48

Des Gaulois au Sénat de Rome


À l’automne 48, des notables issus des provinces de la Gaule « chevelue » réclament, avec l’appui de l’empereur Claude, le droit d’accéder au Sénat de Rome. Seuls les Éduens obtiennent alors gain de cause, mais cette négociation illustre l’intégration précoce des élites gauloises à l’Empire romain et à sa culture méditerranéenne.

Certains événements, rares, sont comme des traits de lumière dans l’obscurité : éclairés par plusieurs témoignages exceptionnels, ils donnent à voir, à travers des destins singuliers, des phénomènes historiques de grande portée. Et ce qui se trame à l’automne 48 au Sénat de Rome, en présence de l’empereur Tiberius Claudius Germanicus, plus communément nommé Claude (41-54 après J.-C.), compte parmi ces moments signifiants à la croisée de multiples enjeux.

Les faits sont bien établis grâce à deux textes qui entrent en profonde résonance. On doit le premier à l’historien latin Tacite (v. 58-v. 120 après J.-C.) qui, dans le livre XI des Annales, a brossé un récit détaillé du contexte historique de l’année 48 après J.-C. au cours de laquelle des notables des provinces d’Aquitaine, de Lyonnaise et de Belgique venus en délégation à Rome depuis Lyon réclamèrent pour eux le droit d’accéder et de siéger au Sénat, droit appelé en latin ius adipiscendorum in Vrbe honorum et qui leur était refusé alors même qu’ils bénéficiaient du statut de citoyens romains. Tacite décrit la venue de ces délégués, l’audience qui leur est accordée, le discours que Claude prononce en leur faveur, suivi d’une décision en demi-teinte de l’assemblée qui concède le droit aux honneurs aux seuls Éduens, grand peuple de Gaule lyonnaise qualifié de frères (fratres) en raison de l’ancienneté des liens qui les unissent aux Romains.

Le second texte, exceptionnel à plus d’un titre, fut mis au jour fortuitement en 1528 sur la colline de la Croix-Rousse à Lyon, là même où était érigé dans l’Antiquité le sanctuaire fédéral des Trois Gaules chargé de rendre un culte à Rome et aux empereurs. Il s’agit d’une inscription latine gravée avec soin sur une plaque de bronze doré pesant près de 220 kilogrammes ; fragmentaire, elle retranscrit la moitié environ du discours prononcé par Claude en faveur des Gaulois, celui-là même rapporté et réélaboré par Tacite. Cette inscription demeurée célèbre sous le nom de « table claudienne » avait été érigée près du sanctuaire dans un quartier où les anciens grands prêtres et leurs familles avaient pris l’habitude d’élever des statues et de construire des monuments à leur propre gloire. Bien que réécrit avant d’avoir été ainsi monumentalisé, ce discours qui retranscrit la parole vivante d’un empereur dans l’enceinte du Sénat demeure le seul du genre parvenu jusqu’à nous. Document patrimonial et source de fierté locale, les tables furent affichées à l’époque moderne dans l’Hôtel commun avant d’être exposées dans des musées lyonnais.

Mais revenons à l’affaire de 48 après J.-C. Celle-ci s’insère dans une chaîne d’événements dont le moment fondateur intervint un siècle plus tôt, en 52 avant J.-C., quand César annexa la Gaule après la capitulation de Vercingétorix à Alésia. Et pour qui cherche à comprendre les bouleversements intervenus entre ces deux bornes chronologiques, la notion de génération offre un bon outil d’analyse.

Les Gaulois pétitionnaires présents au Sénat sont des hommes mûrs, des notables à l’autorité affirmée dans leur cité, nés au tournant de notre ère. Petits-fils et arrière-petits-fils des combattants d’Alésia, ils sont les acteurs de la transformation de l’espace gaulois en un territoire romanisé juridiquement et culturellement, dont la manifestation la plus éclatante demeure la construction de villes et de monuments conçus dans des normes méditerranéennes et romaines – temples, forums, lieux de spectacles. D’autres éléments ne sont pas moins significatifs de ce marquage de l’espace par les dirigeants de Rome. Les villes nouvelles, créées ou refondées, prennent très souvent le nom du prince, ainsi Juliobona-Lillebonne, Caesarodunum-Tours, Augustodunum-Autun, etc. Quant aux membres des élites les plus fidèles, ils portent la même séquence onomastique – Caius Julius – tirée de la dénomination de César et d’Auguste avant 27 avant J.-C., accompagnée d’un surnom personnel, ces fameux tria nomina qui constituent l’indice d’un octroi personnel de la citoyenneté romaine en récompense de grands mérites. Ainsi, parmi de nombreux exemples, on peut citer le nom du prêtre éduen qui inaugura le sanctuaire des Trois Gaules : Caius Julius Vercondaridubnus. Quand Claude mènera à son tour une politique d’attribution individuelle ou collective de la citoyenneté, les provinces de l’Empire se couvriront d’individus appelés Tiberius Claudius. On ne soulignera jamais assez la force du lien de fidélité ainsi noué entre ces nouveaux citoyens et leur bienfaiteur.

Face à eux se tient l’empereur légitime héritier de la dynastie des Julio-Claudiens. Au pouvoir depuis sept années, acclamé par les prétoriens alors qu’il n’était pas destiné à revêtir la pourpre impériale puisque son propre neveu, Caligula, lui avait été préféré à la mort de Tibère en 37 après J.-C., Claude a engagé un vaste recensement en 47 après J.-C. qu’il a solennisé en réactivant la censure, cette vieille magistrature républicaine tombée en désuétude depuis Auguste. Ce geste s’explique par sa volonté de procéder à un inventaire du monde habité au moment où l’Empire venait d’être étendu à l’ouest en 43 après J.-C. avec la conquête de la Bretagne. Rappelons enfin que si Sénèque surnommait avec sarcasme Claude « le Gaulois », c’était en raison des liens personnels de ce dernier avec ces régions mais aussi parce qu’il était né à Lyon en 10 avant J.-C. au moment même où son père, Drusus, beau-fils d’Auguste et frère du futur empereur Tibère, y consacrait le sanctuaire des Trois Gaules. Il convient de ne pas se méprendre sur ce prince si souvent raillé par les auteurs anciens : Claude fut un administrateur avisé, digne de sa charge. On lui doit par exemple la création d’une administration centrale efficace et organisée en bureaux spécialisés. En outre, il fut durant sa vie un homme de culture doté d’une grande ouverture d’esprit : cela transparaît dans son discours au Sénat, quand il rappelle par une accumulation d’exemples édifiants que Rome demeure une cité ouverte car gouvernée depuis ses origines par des rois étrangers, sabins ou étrusques. Romulus n’avait-il pas témoigné d’une infinie sagesse en considérant le même jour ses adversaires comme des ennemis puis comme des citoyens ? En prenant ainsi la défense des pétitionnaires, Claude ne tient pas simplement son rôle d’empereur ou de premier parmi les sénateurs (princeps) ; il s’affirme avant tout comme le patron des Gaulois.

Reste maintenant à établir l’identité des sénateurs qui siégeaient alors à la curie. À cette date, les six cents patres sont majoritairement issus de familles italiennes naturalisées un siècle et demi plus tôt, les tumultes des guerres civiles ayant conduit à l’extinction des plus anciennes familles plébéiennes et patriciennes. Plusieurs d’entre eux sont également issus de groupes influents originaires des provinces les mieux intégrées comme la Bétique (sud de l’Espagne) ou la Narbonnaise (sud de la France). Principaux auxiliaires du prince dans le gouvernement de l’Empire, marqués par une conscience de classe aiguë, ils forment un milieu conservateur. En 48, afin de bloquer l’accès à de nouveaux venus susceptibles de menacer leurs intérêts, ils invoquèrent une peur ancestrale ancrée dans l’esprit des Romains, le fameux metus Gallicus (la crainte du Gaulois) qui remontait au souvenir du sac de Rome par les Celtes de Brennus en 390 avant J.-C.

Que retenir de cet événement qui se prête tout particulièrement à une réflexion sur les rapports mouvants entre l’espace identifié aujourd’hui comme français et ce qui se concevait en miroir comme monde il y a près de 2 000 ans ? On soulignera qu’il peut s’entendre de deux manières : d’abord au sens où des Gaulois se rendent au Sénat de Rome, puis avec l’idée qu’ils s’y rendent pour demander à entrer dans l’assemblée. Chemin faisant, derrière cette confrontation entre des provinciaux et des sénateurs amorcée par une pétition, se dévoilent d’une part les mécanismes complexes de l’intégration des hommes et des territoires qui composent l’Empire romain, et se révèle d’autre part en filigrane le fonctionnement même de cet édifice politique si singulier.

À travers cet exemple précis se mesure la force du droit et des liens personnels dans les mécanismes d’intégration dans l’Empire. Un siècle après la conquête, l’empereur s’appuie sur un réseau d’alliés fidèles, récompensés par la citoyenneté romaine qui leur donnait de multiples droits politiques et civils et asseyait leur prééminence dans leur cité. Au niveau supérieur, l’unité impériale était garantie par le culte commun rendu en l’honneur de Rome et des princes au sanctuaire des Trois Gaules de Lyon. Le 1er août de chaque année, les délégués des peuples gaulois élisaient un grand prêtre qui présidait à des cérémonies religieuses et à des jeux, mais qui était également chargé de transmettre au prince des décrets votés – pétitions, honneurs ou accusations portant sur la gestion des administrateurs impériaux. Par son statut d’interlocuteur privilégié avec le Sénat et le prince, l’assemblée jouait donc un rôle éminemment politique. Si sur le moment, en 48, la requête de la délégation semble n’avoir pas été entendue, à moyen terme la brèche ouverte entraîna l’intégration au Sénat de plusieurs notables gaulois, dont le plus célèbre est l’Aquitain Julius Vindex qui fut l’un des principaux acteurs de la révolte de 68 après J.-C. contre Néron.

Enfin, l’événement nous éclaire sur la spécificité irréductible des mécanismes de fonctionnement de l’Imperium romanum, souvent mal compris, alors même que fleurit aujourd’hui pour d’autres périodes le courant des études impériales. L’affaire de 48 montre que le gouvernement de cet empire reposait sur une « diplomatie intérieure », concept qui permet de caractériser l’originalité des relations entre les pouvoirs locaux et Rome, relations qui n’étaient ni de simples rapports de type administratif entre gouvernants et gouvernés, ni des relations diplomatiques et bilatérales au sens actuel du terme entre deux États souverains, les Anciens ignorant ces catégories modernes. Tantôt les décisions étaient appliquées d’en haut, tantôt elles découlaient d’un dialogue amorcé par des requêtes formulées par les provinciaux. Si l’historien d’aujourd’hui, souvent prisonnier du modèle de l’État-nation, peine à caractériser ce fonctionnement avec ses mots, c’est pourtant bien cet amalgame entre administration et diplomatie qui explique ce moment singulier au cours duquel, dans l’enceinte du Sénat, un empereur prit parti pour des Gaulois contre l’avis des sénateurs, et que les Éduens obtinrent seuls ce privilège au motif qu’ils portaient le titre de frères des Romains avant la conquête.

ANTONY HOSTEIN