Le monde colonial est reconstitué en miniature au bois de Vincennes où se tient l’Exposition coloniale internationale du 6 mai au 15 novembre 1931. À la fois œuvre de propagande, fête, foire et événement scientifique, l’Exposition a-t-elle été révélatrice d’une « mentalité impériale » en France ?
« Une porte de Paris s’ouvre sur le monde » promet l’une des nombreuses affiches de l’Exposition coloniale internationale organisée au bois de Vincennes du 6 mai au 15 novembre 1931. Mais de quel monde s’agit-il ? Le monde colonial reconstitué en miniature sur 110 hectares autour du lac Daumesnil ne parle-t-il pas davantage de la France que de son empire ? Une France que certains décrivent à son apogée, forte de ses nombreuses possessions outre-mer et de la célébration l’année précédente du centenaire de la conquête de l’Algérie ; qui est vue par ailleurs comme une nation en crise dont l’identité fragile trouverait quelque réassurance à exposer les « Autres ».
L’événement a été imaginé de longue date, le projet plusieurs fois reporté et repensé. La manifestation aurait pu avoir lieu à Marseille ou prendre un autre visage. Elle s’inscrit dans l’histoire longue des représentations des colonies et des colonisé.es. Depuis 1855, la place qui leur est consacrée lors des Expositions universelles ou internationales ne cesse de croître. La création en 1906 d’un Comité national des expositions coloniales concrétise la prise en charge politique de ces manifestations. Mais c’est à l’initiative du « parti colonial », fort de sa présence à la Chambre des députés, qu’émerge d’abord en 1910 l’idée d’une exposition-inventaire, assortie de la fondation d’un Musée permanent des colonies. Au lendemain de la guerre, la chambre de commerce de Marseille et le conseil municipal de Paris se disputent le projet : une exposition coloniale nationale est envisagée à Marseille en 1922 ; une vaste exposition interalliée pourrait se tenir à Paris en 1925. La première aura bien lieu, le principe de la deuxième est acté par la loi du 7 mars 1920. La dimension interalliée sera toutefois amoindrie par les atermoiements puis le refus britannique de participer (la Palestine, l’Union sud-africaine et le Canada figurent toutefois parmi les exposants). L’exposition de Wembley en 1924 semble avoir suffi à célébrer la grandeur impériale britannique. Seuls la Belgique, le Danemark, l’Italie, les Pays-Bas et le Portugal seront finalement présents, avec les États-Unis et le Brésil.
L’organisation, un temps confiée à Gabriel Angoulvant, revient en 1927 au maréchal Lyautey, qui donne une nouvelle ampleur au projet. Un vaste plan d’urbanisme est lancé à Vincennes, banlieue ouvrière et populaire choisie pour accueillir la mise en scène de la « Plus Grande France ». Le chantier commence le 5 novembre 1928 et prévoit le prolongement de la ligne 8 du métro. Mais Lyautey veut aussi imposer sa marque politique. Une place est faite à l’histoire longue du passé colonial français, hommage est rendu à l’action missionnaire, tandis que l’accent est mis sur la dimension économique et pratique de l’entreprise coloniale. Pour que les financiers, industriels et commerçants trouvent à Vincennes des renseignements utiles, une Cité des informations, voulue par Lyautey, est spécialement édifiée. La dimension pédagogique devient aussi plus prégnante. En donnant à voir l’étendue, la diversité et la richesse de l’empire, l’Exposition devient « une justification et une réponse » afin « qu’enfin le peuple de France sente en lui s’émouvoir un légitime sentiment d’orgueil et de foi ». Le discours d’inauguration de Paul Reynaud confirme qu’il s’agit bien de donner « conscience de leur empire » aux Français, de conquérir l’opinion, de faire œuvre de persuasion et d’éducation : « Il faut que chacun se sente citoyen de la Plus Grande France, celle des cinq parties du monde. »
Pour instiller dans l’esprit des Français.es une conscience impériale et par là consolider le sentiment de grandeur nationale, l’Exposition est organisée en quatre sections : la France métropolitaine ; la France d’outre-mer ; les pavillons nationaux ; le Musée permanent des colonies. Elle accueille 12 000 exposants et multiplie les édifices construits pour l’occasion. Faire « le tour du monde en un jour », c’est ce que promet la propagande. Les visiteurs sont invités à s’émerveiller devant la reconstitution du temple d’Angkor Vat, à découvrir un « palais de l’Afrique-Occidentale française » inspiré de la mosquée de Djenné, des villages dits « indigènes », mais aussi une réplique de la maison de George Washington à Mount Vernon, un monument des forces d’outre-mer, des pavillons consacrés aux missions catholiques et protestantes. Les « indigènes » sont mobilisés en nombre pour animer les ruelles des souks tunisiens, fabriquer des objets artisanaux, incarner une vie quotidienne fictive ou reproduire des processions, des cortèges, donner des ballets, des spectacles musicaux ou des représentations théâtrales. Vincennes devient aussi un gigantesque parc d’attractions : les « nuits coloniales », fêtes lumineuses organisées au théâtre d’eau, ajoutent à la féerie ; des promenades à dos de chameau ou en pirogue sur le lac sont proposées, les montagnes russes du Scenic Railway installé dans un décor colonial amusent adultes et enfants. Le parc zoologique accueille à lui seul 2 millions de visiteurs. Mais Vincennes n’est pas seulement l’espace d’une vaste foire. Des rencontres savantes ponctuent la manifestation. Une exposition de préhistoire et d’ethnographie coloniale est organisée au Musée des colonies tandis qu’Alfred Martineau, professeur au Collège de France et fondateur de la Revue de l’histoire des colonies françaises, préside le premier congrès d’histoire coloniale. L’Institut de phonétique et le Musée de la parole et du geste de l’université de Paris, avec le soutien de la firme Pathé, réalisent trois cent soixante-huit enregistrements sonores de « musiques et parlers coloniaux ». Les ambitions idéologique, esthétique, pédagogique et scientifique se mêlent donc à Vincennes. S’y articulent aussi différentes lectures du monde et de l’histoire qui traduisent la complexité de la relation coloniale.
La mise en scène des colonisés permet d’abord de valider un hymne au progrès rendu possible par la « mission civilisatrice ». Les discours qui accompagnent l’Exposition valorisent la constance de l’effort colonial, l’énergie et l’action, valeurs pensées comme éminemment viriles et associées à la grandeur nationale. L’organisation en parallèle des États généraux du féminisme qui offrent une tribune aux colonisatrices reste un épiphénomène. Mais, sous l’impulsion de Lyautey et de Marcel Olivier, délégué général et commissaire adjoint de l’Exposition, ce récit évolutionniste n’exclut pas la mise en scène de la diversité des races et des civilisations et la valorisation de la « personnalité » de chaque culture. L’Exposition n’est donc pas seulement un « zoo humain » mais une « encyclopédie du monde colonial », une foire (« impérialiste », écrit L’Humanité le 7 juin 1931), une fête, un événement pédagogique, une œuvre de propagande et une agence de tourisme. Mais en réaffirmant la distinction fondatrice entre « Nous » et « les Autres », en mettant en ordre et en scène la hiérarchie entre les civilisations, l’Exposition nourrit aussi le racisme et le nationalisme, ce dernier d’autant plus présent au début des années 1930 qu’il a pour terreau une France en crise.
C’est un pays marqué par les effets démographiques de la Grande Guerre, fragilisé par les premières conséquences de la Grande Dépression et confronté à de multiples résistances dans ses colonies qui accueille l’Exposition. Quelques années auparavant, l’armée a affronté la révolte druze en Syrie, la guerre du Rif au Maroc, le soulèvement des populations du Kongo-Wara en Afrique-Équatoriale française. En Indochine, une mutinerie de soldats vietnamiens en février 1930 a été suivie de manifestations violemment réprimées le 1er mai 1931, quelques jours avant l’inauguration.
En Europe comme en métropole des oppositions s’expriment également qui participent d’une campagne anticoloniale multiforme. Le 24 mai 1930, un projet d’attentat contre le temple d’Angkor est signalé au gouvernement français. Le 23 janvier 1931, la Ligue anti-impérialiste lance depuis Berlin un « appel universel » à se mobiliser contre l’Exposition. Des tracts circulent : « Ne visitez pas l’Exposition coloniale » ou « Premier bilan de l’Exposition coloniale ». Le Secours rouge international fait imprimer 100 000 exemplaires d’un Véritable guide de l’Exposition coloniale, distribué fin juin. Une contre-exposition – « La Vérité sur les colonies » – est organisée par la Ligue anti-impérialiste, le PCF et la CGTU. Elle ouvre ses portes le 20 septembre et accueille quelque 4 000 visiteurs. Le fiasco quantitatif est patent, mais des comités de lutte contre l’exposition sont nés à Marseille, Bordeaux, Toulouse, qui rassemblent quelques dizaines de militants communistes vietnamiens et français. De leur côté, la SFIO et la Ligue des droits de l’homme, sans se prononcer ouvertement contre l’Exposition, dénoncent les abus et les violences coloniales. Ces contestations, radicales ou réformistes, restent isolées mais écornent l’idée de consensus républicain. Quant au grand public, il est, d’une façon générale, difficile de percevoir ses réactions. Le fait que 33,5 millions de billets aient été vendus, que près de 8 millions de visiteurs différents, pour la moitié parisiens, pour 3 millions provinciaux, et pour 1 million étrangers, aient fréquenté les allées de Vincennes, suffit-il à dire que l’Exposition fut à l’origine d’une « mentalité impériale » ? Les 20 000 écoliers convoyés par des caravanes scolaires à l’été 1931 sont-ils devenus de fervents partisans de la colonisation ?
Le directeur de l’École coloniale Georges Hardy n’en est pas convaincu : « Avons-nous pris l’habitude de penser impérialement ? Assurément non. » Les rares sondages d’opinion disponibles permettent difficilement de conclure au rôle de l’Exposition dans l’adhésion à l’idée impériale. D’autant que la grande foire de Vincennes n’aura guère de prolongements. Restent les traces matérielles – la Cité nationale d’histoire de l’immigration installée dans les murs de l’ancien Musée des colonies, le parc zoologique rénové, les anciens pavillons du Togo et du Cameroun réaménagés pour devenir l’Institut international bouddhiste – et l’impact sur les représentations que les Français peuvent avoir d’eux-mêmes et des autres.
PASCALE BARTHÉLÉMY
Charles-Robert AGERON, « L’Exposition coloniale de 1931. Mythe républicain ou mythe impérial ? », in Pierre NORA (dir.), Les Lieux de mémoire, t. 1 : La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 561-591.
Claude BLANCKAERT, « Spectacles ethniques et culture de masse au temps des colonies », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 2, no 7, septembre 2002, p. 223-232.
Catherine HODEIR et Michel PIERRE, L’Exposition coloniale : 1931, Bruxelles, Complexe, 1991.
Benoît de L’ESTOILE, Le Goût des autres. De l’Exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007.
Claire ZALC et al., 1931. Les Étrangers au temps de l’Exposition coloniale, Paris, Gallimard, 2008.