On a longtemps voulu voir dans les serments de Strasbourg, prononcés en 842 en langues « romane » et « tudesque », l’acte de naissance des nations appelées à habiter les royaumes dessinés à Verdun l’année suivante, sur les ruines de l’Empire carolingien. Mais au pays des Francs et du plurilinguisme, les langues ne faisaient pas encore les royaumes.
Les Serments de Strasbourg de 842 et le traité de Verdun de 843 appartiennent tous les deux au patrimoine « national » de la France et de l’Allemagne, et sont étudiés, interprétés et enseignés comme tels depuis le XIXe siècle, c’est-à-dire qu’ils sont peu ou prou étiquetés à l’aune d’identités définitoires construites sur des oppositions binaires entre une supposée « nation » romanophone (la « française ») et une supposée « nation » germanophone (l’« allemande »). En fait, rien ne légitime encore une telle terminologie, sauf à rétroprojeter sur ce passé tout de même bien présent les habitus nationalistes au détriment tant de la réalité que de la conscience et des mentalités de ceux qui ont été les acteurs, les témoins et les narrateurs de ces deux événements. L’importance des deux dates joue à des niveaux très différents : les Serments sont un fait historique mineur qui doit sa célébrité au fait que le narrateur et acteur de l’événement nous a livré dans son récit la langue exacte dans laquelle ont été prononcés ces serments, innovation majeure par rapport à l’habillage latin usuel de ces documents ; le traité de Verdun, sans perdre la mémoire de l’unité impériale, est le premier signe d’une division géographique qui finira par se cristalliser en différence langagière.
Ravivant des traditions familiales franques invétérées, les fils de Louis le Pieux avaient retrouvé les plaisirs des guerres privées entre membres d’une fratrie désireux de recueillir à leur meilleur avantage, comme leurs lointains ancêtres mérovingiens, des territoires, appelés regna, « royaumes » plus ou moins fictivement intégrés à l’espace plus vaste de l’imperium chrétien hérité de Charlemagne. Cet ensemble recouvrait une véritable mosaïque de régions, de peuples et de langues : dialectes celtiques, germaniques (vieil anglais, francique rhénan, moyen francique, saxon, alémanique, thuringien, lombard…), romans français (picard, champenois, normand…), occitans (limousin, gascon, languedocien, provençal, catalan…) ; espaces bascophones, éventuels îlots hellénophones (en Italie) et arabophones (sur la Marca Hispánica). Les découpages incessants des territoires attribués, comme les déplacements continus d’un palais à l’autre, ne se superposaient quasiment jamais de façon continue et significative à des ensembles dont l’identité fût tranchée (roman / germanique). Si le pivot symbolique du pouvoir reposait sur la légitimité lignagère de la famille carolingienne, les liens matériels qui la concrétisaient dépendaient avant tout de la force militaire associée à la cohérence administrative écrite et à l’unité religieuse, ces deux dernières étant entièrement dépendantes de la maîtrise du latin, outil majeur du système. Lors des conflits à répétition qui opposèrent Louis le Pieux à ses propres fils et ces derniers entre eux jusqu’à des batailles sanglantes (Fontenoy, 841), tous les récits – comme d’ailleurs l’évidence – attestent de tractations en continu entre les protagonistes, souvent en présence et sous l’autorité des évêques ou des abbés, voire des papes. Autrement dit, on se battait, on se parlait, et on concluait des trêves ou des accords, friables, mais requérant une parole efficace, donc compréhensible au moins par le premier rang des protagonistes. C’est dans ce cadre que furent prononcés le 14 février 842 à Strasbourg les serments, moment où, contre leur frère Lothaire (l’aîné, en principe en puissance d’Empire), s’allièrent Charles (petit dernier de Louis le Pieux, plus tard surnommé Calvus, « le Chauve ») et Louis, plus tard surnommé Theotiscus, « le Germanique » – Pépin II s’était alors replié chez lui en Aquitaine. Par chance, le narrateur, Nithard, lui-même membre de la famille, brillant lettré, impliqué dans toute l’histoire au point d’être probablement le rédacteur même des traités, nous a légué un récit détaillé de la cérémonie et surtout la copie des paroles prononcées par les deux princes et par leur cohorte.
Nous ne savons ni dans quel bâtiment s’est tenue l’assemblée, ni qui exactement y participait. Il semble que les deux souverains étaient entourés du premier cercle de leurs fidèles, soit quelques dizaines (quelques centaines ?) de participants directs. À ce moment des débats, au cœur d’une situation géographique sans cesse mouvante, il s’est trouvé que l’un, minoritaire, Louis, était maître d’un espace plutôt germanophone, l’autre, mieux loti, Charles, plutôt romanophone. Nithard prend d’abord soin de reproduire les deux discours adressés à l’assemblée par les deux frères avant que soient prononcés les serments. Ils sont brefs (sans doute moins de cinq minutes d’expression orale) et surtout confirment, et le bilinguisme des deux souverains, et le soin mis à croiser l’emploi des langues. En effet, Louis s’exprima en theudisca lingua, Charles en romana lingua. C’est qu’à ce moment il s’agissait de s’expliquer auprès des chefs du territoire qui leur avait été alloué. Ensuite, et inversement, lorsqu’il y eut lieu de s’engager auprès des chefs de la partie adverse, en terre allophone, le choix fut croisé : Louis jura en romana, Charles en theudisca lingua. Enfin, chacun des groupes adverses jura à son tour en propria lingua. Le sens des adjectifs en latin carolingien est clair : theudisca signifie « du peuple, donc des… francicophones », romana « de Rome, donc des latinophones ». Derrière ces noms apparaît la lettre des deux langues. Sous une graphie qui s’efforce de neutraliser un excès de particularisme dialectal, les germanistes ont reconnu du francique rhénan, les romanistes ont bien identifié non plus du latin, mais du roman, tout en restant perplexes quant au dialecte d’oïl représenté. Et tout le monde s’est interrogé sur le droit d’aînesse des documents : roman ou germanique en premier ?
Voici simplement la partie collective des serments, d’abord le camp de Charles, puis celui de Louis. Le texte a certainement été lu à haute voix d’après le modèle écrit par un héraut (pourquoi pas Nithard lui-même ?), proposition par proposition et répété en chœur par les fidèles (vassaux) :
« Si Lodhuuigs sagrament, que son fradre Karlo iurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part non los tanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neuls, cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Lodhuuig non li iu er. »
« Obar Karl then eid, then er sinemo bruodher Ludhuuuige gesuor, geleistit, indi Ludhuuuig min herro, then er imo gesuor, forbrichit, ob ih inan es irruenden ne mag, noh ih noh thero nohhein, then ih es iruenden mag, widar Karle immo ce follusti ne uuirdhit. »
« Si Louis respecte le serment qu’il a juré à son frère Charles, et que Charles, mon seigneur, pour sa part n’en tient pas les clauses, si je ne peux pas l’en détourner, et que ni moi, ni nul ne soit qui puisse l’en détourner, je ne lui serai d’aucune aide contre Louis. »
[Le texte francique est quasi identique, sauf à permuter les noms propres.]
Les deux serments en leur entier sont décalqués et adaptés des formulaires copiés dans les capitulaires carolingiens depuis longtemps, notamment lorsqu’en 802 fut menée une campagne de fidélisation par l’intermédiaire de serments prononcés par les grands à haute voix aux quatre coins de l’Empire sous la dictée des juristes. En fait, le phrasé de ces documents-là – brefs – n’est latin qu’en apparence : la graphie y masque peu la structure réelle de la langue parlée naturelle, mais beaucoup la prononciation (ce sont des serments latiniformes). Ce n’est plus le cas ici : Nithard, ouvrier génial de cette consignation, a voulu traiter les deux langues de manière identique en mettant par écrit l’oralité germanique et l’oralité romane, autrement dit dans ce second cas en montrant clairement comment était prononcé le latin ordinaire de l’administration carolingienne. À ce stade d’évolution de la langue quotidienne, c’est du roman, sans doute d’oïl, non pas unique – il y a longtemps qu’une partie de la langue écrite est plus latiniforme que latine –, mais exceptionnel, parce qu’il donne accès à la réalité orale de la lingua romana rustica, autrement dit le « latin des illettrés ». Évidemment, l’accès à l’écriture solennelle de ces deux oralités les promeut au rang d’acrolecte de plein droit.
À cette date, il serait tout à fait prématuré de désigner des entités comme « le français de France » et « l’allemand d’Allemagne ». Louis est improprement nommé « le Germanique » : il est né et a été élevé en Aquitaine, avant de se voir attribuer au hasard des conflits une zone de pouvoir (un honor ou un feod) dans un territoire effectivement germanophone. Son adversaire, Charles, est né à Francfort et a été élevé à Strasbourg. Quant à ce que les documents d’époque désignent la Francia, elle était un petit territoire romanophone comportant des enclaves germanophones, et de toute façon les princes carolingiens et leurs élites laïques, ecclésiastiques ou monastiques jouaient la partie du pouvoir et des relations sans aucun souci des délimitations langagières, voire géographiques. Les plus élevés en rang, avant tout les souverains carolingiens, étaient tous au moins bilingues : ils parlaient une variété de francique (un dialecte) et maîtrisaient plusieurs niveaux de « latin », le plus souvent une variété de compromis entre la parole immédiate et l’ancienne parole normée. En somme, la « France » et l’« Allemagne » n’existaient pas, chacun se pensant à travers des filtres culturels et mentaux radicalement différents des clivages modernes.
Cette situation trouva-t-elle une première infirmation dans le traité de Verdun (843) ? En l’absence de témoin aussi perspicace que Nithard, nous devons nous contenter de regarder le tracé des trois principaux royaumes : le découpage créa un ensemble massivement germanophone pour Louis à l’est, romanophone pour Charles à l’ouest, Lothaire recevant une immense bande transversale, entre les deux, allant de la Frise à la Lombardie. Ce dernier lot reflétait encore fidèlement l’indifférence langagière du temps en politique, puisque la « Lotharingie » naissante parlait le frison (dialecte germanique) au nord et le roman d’Italie au sud. La division de l’Europe en entités langagières distinctes et conflictuelles sera le résultat bien plus lointain de ces divisions fondées sur d’autres critères (et sur les hasards de l’histoire).
MICHEL BANNIARD
Marie-France AUZÉPY et Guillaume SAINT-GUILLAIN (dir.), Oralité et lien social au Moyen Âge (Occident, Byzance, Islam), Paris, ACHByz (Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance), 2008.
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Nithardi Historiarum libri IIII, Editio tertia, éd. par Ernestus Müller, MGH, coll. « Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum separatim editi », Hanovre / Leipzig, Hahn, 1907.
Walter POHL et Bernhard ZELLER (dir.), Sprache und Identität im Frühen Mittelalter, Vienne, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2012.
Jens SCHNEIDER, Auf der Suche nach dem verlorenen Reich. Lotharingien im 9. und 10. Jahrhundert, Cologne / Weimar / Vienne, Böhlau Verlag, 2010.