, quelques noms sur le plan de Paris, et tout ce « patrimoine immatériel de gloire » qu’évoquait de Gaulle, voire la nostalgie de la grandeur perdue, lorsque, quarante ans avant les Britanniques de Palmerston, un Français se faisait partout respecter en disant Civis romanus sum, comme aimera à le rappeler dans ses Mémoires Camille de Tournon, qui fut préfet de Rome.

Cette fière génération impériale est décidément bien éloignée de l’idéal du citoyen du monde. Pourtant, à l’image de la Rome antique « conquise par sa conquête » hellénique tout comme la Grèce et la Macédoine avaient subi l’influence asiatique, l’expansion française n’en a pas moins été accompagnée d’effets de retour, plus ou moins perçus. Ces fonctionnaires en poste dans les territoires annexés vivent de l’Empire, affirment vivre pour l’Empire et, quoi qu’il en soit, vivent dans l’Empire ; ils en sont non seulement les représentants, mais encore des produits en tant qu’ils ont vécu l’Empire, c’est-à-dire une expérience européenne. Qu’en ont-ils retenu et transmis ? Même un échec porte ses fruits. Très sévère à l’égard des Croisades, Jacques Le Goff estimait qu’elles n’avaient rien apporté d’autre à l’Occident que l’abricot ! Pour défiger le champ encore clos sur lui-même des études napoléoniennes, on serait tenté d’appliquer la boutade aux années 1800 en songeant au poulet Marengo. N’était-ce pas ce qu’avait répliqué Musset aux patriotes allemands de 1840 ? Le Rhin allemand a tenu dans notre verre. Tandis que les soldats français buvaient de ce vin, d’autres Français, installés dans les pays conquis, goûtaient à leur table ; initiés aux brocolis, au melon vert ou au courgeron du Piémont, ils en envoyaient des graines à leurs proches restés dans l’ancienne France pour les y cultiver.

Mais n’est-ce pas surtout des Italiennes ou des Rhénanes qui y ont fait souche en suivant leurs maris français en 1813-1814 ? Exemple entre mille : le Messin Philippe Maguin épouse en 1811 une habitante de Chiavari, dans le département ligure des Apennins où il avait été nommé quatre ans plus tôt conducteur des Ponts et Chaussées ; mère de deux enfants, elle mourra rentière à Besançon en 1871 sous le nom francisé d’Anne-Marie-Rose née Fontarose. Intégration si parfaite qu’elle n’a laissé de traces que pour des cas plus exotiques, telle La Péchina, l’orpheline métisse des Paysans de Balzac, née d’un père bourguignon ayant servi dans les Provinces illyriennes et d’une Monténégrine, et à laquelle songe l’historien lorsque, parcourant des dossiers de pension, il s’arrête sur l’itinéraire d’un Benoît Arthaud, d’un Joseph Guittet ou d’un Pierre Pescher, rentrés dans la direction des douanes de Grenoble avec leurs épouses illyriennes, leurs enfants et tout un bagage de références comme de souvenirs.

AURÉLIEN LIGNEREUX