1539

L’empire du français


Plus vieille disposition législative encore en vigueur dans le droit français, l’ordonnance de Villers-Cotterêts prône l’usage de la langue du roi pour dire la norme. Le fait-elle contre la diversité des langues régionales ou contre l’obscurité du latin ? Elle porte en tout cas une conception plus impériale que nationale de l’expansion linguistique.

Villers-Cotterêts, Aisne, 10 000 habitants. Son château Renaissance, sa municipalité Front national. Lorsque son maire nouvellement élu en mars 2014 déclara qu’il refusait de participer aux cérémonies de commémoration de l’abolition de l’esclavage, la ville natale d’Alexandre Dumas passa furtivement sous les feux des projecteurs de la presse nationale. On ne manqua pas de rappeler que s’y était déjà jouée, voici bien longtemps, l’idée que la France se faisait de son identité. Car c’est, dit-on, par la grâce du roi François Ier de passage dans son château tout nouvellement construit au cœur de la forêt giboyeuse de Retz, que fut édictée, entre le 10 et le 25 août 1539, l’ordonnance qui dotait le royaume d’une langue nationale. Et d’ajouter, pour faire bonne mesure : l’ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne disposition encore applicable dans le droit français.

Est-ce si sûr ? C’est au chancelier Guillaume Poyet, l’un des plus illustres orateurs du barreau, que l’on doit cette loi de procédure, dite pour cela Guillemine. Elle poursuit l’intense activité législative engagée depuis l’ordonnance de Blois de 1498 en rassemblant, dans un ensemble majestueux de cent quatre-vingt-douze articles, différentes règles de procédure civile et criminelle (selon une distinction qui ne sera établie qu’en 1670). Il s’agit, affirme son préambule, de « pourvoir au bien de notre justice, abréviation des procès et soulagement de nos sujets », et ce, d’abord en garantissant ce que l’on pourrait appeler la disponibilité de la norme – son intelligibilité et sa conservation. Ainsi pour l’enregistrement notarial : l’article 51 généralise la tenue du registre des baptêmes et leur dépôt au greffe du bailliage ou de la sénéchaussée ; l’article 175 fait obligation aux notaires de tenir registres et protocoles des testaments et contrats qu’ils passeront et recevront.

Rendre visible le droit, pour accroître le domaine du contrôlable : telle est donc l’exigence de clarté que pose l’article 110 : « Et afin qu’il n’y ait cause de douter sur l’intelligence desdits arrêts nous voulons et ordonnons qu’ils soient faits et écrits si clairement qu’il n’y ait ni puisse avoir aucune ambiguïté ou incertitude ni lieu à demander interprétation. » L’article 111 lui est logiquement subordonné. Il affirme que ces arrêts doivent être rédigés en « langage maternel français et non autrement ». Or, par un paradoxe des plus savoureux, ce passage qui semble ordonner l’usage administratif de la langue française pour satisfaire un besoin de clarté est, en français, tout sauf clair. Et c’est cette ambiguïté qui explique sans doute l’exceptionnelle longévité de son usage juridique.

L’ordonnance proscrit l’usage du latin, c’est entendu, mais exclut-elle les langues provinciales ? Le premier juriste à commenter les ordonnances royales, l’illustre Pierre Rebuffe, le conteste dès 1580 : le français du roi n’est pas, loin s’en faut, la langue maternelle de tous les habitants du royaume, et puisque tous les Français parlent une langue qui leur est maternelle, celle de leur province, et que ces provinces sont françaises, chaque dialecte est un « langage maternel français ». Telle est la seule interprétation possible pour sauver le vœu de clarté : « car s’il en était autrement, si les actes des Occitans devaient être écrits en français, l’obscurité serait trop grande ».

Cette interprétation prévaudra globalement, jusque dans la littérature jurisprudentielle du XIXe siècle : lorsque les juges y évoquent l’ordonnance de 1539, ce n’est pas pour arrimer leur décision à un principe solennel et majestueux, mais afin de l’adapter souplement à l’attachement de leurs justiciables pour les « petites patries ». Tout le contraire, en somme, de l’interprétation répressive et jacobine qu’impose l’ardent républicain Ferdinand Brunot dans son Histoire de la langue française. Au deuxième tome de ce monument d’érudition engagée qui compte plus de 10 000 pages, tome paru en 1906, le « citoyen-linguiste » exalte cette « monarchie linguistique [qui] se constituera au-dessus des dialectes vaincus et déchus », comme si la Troisième République réussissait la synthèse entre l’Ancien Régime éclairé de François Ier et la Révolution de la langue française de l’abbé Grégoire. Il fallait l’énergie d’un Lucien Febvre pour contester ce récit entraînant dans un article de la Revue de synthèse historique paru en 1924 sous le titre : « Politique royale ou civilisation française ? » Démontrant la lente pénétration de l’usage du français dans le Midi depuis le Moyen Âge, il écrit : « Le monde méridional n’a pas obéi au cri d’un héraut lisant, après trois appels de trompette, devant les populations prosternées, l’ordonnance de Villers-Cotterêts. »

Et de fait : si l’ordonnance Guillemine a des effets immédiats sur la rédaction des actes des parlements, elle ne fait que sanctionner un mouvement général de promotion du vernaculaire comme langue d’administration, promotion dont Serge Lusignan s’est fait l’historien. À Arras, Saint-Omer ou Douai, les actes en français apparaissent dans les années 1230 ; quarante ans plus tard, ils percent largement dans le Sud-Ouest et ne font qu’effleurer le cœur du pays français, entre Loire et Seine : c’est que le français du roi n’est pas une langue provinciale, mais une invention des villes, qui a gagné la France par les périphéries du pays d’oïl. Quant à la pénétration du français dans les pays de langue d’oc, elle est également très précoce : les scribes des états du Dauphiné adoptent le français et le franco-provençal à la place du latin dès le XIIIe siècle, bien avant son rattachement au royaume de France en 1343.

Car l’ordonnance de Villers-Cotterêts visait d’abord le latin judiciaire, cette langue d’initiés qui protégeait l’emprise des juristes sur la fonction royale. Briser la diglossie propre au gouvernement médiéval n’allait pas sans rencontrer de résistance. La francisation des usages linguistiques à la chancellerie avait connu une histoire heurtée au XIVe siècle : en 1330, 80 % des chartes étaient rédigées en français, l’avènement du roi Jean le Bon marquant en 1350 un retour en force du latin jusqu’au règne de Charles V, promoteur du français comme langue savante. Ces à-coups d’une politique hésitante ont laissé des traces dans la langue elle-même : au fur et à mesure qu’ils abandonnaient le latin pour le français, les notaires en latinisaient l’orthographe, comme s’ils voulaient conférer à la langue du roi la dignité inhérente à la langue de la majesté et de la sacralité qu’ils avaient apprise. De là, par exemple, la multiplication des consonnes quiescentes qui expliquent une bonne part des étrangetés orthographiques du français moderne dont s’enorgueillissent les puristes. Ainsi le tens (c’est ainsi qu’on orthographiait le mot en ancien français) devient-il le temps, par introduction du p de tempus.

En 1539, il ne s’agissait donc pas seulement de traquer les ténèbres de la langue judiciaire pour éclaircir la justice du roi et faciliter sa communication avec les sujets, mais de faire entendre une nouvelle langue de l’autorité, un discours solennel d’apparat. Cette même année 1539 paraissait le Dictionnaire françois-latin d’Estienne, le premier dictionnaire partant du français pour aller au latin, et non l’inverse : ainsi s’achevait une décennie décisive pour la fixation grammaticale de la langue. Les poètes, on le sait, prendront le relais : dix ans plus tard, en 1549, Joachim du Bellay publie sa Défense et illustration de la langue française qui passe pour le manifeste de la Pléiade. Car si l’idée d’une unité linguistique du royaume était tout sauf claire pour les humanistes, ceux-ci défendaient une conception plus impériale que nationale de l’expansion linguistique du français.

Car tous ont lu les humanistes italiens qui, depuis Lorenzo Valla, exaltent un empire du latin qui déborde et excède l’empire des Romains. N’est-ce pas aussi le cas de cette langue impériale qu’est l’arabe, s’interrogera plus tard Jean Bodin dans les Six Livres de la République (1583) ? En renonçant à ce fantôme de la puissance, François Ier énonce l’espérance grammaticale d’un projet impérial. Et ce, dans un contexte européen hautement concurrentiel : le 17 avril 1536, à Rome, c’était en espagnol que Charles Quint avait lancé à son rival son défi l’invitant à conclure une paix ou à se battre en duel. Répondant aux protestations des deux ambassadeurs français prétendant qu’ils n’entendaient pas l’espagnol, l’empereur avait fait résumer son discours en italien.

François Ier fut l’ami des poètes français, mais il s’est aussi voulu protecteur des études latines, grecques et hébraïques. Sa bibliothèque, écrit Guillaume Postel, est remarquable en ceci qu’elle rassemble différents ouvrages « tant en latin, qu’en grec, en hébreu, en français et en italien ». L’enseignement du grec et de l’hébreu est à la base de la fondation en 1530 et de l’installation des lecteurs royaux du Parisiis trilingue Collegium (« Collège trilingue à Paris »), poursuivant un rêve humaniste européen commencé à Alcalá, Louvain, Oxford, Rome et Milan. En faire l’ancêtre du Collège de France, c’est admettre que la langue française porte en elle l’ambition impériale de l’universalisme.

Est-ce cela que l’on appelle depuis lors le « génie de la langue française », exaltant une clarté d’expression d’autant plus singulière qu’elle demeure obscure au reste du monde ? Le 6 juin 1782, l’Académie de Berlin proposa au concours la question suivante : « Qu’est-ce qui fait la langue française la plus universelle de l’Europe ? Par où mérite-t-elle cette prérogative ? Peut-on présumer qu’elle la conserve ? » L’interrogation pouvait sembler pertinente, au moment où Casanova traversait l’Europe avec le français pour seul bagage linguistique et où la chancellerie ottomane l’adoptait comme langue diplomatique. C’est un protégé de Voltaire, François Rivarol, qui emporta le concours avec un essai qui suscita plus d’enthousiasme en Allemagne (chez les Grimm notamment) qu’en France. On en retint pourtant quelques formules : « Les livres de la France composent la bibliothèque du genre humain » ou « Le temps semble être venu de dire le monde français comme autrefois le monde romain ». Douze ans plus tard, en juin 1794, le rapport qu’adresse l’abbé Grégoire à la Convention constate que cette langue universelle est bien mal parlée par les Français eux-mêmes.

Lorsque la ratification du traité de Maastricht obligea les pays européens à déclarer leur langue officielle, les juristes durent bien admettre que l’ordonnance de Villers-Cotterêts n’était pas aussi explicite qu’on le prétendait. On modifia donc la Constitution française de 1958 pour y ajouter, le 23 juin 1992, un alinéa à l’article 2 : « La langue de la République est le français. » Cela n’empêche nullement aujourd’hui encore les thuriféraires du monolinguisme militant des élites françaises d’évoquer le principe intangible de 1539 pour refuser la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, adoptée par le Conseil de l’Europe cette même année 1992, signée par la France en 1999, jamais ratifiée depuis. Car, par un étrange contresens de l’histoire, la mémoire nationale a fait de l’ordonnance de Villers-Cotterêts un souvenir davantage national qu’impérial, et plus défensif qu’expansif.

PATRICK BOUCHERON