1515

Mais qu’allait-il donc faire à Marignan ?


La date est célèbre, mais l’événement obscur. Les historiens ont longtemps peiné à décrire les intentions véritables de François Ier en Italie. Entre idéal chevaleresque et rêve de monarchie universelle, la bataille de Marignan révèle surtout la puissance fiscale de la monarchie française et celle, militaire, des Ligues helvétiques.

Le rêve italien des rois de France est comme un manifeste de l’antimodernité. Charles VIII le croisé, en partant à la conquête du lointain royaume de Naples, voulait s’assurer une base de départ pour la libération des Lieux saints. Louis XII le grand féodal, en s’acharnant à relever les droits de sa grand-mère Valentine Visconti, fit de la conquête du duché de Milan l’obsession de toute une vie. François Ier, en reprenant à son compte les revendications de ses prédécesseurs, aspirait à rien de moins qu’à la monarchie universelle, ce vieil idéal médiéval. La possession de Naples et de Milan devait assurer son hégémonie sur la péninsule, cœur spirituel, culturel et économique de l’Europe d’alors.

On est loin du réalisme cynique de Charles VII et de Louis XI, patients bâtisseurs d’un État homogène et continu, pour qui le respect des particularismes locaux n’était que prudence politique, préparant l’assimilation la plus complète possible ! Deux générations plus tard, renaissance des lettres classiques et revival de l’idéal chevaleresque font bon ménage. L’Amadis de Gaule, roman de chevalerie qui n’oublie aucun des codes du genre, aussi bien que les œuvres de Polybe, César et Frontin sont des références communes à toute l’aristocratie du continent. L’Europe renaissante a soif d’exploit et d’aventure ; c’est elle qui va conduire Christophe Colomb à Cuba et Hernán Cortés à Mexico, tout autant que la boussole, le gouvernail d’étambot, l’acier de Tolède et l’arquebuse. C’est elle qui va conduire François Ier aux portes de Milan, puis à se présenter à l’élection impériale en 1519.

Les folles ambitions du roi de France étaient-elles à sa portée ? En 1515, assurément ! Son futur ennemi capital, Charles de Habsbourg, ne régnait alors que sur les Pays-Bas, hérités de son arrière-grand-père Charles le Téméraire. L’Espagne lui est promise, mais son grand-père Ferdinand d’Aragon la gouverne encore d’une main de fer. Son autre grand-père, l’empereur Maximilien, rumine l’échec de la réforme des institutions impériales, et ne s’est pas encore soucié d’assurer sa succession au trône du Saint Empire en faisant élire Charles roi des Romains.

Passion chevaleresque et puissance nouvelle de l’État moderne vont ébranler le monde. Puissance nouvelle, pour l’heure réservée à la France, monarchie la plus peuplée et la plus absolue, unique Léviathan du continent. « Les populations de la France sont humbles et fort soumises ; elles tiennent leur roi en grande vénération », disait Machiavel. Peuple de moutons, lui répond Maximilien, peuple de lâches, fait chorus John Fortescue, éminent juriste anglais… Il est vrai que seul le roi de France peut alors lever des impôts sans l’autorisation préalable d’une assemblée représentative telle que le Parlement anglais, les Cortès espagnols ou les diètes germaniques.

Aucune puissance en Europe ne peut rivaliser avec ses ressources financières, cinq à dix fois plus importantes que celles de ses concurrents espagnol, anglais, autrichien ou milanais. À l’été 1515, François Ier mobilise 45 000 hommes pour mener à bien son entreprise de conquête. Parmi eux, seul un combattant sur cinq parle français. Toute l’infanterie est composée de mercenaires allemands – les redoutables lansquenets – et gascons. L’aristocratie du royaume peuple quant à elle la cavalerie lourde des compagnies d’ordonnance et assure la direction de l’artillerie, fleurons de l’armée royale.

Face à cette armée cosmopolite, une coalition hétéroclite et divisée tente de lui barrer l’accès des cols alpins. La colonne vertébrale en sont les Suisses et le pape, qui exercent une tutelle tyrannique autant qu’intéressée sur le jeune duc de Milan, Massimiliano Sforza. L’alliance du pape et des cantons suisses, œuvre de Jules II et du cardinal de Sion, Matthäus Schiner, sert un autre projet politique grandiose, à savoir la restauration de la puissance temporelle de l’Église sur le monde chrétien. Pour chasser les barbares français, allemands et espagnols d’Italie, puis pour plier la péninsule à ses volontés, Jules II a fait de la Confédération suisse son bras armé.

La Suisse est alors au faîte de sa puissance, depuis qu’elle a fait mordre la poussière au grand-duc d’Occident, Charles le Téméraire, en 1477, vaincu Maximilien en 1499 et humilié Louis XII en 1513. Beaucoup la craignent et la haïssent, mais tous la courtisent. Après avoir chassé les Français d’Italie en 1512, les confédérés ont fait du Milanais un protectorat, dont les impôts servent à entretenir des garnisons suisses dans toutes les grandes villes. Face à l’immense armée rassemblée par le roi, la coalition antifrançaise se fissure. Les villes milanaises, accablées d’impôts, sont au bord de la révolte, et ni le pape, l’indécis Léon X, ni les Espagnols ne veulent régler la facture colossale que représentent les soldes de l’armée suisse.

L’expédition française est le fruit d’une préparation minutieuse. Mû par un puissant désir de chevalerie, François Ier ne dirige pas son armée en roi-chevalier, mais en capitaine, en diplomate et à l’occasion en comptable. Il n’entend pas laisser de place à la glorieuse incertitude de la guerre. À d’autres le souverain détachement à l’égard de la victoire qui caractérise la morale chevaleresque. Bayard peut bien dire que « c’est l’heur de la guerre, une fois perdre, une fois gagner » ; François Ier mettra toutes les chances de son côté.

Après avoir trompé les Suisses et réussi une surprise stratégique majeure en franchissant les Alpes par le col de Larche, alors que leurs adversaires les attendaient beaucoup plus au nord, au Mont-Cenis ou au Montgenèvre, les Français s’engouffrent en Piémont, et entament une marche triomphale que rythment les défections des ennemis d’hier et les capitulations des villes. Gênes puis la Savoie se rangent à leurs côtés. Les Suisses, harcelés par la cavalerie française, abandonnés par leurs alliés, affamés, se prennent à douter. La Confédération, ligue de treize cantons, qui sont autant de micro-États souverains, aux régimes politiques et aux intérêts divergents, est travaillée par de profondes lignes de fracture. Les cités patriciennes du plateau occidental, Berne, Fribourg et Soleure, regardent vers la France, et cherchent à s’étendre du côté de la Savoie, lorsque les communautés de vallées de l’intérieur, Schwyz et Uri en tête, ne songent qu’à consolider leur mainmise sur la vallée du Tessin et le Milanais. Les diplomates français vont s’employer à aviver ces tensions au moyen de recettes éprouvées. Depuis Louis XI, l’or français remplit le trésor public des cantons, les coffres privés des bourgeois et des nobles qui dominent les conseils de gouvernement, et la bourse des milliers de jeunes hommes qui rêvent de servir dans les armées royales.

Depuis que les Suisses ont embrassé le parti des ennemis du roi, en 1510, les eaux du Pactole se sont détournées d’eux pour le plus grand profit de leurs concurrents directs sur le marché du mercenariat, les lansquenets de Gueldre, de Souabe et du Tyrol. L’argent français a vite fait d’éroder la volonté de la plus grande partie des cantons. Le conseil des capitaines suisses décide d’ouvrir des pourparlers avec les Français. Le 8 septembre, moins d’un mois après le franchissement des Alpes par François Ier, le traité de Gallarate est signé. Au prix d’un million d’écus d’or, onze cantons sur treize acceptent d’abandonner leurs alliés, de reconnaître la souveraineté française sur le duché de Milan, de rétrocéder au roi les districts alpins annexés en 1512, et de lui fournir autant de mercenaires qu’il en demanderait. La victoire du roi était totale.

Pourtant, cinq jours plus tard, dans l’après-midi du 13 septembre, 25 000 Suisses sortaient de Milan, pour attaquer les Français qui campaient à Marignan à une douzaine de kilomètres de là. Une armée de renfort venue de Suisse et l’intervention énergique du cardinal Schiner étaient parvenues à retourner une nouvelle fois l’opinion des soldats suisses. Alors qu’au cours d’un conseil de guerre houleux les capitaines étaient prêts à en venir aux mains, l’irruption d’un partisan du cardinal Schiner, annonçant que des escarmouches avaient commencé avec les Français, décide les hésitants à tenter la fortune des armes, qui avait jusque-là toujours été favorable aux « chers et pieux confédérés ».

Fidèles à leur culture de guerre, caractérisée par le mépris du danger et de l’adversaire, les fantassins suisses se ruent à l’assaut des lignes françaises, pieds nus et nu-tête, armés de piques et de hallebardes. Seize heures et 12 000 morts plus tard, les Suisses sont vaincus. Après une mêlée acharnée, un déluge de feu, et plusieurs dizaines de charges de cavalerie livrées dans la poussière, par une chaleur de plomb, puis dans le froid et l’humidité de la nuit, les Confédérés se retirent à Milan au milieu de la matinée du 14 septembre, à peine poursuivis par les Français qui préparent déjà la suite. Quelques jours plus tard, François Ier fait son entrée à Milan. Un peu plus d’un an plus tard, le 29 novembre 1516, un traité de paix et d’amitié, entré dans l’histoire sous le nom de « paix perpétuelle », est signé à Fribourg entre le roi de France et la Confédération suisse. Cinq ans plus tard, en 1521, il laisse la place à une alliance en bonne et due forme, faisant de la plupart des cantons des États clients de la monarchie française.

Entre-temps, la roue de Fortune avait tourné. Tout l’or de France n’avait pas suffi à acheter les princes électeurs allemands, et François Ier avait perdu l’élection impériale. L’archiduc Charles était devenu Charles Quint, empereur romain, roi des Espagnes, régnant sur les Pays-Bas, les États héréditaires autrichiens et le premier empire colonial sur lequel le soleil ne se couche jamais. En 1521, le Milanais se soulevait contre les Français. L’année suivante, les mercenaires suisses au service du roi de France essuyaient une sanglante défaite contre les Impériaux ; en 1524, une armée française était mise en déroute sans même avoir combattu, et Bayard était tué alors qu’il tentait vainement de protéger sa retraite. Le 24 février 1525, dans la boue et la brume de Pavie, le rêve italien de François Ier allait se transformer en cauchemar. Pour sauver la face, le monarque devra troquer la gloire du nouveau César, « subjugateur des Helvètes », contre l’honneur du chevalier malheureux, mais fidèle à sa parole. Quand la communication politique tient lieu de bilan…

AMABLE SABLON DU CORAIL