Le 21 mars 1804, deux mois avant que la France s’établisse comme un Empire, est promulguée la loi affirmant la réunion des « lois civiles en un seul corps ». Par un geste démiurgique, Napoléon entend conquérir une forme de souveraineté universelle par le droit. Et les avatars du fameux Code lui assurent une renommée mondiale jusqu’au XXe siècle.
Le 21 mars 1804 est la date de la loi « contenant la réunion des lois civiles en un seul corps de lois, sous le titre de Code civil des Français ». Cette loi fusionne en un seul ensemble les trente-six textes législatifs votés par les assemblées du Consulat en 1803 et 1804 qui forment, selon une numérotation continue, les 2 281 articles primitifs du Code civil. Elle abroge les lois romaines, les ordonnances royales et les coutumes dans les matières qui font l’objet du Code. Beaucoup est dit dans cette loi, d’apparence technique, formellement hors du Code civil. Si chacune des trente-six lois qui constituent le Code a été promulguée à une date séparée, l’histoire de l’application du Code civil, de l’après-codification, commence le 21 mars 1804, huit jours après la loi rétablissant des écoles de droit, deux mois avant l’établissement de l’Empire. À cette date, le Code civil est mis en application dans les quatre-vingt-trois départements créés en 1790, auxquels s’ajoutent neuf départements correspondant à la Belgique et au Luxembourg actuels, le département du Léman avec Genève, quatre départements rhénans et six départements piémontais. Dans tous ces territoires alors français, il était fait table rase des sources de l’ancien droit, notamment des coutumes et des lois romaines. Pour tous les habitants de ces territoires, une seule loi civile était en vigueur sous le titre de Code civil des Français.
Cette expression ne signifie pas qu’il s’agisse d’une législation adoptée démocratiquement, bien au contraire, le code ayant été imposé par Bonaparte à des assemblées plutôt récalcitrantes. Il a été baptisé « Code Napoléon » en 1807 pour glorifier l’Empereur législateur qui avait donné de sa personne en participant à la moitié des séances du Conseil d’État consacrées à la codification civile. Il a été « débarrassé du nom de l’usurpateur » en 1814, a retrouvé son titre en 1852, l’a perdu par désuétude (ce qui n’est pas très conforme à l’orthodoxie juridique) en 1870. Par la grâce des éditeurs privés, qui ont fait fortune avec cet ouvrage, il est devenu pour tous les juristes le Code civil.
Il est pourtant bien le « Code civil des Français » parce qu’il parle de la France de part en part. Ce n’est certes pas le premier code français, titre qui revient au Code pénal de 1791. Mais, dans le monde, c’est le premier code fondé sur le critère de la nationalité (la « qualité de Français » comme on disait à l’époque), et non sur le domicile. Il est d’ailleurs restrictif sur les droits civils des étrangers, ce qui n’est guère étonnant, la France étant à nouveau en guerre contre l’Angleterre en mars 1804. Le Code réalise l’unification, dans les matières civiles, du « droit français », une expression doctrinale remontant au XVIe siècle pour qualifier la diversité des règles romaines, coutumières, voire canoniques qui ont été intégrées, à côté de la législation royale, dans l’ordre étatique dépendant des rois de France. Ce droit français, jusque-là caractérisé par une marqueterie de textes et des frontières internes, est ramené à l’unicité d’une loi civile presque absorbée dans le Code.
Le Code civil est français, car il est incompréhensible sans la Révolution française. La monarchie d’Ancien Régime n’avait jamais osé toucher à la division entre pays de coutume et pays de droit écrit, ni aux privilèges du clergé et de la noblesse. Même les juristes ne parlaient pas de codification du droit civil avant 1789 : ni Domat ni Pothier n’ont rêvé d’un Code civil, seuls des utopistes connaissant les projets de Frédéric II de Prusse (comme Mirabeau) pouvaient entrevoir cette idée. L’Assemblée constituante, en proclamant dans la Déclaration des droits que la loi est « l’expression de la volonté générale », « la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse », fait de la codification un objectif constitutionnel : « Il sera fait un Code de lois civiles communes à tout le Royaume », affirme la Constitution de 1791.
La force performative du droit ne va pas jusqu’à transformer automatiquement un vœu en droit positif. Les assemblées révolutionnaires ne sont pas parvenues à adopter l’un des trois projets de code proposés par Cambacérès. Mais l’abolition la plus radicale au monde de la féodalité, la sécularisation du mariage, l’institution du divorce, l’émancipation des juifs, la reconnaissance de droits aux enfants naturels, l’établissement de la liberté du commerce, l’autorisation du prêt à intérêt, l’organisation d’un système judiciaire unifié sous le contrôle du Tribunal de cassation, voilà l’immense héritage juridique de la Révolution, que le Code civil a consolidé, et que des générations de Français ont approuvé par leurs votes.
Le Code Napoléon revient indéniablement sur certaines réformes de la Révolution ; il renoue avec des institutions de l’ancien droit, emprunte au droit coutumier et au droit écrit. Mais il le fait en prétendant réaliser, selon le mot de Portalis, une double transaction entre le Nord et le Midi, entre l’ancien et le nouveau. Son article 8 – « Tout Français jouira des droits civils » – répond en écho à l’article 6 de la Déclaration de 1789. Avec la même langue française ont été forgés ces textes, dont la richesse sémantique et symbolique n’a jamais cessé d’éblouir.
Classé par les historiens du droit dans la « première vague de codification », entre le Code général prussien de 1794 et le Code civil autrichien de 1811, le Code civil français présente des caractères tellement uniques qu’il est difficile de le comparer aux autres : archétype de la codification, comme l’a compris Max Weber, il en a été le point limite, du moins au XIXe siècle.
Dès 1804, le Code civil est sorti des frontières traditionnelles de la France. Il a été imposé dans tous les départements du Grand Empire (ou presque, Napoléon ne l’a pas promulgué dans le Simplon, actuel canton du Valais !), de Hambourg à Rome, tandis que l’Empereur pressait les États vassaux de l’adopter, avec des réussites en Italie, des résultats nuancés en Pologne (sans le mariage civil) ou limités en Allemagne. L’autocrate n’a jamais tenté d’introduire son code en Espagne. Une caricature de 1814 montre Napoléon partant pour l’île d’Elbe avec tout son « fatras », le Code civil sous le bras. Celui-ci connaît bien un reflux en 1814, mais il est maintenu aux Pays-Bas jusqu’à la rédaction d’un Code néerlandais en 1838, qui n’empêche pas le ralliement de la Belgique indépendante (en 1830) et du Luxembourg au code français. Les habitants de la Rhénanie prussienne et du Jura bernois se battent pour obtenir pendant presque un siècle l’application du Code civil.
Même les régimes de la Restauration imitent le Code civil, à Naples, à Parme, au Piémont, dans plusieurs cantons suisses, en rabotant ses aspects les plus révolutionnaires, comme le mariage civil ou l’égalité successorale. Dès 1808, le Code Napoléon inspire le Code civil de l’État de Louisiane. En 1816, il est introduit à Haïti, qui s’était pourtant révoltée contre la France en 1804 pour former la première république noire. En 1828, un tout petit groupe de juristes anonymes de l’État d’Oaxaca au Mexique traduit en espagnol et fait adopter une version légèrement modifiée du Code civil, ouvrant la voie à toutes les codifications civiles d’Amérique latine inspirées plus ou moins du code français. Celui-ci sert aussi de modèle au Québec en 1866. En 1859, on crie dans la péninsule italienne : « Vive le royaume d’Italie, vive Victor-Emmanuel roi d’Italie, vive le Code Napoléon ! » Ce dernier est appliqué provisoirement dans les légations avant d’être imité par le premier Code civil italien de 1865.
Critiqué par le juriste prussien Savigny et l’école historique du droit, brûlé dans des fêtes nationalistes, le Code Napoléon est au centre des débats dans l’Allemagne de la première moitié du XIXe siècle : Hegel le prend pour exemple, Marx qui a été soumis en Rhénanie à l’empire de ce droit y voit la manifestation de l’emprise de la bourgeoisie sur la législation. Quand sont élaborés les Codes civils allemand (BGB) et suisse (ZGB), l’influence du code français commence à décliner ou doit composer, comme dans les cas du Japon (1896) et de la Turquie (1926), avec les nouveaux modèles.
Alors que la France a refusé d’appliquer le Code civil aux « indigènes », « sujets » français des colonies, elle a fait rayonner l’influence de ce code dans une bonne moitié de l’Afrique et dans une partie de l’Asie. Le mandat français a donné naissance à un Code des obligations au Liban en 1932. Tandis que Sainte-Lucie, arrachée à la France par les Britanniques en 1804, s’est vue dotée en 1879 d’un Code civil inspiré – du fait du déplacement d’un gouverneur colonial – de celui du Québec, les habitants de Pondichéry ayant renoncé au statut hindou connaissent encore le Code civil. Depuis 2012, quelques dizaines de couples libanais, souhaitant se marier civilement (ce qui n’est pas possible selon les statuts personnels et l’affiliation religieuse), s’adressent à un notaire en demandant l’application du Code civil qui n’a jamais été abrogé dans ce domaine depuis le mandat français. On pourra parler d’un mirage lié à quelques buttes-témoins de la mondialisation aujourd’hui passée du Code civil. À la lumière des débats sur le « mariage pour tous », on mesure à la fois les changements profonds ayant affecté en France le Code civil et le maintien d’une certaine valeur symbolique qui dépasse nos frontières : n’est-ce pas le Code qui a proclamé la liberté de se marier avec le conjoint de son choix ?
JEAN-LOUIS HALPÉRIN
Frédéric AUDREN et Jean-Louis HALPÉRIN, La Culture juridique française. Entre mythes et réalités (XIXe-XXe siècle), Paris, CNRS Éditions, 2013.
Pio CARONI, Saggi sulla storia della codificazione, Milan, Giuffrè, 1998.
Jean-Louis HALPÉRIN, L’Impossible Code civil, Paris, PUF, 1992.
Jean-Louis HALPÉRIN, « Deux cents ans de rayonnement du Code civil des Français ? », Les Cahiers de droit, vol. 46, nos 1-2, 2005, p. 229-251.
Xavier MARTIN, Mythologie du Code Napoléon. Aux soubassements de la France moderne, Bouère, Dominique Martin Morin, 2003.