1308

À l’égal du pape et de l’empereur : le roi de France à Lyon


Dans les premières années du XIVe siècle, Philippe le Bel établit son hégémonie sur Lyon, cité relevant jusque-là du Saint Empire. Se joue ici bien plus qu’une simple annexion territoriale : l’affirmation sans précédent de la puissance souveraine du roi de France face au pape et à l’empereur.

Le 17 septembre 1915, une équipe d’ouvriers travaillant à la réfection des voûtes du bas-côté de la cathédrale Saint-Jean de Lyon mettait au jour au milieu de gravats plusieurs coffres contenant divers registres et inventaires, ainsi qu’une série de documents originaux remontant au Xe siècle : bulles pontificales, bulles d’or de l’empereur Frédéric Ier Barberousse, chartes et privilèges des rois de France. Il s’agissait là des archives les plus précieuses du chapitre métropolitain, mises en lieu sûr par son archiviste au début de la Révolution française. Empereur, papes, rois… On voit assez par cette énumération qu’au Moyen Âge le destin de la ville de Lyon, plus exactement de son église, avait intéressé les plus grandes puissances du temps.

Parmi ces documents figurait une charte connue sous le nom de « Grande Philippine » chez les érudits. Par cet acte fleuve daté de septembre 1307, le roi de France Philippe le Bel établissait solennellement son autorité sur la cité de Lyon, alors située en terre d’Empire : dans cette ville, précisait cet acte, la juridiction temporelle – autrement dit le pouvoir public – de l’archevêque et du chapitre, seigneurs historiques du lieu, s’exercerait désormais sous la souveraineté – superioritas – du roi de France. Cinq ans plus tard, en avril 1312, après de nombreuses péripéties et notamment, en 1310, une révolte de l’archevêque et l’envoi contre lui de l’armée royale, le même roi procédait à la confiscation de la juridiction du prélat, décision s’apparentant à une annexion pure et simple de Lyon au royaume ; la ville devenait le siège d’une sénéchaussée. Cette intense séquence politique s’insérait au sein d’un cycle événementiel plus large, et tout aussi riche : à une extrémité, en 1271, Philippe III le Hardi prenait sous sa garde les citoyens lyonnais en lutte pour leur émancipation contre leur seigneur d’Église, puis obtenait de l’archevêque qu’il lui prête hommage ; à l’autre, en 1320, Philippe V restituait au prélat sa juridiction temporelle, non sans conserver l’acquis politique essentiel de la période, l’intégration de la cité au royaume.

Lyon autour de 1300 n’était pas encore la ville riche de ses foires et de ses banques qu’elle deviendrait à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance. Pesant d’un poids démographique encore modeste, restée longtemps à l’écart des grands courants d’échanges, Lyon était avant tout, à la période qui nous intéresse, un centre ecclésiastique. En 1079, le pape Grégoire VII avait accordé à l’archevêque, eu égard à l’antiquité de son siège, la dignité de primat des Gaules, qui lui conférait une prééminence sur les métropolitains de Rouen, de Sens et de Tours. Campée de part et d’autre de la Saône pour de longs siècles encore – la cité archiépiscopale en rive droite, du côté « français » donc, et sur la Presqu’île, le bourg –, Lyon relevait historiquement, et politiquement, de l’Empire : si la frontière séparant celui-ci du royaume, censée suivre depuis le traité de Verdun le tracé des limites diocésaines, avait fini par se confondre approximativement, dans l’esprit des contemporains, avec la Saône et le Rhône, la cité lyonnaise faisait, elle, exception.

Cité d’Empire, c’est toutefois à la papauté que Lyon eut de plus en plus partie liée. Que ce fût pour s’y exiler ou à des fins diplomatiques – rechercher l’appui de tel empereur ou souverain contre tel ou tel autre –, les pontifes s’y transportèrent fréquemment aux XIIe et XIIIe siècles. C’est ainsi à Lyon que furent organisés deux des trois conciles universels du XIIIe siècle ; le premier à s’y dérouler, en 1244-1251, fut le cadre de la déposition de l’empereur Frédéric II par le pape Innocent IV, au nom de la souveraineté absolue des pontifes romains, au temporel, sur les princes terrestres. Comblant la ville et ses églises de ses faveurs, la papauté fut logiquement amenée à prendre une part croissante dans les tentatives de règlement du conflit opposant de plus en plus durement les bourgeois, soutenus en sous-main par le roi de France, à l’archevêque et au chapitre. En 1301, Boniface VIII, ancien chanoine lyonnais, dénonçait ainsi, dans sa bulle Ausculta filii adressée à Philippe le Bel, les graves dommages causés par la politique royale à cette Église, « pourtant située hors du royaume ». Première Église des Gaules, « seconde Rome » selon les mots du biographe d’Innocent IV, théâtre de la lutte du Sacerdoce et de l’Empire – au moins en son dénouement –, la métropole lyonnaise représentait, en ce début du XIVe siècle où Philippe le Bel s’affrontait à Boniface VIII, dernier pape théocratique du Moyen Âge, un symbole politique majeur.

La Grande Philippine fut établie quatre ans après l’« attentat » d’Anagni et la mort de Boniface (1303), sous le pontificat d’un pape désormais sous influence française, en la personne de Clément V. La date de cet acte n’est pas indifférente : septembre 1307 correspond en effet au mois où fut décidée l’arrestation des templiers par les agents du roi de France. Les autres dates du dossier lyonnais sont elles aussi étroitement liées à l’affaire du Temple et plus largement à la conjoncture franco-pontificale (« états généraux » de Tours en mai 1308, concile de Vienne en avril 1312). C’est qu’il s’agissait pour le roi et ses conseillers, au premier rang desquels le légiste Guillaume de Nogaret, d’arracher des décisions majeures au souverain pontife – juger, puis condamner l’ordre du Temple, ouvrir un procès posthume contre Boniface VIII . Tout affaibli qu’il fût, Clément n’entendait cependant pas brader les intérêts et prérogatives du Saint-Siège. Lyon, dans ces conditions, demeurait un enjeu de premier ordre.

Les archevêques de Lyon vendirent chèrement le ralliement de leur Église à l’« accord » que le pouvoir royal voulait leur imposer, et obtinrent en 1307 de Philippe le Bel de larges concessions… que celui-ci n’entendait, dès le départ, aucunement respecter : notamment l’octroi d’un pouvoir temporel exclusif dans la ville de Lyon et son arrière-pays, au détriment donc des alliés historiques du Capétien dans la région, bourgeois et petite noblesse. C’est d’avoir compris ce jeu de dupes et refusé d’y souscrire qui valut à l’archevêque Pierre de Savoie de se voir encerclé et défait par l’armée royale en 1310, puis, en 1312, privé pour huit ans de sa juridiction. Cela, très certainement à contrecœur pour les conseillers royaux, dont le grand dessein était d’offrir au pape le spectacle exemplaire d’une soumission consentie par le prélat lyonnais, et désirée bien au-delà de sa personne. La promulgation de la version finale de la Grande Philippine en mai 1308 fut en effet précédée, dans la province, d’une vaste campagne d’opinion – qui n’a jusqu’à récemment guère retenu l’attention des historiens : Philippe le Bel, imploré de toutes parts, et comparé au « lys parmi les ronces entre tous les rois et princes chrétiens » pour sa « constance dans la pureté et l’orthodoxie de la foi », s’y voyait célébré en protecteur des églises et garant du salut de son peuple, seul à même par son intervention de rétablir la paix et la prospérité dans la région.

L’incorporation de Lyon au royaume ne suscita aucune opposition dans la région ni dans la cité. Seule réaction, l’empereur nouvellement couronné Henri VII de Luxembourg – le premier depuis Frédéric II en 1220 –, qui avait repris à son compte l’ambition de monarchie universelle de ses prédécesseurs Staufen, s’était adressé en 1312 aux Lyonnais en les appelant ses « fidèles sujets » – et avait par ailleurs écrit à Philippe le Bel pour lui rappeler sa soumission au titulaire de la dignité impériale. Ce qui lui valut une cinglante réponse du Capétien : Lyon avait toujours été et serait toujours dans le royaume ; le roi de France n’avait jamais connu aucun supérieur au temporel en vertu de la dilection particulière du Christ pour le royaume, « fondement stable de la foi chrétienne », qui était à ce titre exempté de toute sujétion à quelque prince ou seigneur que ce soit.

L’épisode lyonnais des années 1307-1312 a longtemps été considéré par l’historiographie traditionnelle comme relevant d’une volonté expansionniste tout entière tendue vers la construction de l’espace français. La dimension territoriale est certes présente dans le dossier lyonnais : la Grande Philippine établissait ainsi la souveraineté royale dans le Lyonnais « en deçà de la Saône et du Rhône », non sans inclure ces derniers, conformément au droit romain pour qui le souverain était le maître des eaux courantes. Philippe le Bel suivait en cela les assertions de ses « gens », rapportées dans l’acte ; il s’agissait sans doute des plus fervents de ses officiers locaux, auteurs des empiètements juridictionnels que dénonçaient régulièrement les seigneurs laïcs et surtout ecclésiastiques du royaume. D’annexion, ou plutôt de volonté d’annexion définitive, il n’y eut cependant pas en 1312 : il s’agissait alors de punir ad vitam le prélat lyonnais pour sa rébellion, indique un mémoire des archives royales. L’affaire lyonnaise ne saurait donc relever d’une seule logique territoriale. Ville-frontière dont le seigneur archevêque, primat des Gaules, avait autorité symbolique sur une trentaine de diocèses « français », ville que sa centralité géographique dans l’Occident chrétien avait associée de longue date aux entreprises théocratiques de la papauté, Lyon ne pouvait, à l’heure où les légistes royaux affirmaient avec force l’autorité du monarque sur l’Église de son royaume, demeurer aux portes de ce dernier, sous une domination étrangère même intermittente – car d’empereur il n’y eut pas entre 1250 et 1312. Lyon constituait ainsi un pôle de sacralité politico-religieuse – pensons également au sang des martyrs du IIe siècle – qui ne pouvait, aux yeux des légistes de l’entourage de Philippe le Bel, échapper au roi de France.

La mainmise capétienne sur Lyon ne revient pas au seul Philippe le Bel : le processus d’intégration de la ville au royaume dura, on l’a vu, pas moins d’un demi-siècle (1270-1320). Le fait majeur et tournant décisif en la matière, œuvre des conseillers de Philippe IV, réside toutefois bien dans l’apposition, réclamée par tout un peuple, de la souveraineté royale sur la cité en 1307-1308, qui revenait à consacrer en droit la domination française sur Lyon. Cet acte fondateur et ses suites permettaient de camper la figure d’un roi protecteur et bienfaiteur, mais également, si besoin, justicier des églises de son royaume ; d’un roi investi par son élection divine – encore renforcée par la récente canonisation de Saint Louis – d’une mission au service de la défense de la foi. Vicaire de Dieu et du Christ sur terre à l’imitation des papes et des empereurs avant lui, il n’aurait su être soumis à l’emprise de ces deux pouvoirs universels, auxquels le sort de la cité lyonnaise avait été lié au cours des siècles précédents. L’épisode de l’incorporation de Lyon au royaume, objet comme les procès politico-religieux du règne de Philippe le Bel d’une abondante production diplomatique et discursive qui fut ensuite léguée en héritage à la postérité, s’avère au total un moment essentiel de la construction de la souveraineté royale française.

SÉBASTIEN NADIRAS