511

Les Francs choisissent Paris pour capitale


Le concile convoqué à Orléans en 511 par le Barbare Clovis symbolise l’alliance entre le « roi des Francs » et les élites civiles incarnées par les évêques. Cette alliance s’inscrit dans un contexte d’innovations multiples, avec notamment la création d’un espace politique inédit et l’adoption de Paris comme capitale.

« Pour moi, l’histoire de France commence avec Clovis, choisi comme roi de France par la tribu des Francs, qui donnèrent leur nom à la France. Avant Clovis, nous avons la préhistoire gallo-romaine et gauloise. L’élément décisif pour moi, c’est que Clovis fut le premier roi à être baptisé chrétien. » Charles de Gaulle s’exprimait ainsi, de façon consciente, en héritier de la tradition républicaine de l’« histoire de France », qu’il souhaitait allier à ses convictions chrétiennes. Il aurait probablement été plus étonné de constater à quel point cette présentation des Francs comme une « tribu » séparée, ayant son propre système politique pour choisir librement son roi en son sein et donner naissance à la nation française, reposait sur les travaux des chercheurs allemands du XIXe siècle : en raison de leur langue germanique, les Francs furent comptés au nombre des ancêtres de la nation allemande, dont l’État restait à construire, mais dont les traditions germaniques, transmises depuis les temps païens, étaient invoquées pour justifier un destin particulier.

Il est pourtant difficile de retracer l’existence d’une « tribu » des Francs ayant son propre passé et ses traditions politiques. Le nom de « Francs » n’apparut chez les auteurs latins que dans la seconde moitié du IIIe siècle de notre ère. Au siècle suivant, les Francs furent associés aux Saxons et signalés pour leurs attaques maritimes sur les côtes de la Manche. Néanmoins, à côté des Goths ou des Burgondes, ce groupe barbare paraissait si insignifiant que son arrivée en Gaule, probablement durant les troubles de l’hiver 406-407, ne fut même pas signalée par les différents chroniqueurs. Par la suite, leurs rois se firent les chefs mercenaires, rarement fidèles, des différents candidats à l’Empire romain.

C’est dans la province de Belgique seconde, province romaine située entre l’Escaut et la Somme, que les Francs et leurs rois acquirent un statut notable. Les funérailles du père de Clovis, Childéric, à Tournai, en 481, donnèrent lieu à une débauche d’éléments ostentatoires. La richesse des objets et du trésor monétaire posés dans la tombe de Childéric était connue depuis leur découverte, par hasard, en 1653. Les fouilles récentes ont montré que les funérailles avaient été accompagnées de pratiques impressionnantes, avec le sacrifice d’une vingtaine de chevaux et la construction d’un tumulus de 20 mètres de diamètre au-dessus de la tombe. Ces dispositions ne peuvent être assimilées à des traditions barbares remontant à plus d’un demi-siècle. Depuis les années 430, des tombes de chefs, au riche mobilier funéraire marqué par un grand nombre d’armes, montrent la formation d’un groupe spécialisé dans la fonction guerrière, qui développe des pratiques funéraires spécifiques pour assurer sa reconnaissance sociale. Des inhumations privilégiées avec le dépôt de tels objets n’existaient auparavant ni dans la tradition romaine, ni dans la tradition germanique. Des funérailles comme celles de Childéric montrent l’exagération de ces pratiques, dont les équivalents ne se trouvent plus au niveau local, mais régional : il s’agit cette fois de montrer une autorité supérieure à celle des guerriers et la formation d’une domination sans partage.

Cette récente élite supérieure, assimilable aux rois, inventa des rituels pour illustrer sa domination : qu’ils soient présentés comme ancestraux n’enlève rien à leur nouveauté ni à leur fragilité. Ainsi, la transmission du pouvoir royal au sein de la famille mérovingienne, par partage entre les fils du défunt roi, est présentée par Grégoire de Tours, qui rédigea ses Histoires entre 573 et 594 après J.-C., comme une coutume franque. Pour autant, elle n’apparaît jamais avant le décès de Clovis, qui fut seul à hériter de son père, et l’existence d’autres rois des Francs, qu’il élimina systématiquement au cours de sa carrière, montre que la domination exclusive de sa famille n’était pas assurée. L’autorité royale de Clovis sur les Francs et le partage de celle-ci entre ses fils n’étaient donc pas l’application de traditions ancestrales, mais révèlent la transformation rapide des normes sociales dans une période créatrice.

De même le nouveau rituel développé pour les funérailles de Childéric fut-il abandonné pour celles de son fils, trente ans plus tard. Adieu tumulus, adieu sacrifices de chevaux ! Clovis fut inhumé dans l’église des Saints-Apôtres, qu’il avait fait construire à Paris, sur l’actuelle montagne Sainte-Geneviève. Le modèle était cette fois celui de Constantin, bâtisseur à Constantinople d’une église dédiée elle aussi aux apôtres Pierre et Paul, où il se fit enterrer ainsi que ses successeurs. La tombe de Clovis, qui n’a pas été retrouvée, comportait peut-être de nombreux objets luxueux, mais son prestige principal venait cette fois de la construction de l’église, du modèle impérial et de sa proximité avec la tombe de sainte Geneviève.

L’autorité acquise par Childéric est attestée par une lettre envoyée par l’évêque Remi de Reims à Clovis peu après 481, où il le félicite d’hériter d’une domination étendue à la Belgique seconde. Le roi apparaît ici comme détenteur d’une autorité territoriale, à même de remplacer celle de l’empereur romain d’Occident, dont les insignes furent renvoyés à Constantinople en 476. Deux groupes se partageaient alors le pouvoir. Clovis et ses guerriers multiplièrent les victoires après avoir défait le général romain Syagrius en 486, jusqu’à étendre leur pouvoir jusqu’à la Loire et les royaumes voisins des Wisigoths et des Burgondes. Cette expansion militaire n’empêchait pas que les maîtres des cités restaient des membres de l’aristocratie gallo-romaine. Depuis le concile de Nicée (325), les évêques, successeurs des apôtres, étaient les chefs de la communauté chrétienne, élus par le clergé et par le peuple. En pratique, ces fonctions étaient transmises au sein des familles aristocratiques, de plus en plus éloignées du pouvoir central en raison de la brièveté des règnes impériaux, et impliquaient la direction de la cité.

Face à Clovis et ses guerriers francs, les évêques représentaient ainsi l’ensemble des élites civiles. L’unité religieuse n’était pas indispensable entre les deux groupes : la lettre de félicitations de Remi, adressée à un Clovis encore païen, montre que la conversion au christianisme n’était pas un préalable indispensable à leur collaboration. Néanmoins, le ralliement au catholicisme se révéla inexorable pour les différents rois barbares. Le paganisme, dépourvu de sources écrites, le christianisme arien, reposant sur une définition ancienne de la Trinité, n’étaient pas à même de soutenir la concurrence du christianisme catholique et de ses brillants théologiens. La conversion de Clovis au catholicisme constitue un événement politique majeur en raison de sa relative précocité, mais aussi de la solidité de l’alliance ainsi créée. Quelle que soit la date précise du baptême de Clovis, entre 496 et 508, son adhésion au catholicisme eut lieu près d’un siècle avant la conversion des rois wisigoths, en 589, et fournit à Clovis un atout dans sa conquête du royaume wisigoth, marqué par la victoire de Vouillé en 507. Clovis convoqua un concile à Orléans en 511 et la participation de trente-deux évêques, venus aussi de l’Aquitaine récemment conquise, montre l’ampleur de l’alliance nouée par le roi. Mais celle-ci aurait pu être rompue.

En effet, la conversion au catholicisme ne suffisait pas à assurer le soutien des évêques. Sigismond, fils du roi des Burgondes, se convertit du christianisme arien au christianisme catholique avant 508 et devint roi des Burgondes en 516. Pour autant, le concile des évêques du royaume réuni à Épaone l’année suivante se déroula en l’absence du roi, et les évêques l’excommunièrent même quelques années plus tard pour ne pas faire respecter les interdits de parenté, inaugurant les troubles intérieurs qui favorisèrent la conquête du royaume des Burgondes par les fils de Clovis, entre 523 et 534.

L’essentiel ne se joua donc sans doute pas au baptême de Clovis, ni au concile d’Orléans, mais dans les années qui suivirent, où les fils de Clovis surent maintenir l’alliance avec les évêques, dont la réitération est symbolisée par les conciles réguliers à Orléans : le cinquième eut lieu en 549. À cette date, la fusion des élites était en cours et les guerres civiles qui déchirèrent les royaumes francs à partir de 572 reposèrent sur de nouveaux clivages.

Clovis inaugura donc une autorité royale territoriale, appuyée sur une alliance des élites militaires franques et civiles gallo-romaines à peine en avance sur les royaumes voisins, mais particulièrement stable. Cette stabilité, alliée à la continuité des conquêtes, donna à ses fils la capacité de surmonter les bouleversements entraînés par la tentative de reconquête de l’empereur romain Justinien, menée en Occident entre 533 et 554, et d’installer la transmission dynastique.

L’innovation venait aussi de l’espace politique dessiné par les conquêtes de Clovis, qui n’avait pas eu de précédent, de la Belgique seconde au sud de la Loire jusqu’aux Pyrénées. Cet espace atlantique – l’accès à la mer Méditerranée ne fut donné que par la récupération de la Provence, en 537 – n’avait pas de sens par rapport à l’ancien pouvoir romain, et aucun centre ne s’y imposait. Clovis choisit d’établir sa capitale à Paris en 508, délaissant des villes plus prestigieuses, comme Trèves ou Tours. Cette décision avait peu d’effets concrets, dans la mesure où la royauté restait itinérante et où il n’existait aucune administration centralisée hors de l’entourage royal. Néanmoins, en se faisant inhumer à Paris, Clovis donnait à cette cité un poids symbolique nouveau. Son choix semble dû au rôle de sainte Geneviève. Issue de la plus haute aristocratie gallo-romaine, elle était sortie de sa retraite pieuse pour protéger la cité lors des affrontements contre les Huns en 451, puis contre les Francs dix ans plus tard. Elle fut inhumée vers 502 et Clovis choisit de reposer auprès d’elle jusqu’au Jugement dernier.

Lors du partage du pouvoir royal entre les petits-fils de Clovis, cinquante ans après sa mort, Paris resta en indivision, comme symbole de la dynastie. Par la suite, elle apparut comme une ville centrale, prête à être choisie comme capitale dans toutes les configurations territoriales reposant de nouveau sur cette large façade atlantique, qu’on l’appelât Neustrie, Francie de l’Ouest ou France.

MAGALI COUMERT